Oeillères. Et si, à trop dire aux chercheurs où et quoi chercher sur fond de manque de financement, ces derniers avaient perdu l’initiative ? L’annonce prochaine du lancement d’un plan de “recherche à risque” — de son vrai nom « accélération de la recherche à risque » — révèle les paradoxes du système de financement en France. À croire que l’extension des appels à projets au détriment des dotations de base des laboratoires fait craindre aux gouvernants que les chercheurs aient précisément perdu ce « goût du risque » au profit de manip’ encadrées par des financements “fléchés”… au moment où la France entame un virage sur l’aile dans la recherche mondiale.
« Je ne sais pas ce qu’on entend précisément par « recherche à risque » »
Stéphanie Ruphy, philosophe des sciences
Jouer à Risk. Revenons au point de départ : la lettre de cadrage signée et envoyée en février dernier par le ministère de la Recherche — en la personne de Claire Giry — et Bruno Bonnell de France 2030, se donnait pour ambition de « détecter et accélérer des découvertes scientifiques inédites », à travers le financement de projets identifiés et remontés par les organismes de recherche (CNRS, Inria, Inrae, Inserm et CEA). Sylvie Retailleau avait pour la première fois évoqué publiquement ce plan dans une interview à la revue Nature en mars 2023 ; il s’agissait à l’époque d’un plan pour la recherche à « haut risque ». Voilà pour l’objectif premier. Ce n’est pas le seul.
Légo d’acronymes. L’autre but avoué de ce Plan est d’accompagner les changements institutionnels prônés par le rapport de Philippe Gillet rendu le 15 juin dernier [relire notre analyse sur le sujet]. Dans le Meccano prévu, les organismes de recherche sont en effet censés assumer un rôle « d’agence de programmation », dont le plan « recherche à risque » constitue une première pierre. Politiquement, les racines sont plus profondes, puisqu’Emmanuel Macron évoquait déjà la transformation des organismes (CNRS et consorts) en « agences de moyens » devant les présidents d’université le 13 janvier 2022 [nous l’analysions ensemble], à la veille de sa réélection. La ministre Sylvie Retailleau a prévu des annonces ad hoc en octobre. Nous y reviendrons.
« La recherche libre n’existe pas, elle est contrainte par les moyens et la compétition »
Patrick Cordier, physicien
Larousse. La recherche dite “à risque” bute tout d’abord sur sa définition. La lettre de cadrage met la barre très haut, évoquant « une stratégie économique globale pour renforcer la compétitivité nationale », qui « trouve sa source dans la recherche amont ». Tout en reconnaissant qu’ il est « difficile de la prévoir, de l’orienter et de la diriger a priori », il serait possible « de créer les conditions de son développement, et de la faire fructifier », précise la missive. « Je ne sais pas ce qu’on entend précisément par « recherche à risque », mais ce n’est certainement pas une recherche où vous devez annoncer où vous serez dans six mois, douze mois ou dix-huit mois », note la philosophe des sciences Stéphanie Ruphy – dont l’interview sera à lire ce vendredi en intégralité dans TMN. C’est tout le paradoxe d’un plan plus prescriptif qu’il n’en a l’air.
Sérendipité. Il faudrait donc laisser les scientifiques chercher “le nez au vent”… tout en répondant aux attentes de la société et en perfusant l’économie. Une discussion qui ne date évidemment pas d’hier. « Recherche dirigée, recherche libre ? » : l’intitulé de cette table ronde qui s’est tenue au Congrès des vice-présidents recherche à Nantes les 29 et 30 août dernier résume bien la difficulté à cadrer l’activité des chercheur·ses à la paillasse. « Il devient difficile de tracer son chemin d’un appel à projets à l’autre », posait d’emblée Annie-Claude Gaumont, vice-présidente chargée de la recherche à l’Université Caen-Normandie. Patrick Cordier, physicien à l’Université de Lille, était lui encore plus radical : « La recherche libre n’existe pas, elle est contrainte par les moyens et la compétition (…) on ne peut pas y échapper ». Soit.
« Des taux [de réussite aux appels à projets] inférieurs à 20% créent un fort conformisme »
Thierry Damerval, ANR
Corseté·es. Souvent critiquée, l’extension des financements par appels à projets aurait-il projeté les labos dans des ornières intellectuelles ? Thierry Damerval, PDG de l’ANR s’en défend, mettant en avant la notion de recherche “investigator driven”. « Il y a quelques années, nos taux de succès étaient tombés à moins de 10%, ce qui créait beaucoup de frustrations (…) À des taux inférieurs à 20%, cela crée un fort conformisme. Au-delà de 24% ou 25%, les choses changent [ils étaient de 24% en 2022, NDLR], espérait Thierry Damerval, PDG de l’Agence nationale de la recherche à Nantes : « Mettre en place des dispositifs incitant à la prise de risque permet d’être beaucoup moins conformiste », évoquant à demi-mot le Plan en question.
Entre deux chaises. La recherche est-elle coincée ? « Ce n’est pas le fait du prince. À côté de crédits structurels, la communauté doit être sollicitée sur de grands enjeux (…) pour préparer l’Europe dans dix, vingt ou trente ans depuis la recherche fondamentale jusqu’à la construction d’une nouvelle usine », rétorque François Germinet, directeur du pôle connaissance au SGPI/France 2030. Claire Giry, directrice générale de la recherche et de l’innovation au ministère de la Recherche, a plaidé à Nantes pour un équilibre en donnant quelques détails sur le Plan recherche à risque : « L’ANR finance la recherche de curiosité, France 2030 finance de la transformation, en confiant le pilotage et l’animation scientifique de certains domaines de recherche aux organismes ».
« C’est une culture [du risque] que nous n’avons plus dans les établissements et les organismes de recherche »
Claire Giry, DGRI
On joue comme on aime. Venons en au fait. Selon Claire Giry, « quand on veut une réponse rapide ou obtenir quelque chose, il faut aussi pouvoir se passer d’appels à projets pour cibler une action en la finançant directement (…) ; tout ne peut pas fonctionner par appel, notamment aller chercher au sein des labos des idées nouvelles, non encore formatées ni suffisamment mures pour l’ANR ». Un petit pas de côté, donc à titre expérimental, par rapport aux nouvelles habitudes de la recherche : « Nous avons demandé aux cinq grands organismes de recherche de détecter les projets prometteurs puis les financer “pour voir” ». Et de l’avouer tout de go : « C’est une culture que nous n’avons plus dans les établissements et les organismes de recherche », renvoyant à des annonces chiffrées dans les semaines à venir.
Étouffoir. Reste la principale question : comment faire pour remonter ces projets « risqués » ? Là est toute la question, reconnaît l’intéressée : « Nous avons posé la question aux différents organismes de recherche, il y a plusieurs options : l’évaluation scientifique, l‘organisation d’évènements, travailler en proximité… Il est demandé de le faire en dehors de leurs murs ». Ces derniers ont déjà dû, à l’heure où nous écrivons ces lignes, faire des propositions au ministère. Mais convoquer le talent et la créativité à une heure et un endroit donné est aussi prendre le risque de se faire poser un lapin.
« Aucun des Nature que nous avons publiés n’était prévu dans les proposals ERC »
Patrick Cordier, physicien
Et les sous. Sur le volet financier, la lettre de cadrage avance que les financements alloués aux projets « devraient se situer entre 50 000 euros et 3 millions d’euros par projet (exceptionnellement jusqu’à dix millions d’euros, si cela se justifie pour certains projets d’instrumentation par exemple) ». Si l’enveloppe totale n’est pas encore connue à ce jour, elle ne devrait pas renverser la vapeur à coups de milliards. De quoi réinventer le laser ou le transistor, comme l’espère le ministère et France 2030 ? « Pour tous les “proposals” ERC que j’ai fait, les racines remontaient à cinq ou dix ans (…) et aucun des Nature que nous avons publiés n’était prévu dans ces proposals (…) Je n’avais pas à rendre compte à des vétilleux sur des points de détails (…) C’est un message que personne n’aime entendre », rappelait Patrick Cordier à Nantes. Alors le plan “à risque” sera-t-il payant ? Nous le saurons en 2033, que cela plaise ou non.