Quels bénéfices pour la France d’accueillir de chercheurs en danger ?
Ayant subi des menaces, voire des persécutions, ils sont les premiers défenseurs des libertés, académique et au-delà, et renforcent nos démocraties. Ces scientifiques représentent également des acteurs essentiels pour l’innovation. Lors du Forum européen organisé le 7 mai dernier au Collège de France (voir encadré), l’économiste Philippe Aghion a très bien montré, chiffres à l’appui, à quel point l’accueil des chercheurs étrangers favorise l’innovation. Leur motivation et leur engagement sont souvent impressionnants : publier plusieurs articles en une année après un parcours traumatisant force le respect. Ils apportent des compétences nouvelles et, d’après les retours des laboratoires d’accueil, viennent compléter les expertises existantes, apporter un autre regard et enrichir les équipes.
« Nous avions la chance de pouvoir financer toutes les demandes qui le nécessitaient […] Ce n’est plus le cas aujourd’hui »
Laura Lohéac
De quels pays viennent les chercheurs accueillis au sein du programme PAUSE ?
Le profil et la nationalité des lauréats du programme ont beaucoup évolué en fonction de la situation géopolitique mondiale. PAUSE a été créé en 2017 dans le contexte de la guerre en Syrie. Ainsi, durant les deux premières années, près de 80% des lauréats étaient originaires de Syrie, mais aussi de Turquie à la suite des purges massives contre les universitaires. La plupart des participants au mouvement Academics for Peace qui appelait le gouvernement turc à cesser l’offensive contre les Kurdes et à respecter les droits humains ont été limogés, poursuivis, arrêtés… Ce qui a occasionné un afflux massif de chercheurs. Pinar Selek, qui avait dû fuir le pays pour d’autres raisons, a fait partie de la toute première promotion [relire notre interview, NDLR]. À partir de 2019, le programme s’est progressivement élargi aux pays du Moyen-Orient (Iran, Irak, Yémen), de l’Afrique sub-saharienne ou d’Amérique du Sud, notamment du Vénézuela, puis 2021 a été marquée par l’arrivée de scientifiques et artistes en provenance d’Afghanistan. Depuis 2022, PAUSE a accueilli environ 200 Ukrainiens et Ukrainiennes – surtout des femmes car les hommes étaient mobilisés [ou ne voulaient pas partir, relire notre interview d’Igor Kadenko, NDLR], ainsi qu’une centaine de chercheurs russes s’opposant au régime [nous avions interviewé l’un d’entre eux : Alexander Bikbov, NDLR]. Cette dernière année, nous avons évidemment reçu beaucoup de candidatures de scientifiques palestiniens, que nous avons traitées en procédure d’urgence, sans attendre les sessions de candidatures qui ont lieu trois fois par an.
« Depuis janvier 2017, PAUSE a accueilli plus de 600 chercheurs et 100 artistes »
Laura Lohéac
Des chercheurs palestiniens ont-ils d’ores et déjà été accueillis en France ?
Seuls ceux qui avaient pu partir avant le mois de mai et la fermeture totale de la bande de Gaza ont pu rejoindre la France. Depuis le début de l’année 2025, dix-sept lauréats et leurs familles ont pu arriver fin avril suite à l’évacuation organisée par le ministère de l’Europe et des Affaires étrangères. Treize scientifiques et artistes sont toujours bloqués à Gaza et nous venons d’apprendre le décès de l’un d’entre eux, l’architecte Ahmed Shameia, sous les bombardements. Cette nouvelle est tragique et c’est la première fois que cela se produit dans le cadre de notre programme. Nous espérons une évacuation prochaine pour les autres [France Universités a également communiqué en ce sens, NDLR]. Chaque jour qui passe amplifie les risques.
Depuis les débuts du programme, combien de chercheurs en ont bénéficié ?
Depuis janvier 2017, PAUSE a accueilli plus de 600 chercheurs et 100 artistes, auxquels s’ajouteront en juin les lauréats de la session en cours. Cependant, suite aux diminutions de nos budgets, seule la moitié des candidatures reçues pourront être retenues, alors même que la plupart sont dans une situation critique. De plus, nous ne sommes malheureusement désormais plus en mesure d’instruire de nouvelles candidatures dans le cadre de procédure d’urgence, malgré de nombreuses demandes, notamment de Palestiniens – plusieurs par jour – et de Syriens alaouites – plusieurs par semaine – depuis les massacres de mars dernier.
« Nous lançons donc un appel auprès des ministères et des instances du programme pour augmenter nos dotations »
Laura Lohéac
Comment évaluez-vous le danger et l’urgence de la situation ?
Les candidats doivent exposer leur situation par écrit et éventuellement joindre des pièces justificatives. Le comité d’évaluation comprend des évaluateurs par disciplines et nous faisons également appel à des experts de la zone en question pour mettre en perspective les différents témoignages. Le ministère de l’Europe et des Affaires étrangères et celui de l’Intérieur, qui participent au comité de direction, font également des vérifications de leurs côtés. Il est rare qu’ils aient des réserves sur les candidatures.
Vous-même ne venez pas du monde académique mais des relations internationales…
Après l’École normale supérieure, j’ai en effet bifurqué pour travailler dans plusieurs ministères et fin 2016, j’ai rencontré la personne qui a poussé l’idée de lancer un programme d’accueil pour les chercheurs en danger en France : Pascale Laborier, professeure de science politique à l’Université Paris-Nanterre et à l’époque conseillère sciences humaines et sociales de Thierry Mandon [lui-même secrétaire d’État chargé de l’Enseignement supérieur et de la Recherche sous la présidence de François Hollande, NDLR]. J’ai intégré son cabinet avec pour mission de mettre en place le programme. Depuis 2015 et l’électrochoc généré par l’assassinat du directeur du département des Antiquités du musée de Palmyre en Syrie, Khaled Assaad, la communauté scientifique était fortement mobilisée, notamment le Collège de France, sous l’impulsion de son Administrateur, Alain Prochiantz, et d’un certain nombre de professeurs. Le Collège de France a ainsi été identifié pour devenir porteur du programme. Je suis arrivée avec la conviction qu’il fallait en faire un programme national et intégrer les différents ministères dans sa gouvernance, y compris pour faciliter l’accueil et les démarches administratives relatives aux visas et aux titres de séjour.
« Les chercheurs américains concentrent en ce moment l’attention. Mais il ne faut pas oublier les autres »
Laura Lohéac
D’où le programme PAUSE tire ses financements ?
Du ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, qui était le premier et reste aujourd’hui le principal bailleur. Se sont ajoutés les ministères de l’Europe et des Affaires étrangères et de la Culture à moindre niveau et le CNRS qui finance un poste. Durant les premières années, la moitié de notre budget venait également d’un financement européen, puis nous avons bénéficié de fonds exceptionnels dans le contexte de la guerre en Ukraine, qui se sont arrêtés depuis en dépit de l’augmentation constante des besoins. Nous lançons donc un appel auprès des ministères et des instances du programme pour augmenter nos dotations mais cherchons également à diversifier nos ressources auprès du secteur privé, notamment de nos partenaires (Fondations L’Oréal, Bettencourt-Schueller, Fondation de France, Fondation des neurosciences de Paris) et à développer de nouveaux partenariats. Notre budget actuel est de l’ordre de 3,5 millions d’euros alors que nous estimons nos besoins à 7 millions d’euros.
Emmanuel Macron a pourtant annoncé le déblocage de 100 millions d’euros pour l’accueil de chercheurs dans le cadre de « Choose France » et « Choose Europe for Science » – relire notre analyse. Allez-vous en bénéficier ?
Nous avons relayé notre besoin d’un soutien financier auprès de l’Élysée – le Président de la République a du reste cité PAUSE dans son discours de la Sorbonne, assurant le programme du soutien de l’État. Accueillir des chercheurs entravés dans leur liberté académique est évidemment important et les chercheurs américains concentrent en ce moment l’attention. Mais il ne faut pas oublier les autres, ceux qui sont en danger imminent, et qui sont tout aussi excellents. On a parfois tendance à voir PAUSE comme un programme humanitaire. Certes, cette dimension existe mais les chercheurs sont évalués scientifiquement par un comité d’experts. Je ne peux à l’heure actuelle qu’espérer un soutien financier immédiat pour répondre à l’urgence mais qui s’inscrive également dans la durée ; de nouveaux conflits apparaissent malheureusement chaque année dans le monde et les demandes s’accumulent.
« Je ne peux […] qu’espérer un soutien financier immédiat pour répondre à l’urgence »
Laura Lohéac
Combien de temps les lauréats du programme PAUSE sont-ils financés ?
Un an renouvelable une fois, deux fois pour les doctorants. D’expérience, une deuxième année est nécessaire pour stabiliser les personnes accueillies. Mais il nous faut pour cela être en capacité de les financer. Jusqu’à présent, nous avions la chance de pouvoir financer toutes les demandes qui le nécessitaient. Ce n’est plus le cas aujourd’hui : pour la session en cours, nous n’allons pouvoir financer qu’environ la moitié des 60 candidatures, dont des demandes de renouvellement. Comment arbitrer entre des personnes en danger imminent et des personnes qu’on a fait venir en France ? Comment prioriser les menaces ? La question va se poser concrètement pour la première fois.
Que sont devenus les lauréats des années précédentes ?
Le programme PAUSE a été créé dans l’esprit d’offrir un espace de refuge aux scientifiques contraints à l’exil pour quelques années et de leur permettre ensuite, s’ils le souhaitaient, un retour dans le pays d’origine. Mais ce dernier n’est pas toujours possible. La majorité reste en France et réussissent à s’insérer. Beaucoup de scientifiques accueillis avaient déjà des relations avec la France : ils y avaient fait leurs études, développé des collaborations et réactivent leur réseau lorsqu’ils sont contraints de quitter leur pays. Après PAUSE, entre 60 et 70% ont trouvé un contrat ou un relais de financement, par exemple sur un projet de recherche – malheureusement précaire comme souvent dans la recherche académique. Toutefois, plus d’une dizaine ont pu obtenir un poste permanent, ce qui est d’autant plus difficile lorsqu’on a une carrière heurtée comme certains de nos lauréats. D’autres se tournent vers le secteur privé, comme beaucoup de chercheurs français. Nous proposons des ateliers et des formations à ce sujet, notamment avec l’Association Bernard Gregory. Quelques-uns sont partis ailleurs, en Allemagne ou aux États-Unis – une lauréate a même obtenu un poste à l’Université Cornell, ce qui a été une grande satisfaction pour nous. Enfin, quelques chercheurs sont retournés dans leur pays d’origine. C’est notamment le cas d’un chercheur irakien accueilli à Paris 8 qui est reparti à Mossoul pour aider à la reconstruction de son pays mais aussi de certains chercheurs originaires de Turquie ou d’Ukraine.
« PAUSE est aujourd’hui représenté dans toutes les disciplines, avec une diversité de sujets incroyable. C’est une grande richesse »
Laura Lohéac
Les sciences humaines et sociales sont-elles plus en danger que les autres ?
Elles sont certainement plus exposées et clairement majoritaires au sein de PAUSE – elles représentent un peu plus de 55% des chercheurs lauréats. Mais les sciences exactes, a priori moins discriminées, en représentent une part importante : ce sont des chercheurs qui viennent de zone de guerre ou qui ont pris position contre le régime de leur pays – par exemple des chercheurs russes. Avec les presque 700 lauréats de toutes les promotions, PAUSE est aujourd’hui représenté dans toutes les disciplines, avec une diversité de sujets incroyable. C’est une grande richesse.
L’Europe, un espace de refuge ?
Si PAUSE vise à accueillir sur le territoire français les scientifiques – et depuis 2021 les artistes – internationaux et en danger dans leur pays d’origine, deux autres programmes similaires existent en Europe : la Philipp Schwartz Initiative en Allemagne depuis 2015, ainsi que la plus ancienne Council for At-Risk Academics (CARA) au Royaume-Uni depuis 1933. Les États-Unis possèdent également des programmes d’accueil, le Scholar Rescue Fund et le Scholars at risk, avec des bureaux sur le vieux continent. À l’échelle européenne, les programmes se coordonnent – ils étaient notamment réunis à Paris le 7 mai – et ont monté le projet pilote SAFE doté de 60 bourses pour des chercheurs en danger. Avec pour Laura Lohéac l’espoir qu’il prenne plus d’importance : « Nous avons l’ambition de faire de l’Europe un espace de refuge pour les chercheurs. »