Quand Mario Draghi, ancien premier ministre italien et ancien président de la banque centrale européenne, parle, l’Europe écoute. Alors quand “son” rapport sur la compétitivité européenne est paru le 09 septembre dernier — suite à une commande de la présidente de la commission européenne Ursula Von Der Leyen en 2023 —, il a été dûment épluché par tous les argentiers, les prospectivistes et les politiques du vieux continent. Car, si le constat établi par “super Mario”, son surnom officiel en hommage au plombier italien de Nintendo, est largement partagé, ses préconisations, égrenées tout au long des 70 pages de son rapport, font évidemment débat. Innovation, recherche et, dans une moindre mesure, enseignement supérieur y tiennent une place centrale pour le “réarmement technologique” que prône le politicien italien. L’objectif ? Que l’Europe reprenne sa place dans la compétition mondiale, actuellement menée de la tête et des épaules par les États-Unis et la Chine. Ce qui peut se résumer en une phrase, issue du rapport : « La majorité des savoirs produits par les scientifiques européens n’est pas exploitée commercialement ». Contre tous les vents historiques, le rapport Draghi se propose rien moins que d’inverser cette tendance.
« Les Européens sont allergiques au risque »
Dietmar Harhoff
Dette et dettes. L’intéressé avait dévoilé trois mois avant ses intentions : « Dans les domaines où l’investissement public a un effet multiplicateur important, comme les dépenses liées aux réseaux électriques, à la recherche et à l’innovation, l’émission d’une dette publique plus importante est susceptible de s’autofinancer », avait-il déclaré au monastère de San Jeronimo de Yuste le 14 juin 2024, à l’occasion de la remise du Prix européen Charles Quint. Venons-en au fait : les propositions de Mario Draghi, tout particulièrement en ce qui concerne l’innovation et la recherche, ramenée pour l’occasion à son utilité première pour les politiques, à savoir sa capacité à fournir des brevets ou des start-up génératrices d’emploi et de croissance. En cela, le rapport ne s’éloigne pas d’un iota de la doxa majoritaire d’une science “market oriented”, capable de nourrir les besoins en innovation des marchés, voire d’en créer si disruption il y a.
On double ? “Super Mario” propose de doubler le budget européen de la recherche, pour arriver à 200 milliards d’euros durant les sept prochaines années. La proposition est d’ores et déjà sur la table au sein des institutions européennes : dès sa prise de fonction (relire notre analyse) le 21 septembre dernier, l’actuel ministre de la Recherche français avait justement plaidé pour un doublement des budgets européens de recherche. Et le 8 novembre dernier, lors de son premier déplacement à l’étranger, à Berlin au « Falling Walls Science Summit », Patrick Hetzel s’est fait le héraut d’un « fonds européen de recherche et de compétitivité ». Au moment où la France s’enfonce dans les déficits, cette mélodie du bonheur d’une dette vertueuse doit résonner aux oreilles de l’actuel ministre de la Recherche, dont le budget national sera en 2025 contraint, trop contraint, par les dérapages budgétaires. Mais en Europe comme ailleurs, il y a loin de la coupe aux lèvres.
« Rien n’est possible sans recherche fondamentale bien financée, bien gouvernée et un écosystème adéquat »
Philippe Aghion
Phd Superstars. Selon Mario Draghi, l’actuel programme Horizon Europe — doté de 100 milliards d’euros pour financer notamment les actions Marie Skłodowska-Curie ou l’ERC… — souffre d’un « trop grand éclatement » et d’une complexité bureaucratique qu’il faudrait résoudre pour le rendre plus efficient. Il propose donc une réforme à la fois de l’European Research Council (ERC), bien connu des chercheurs pour le montant à six zéros de ses appels à projets, et de l’European Innovation Council (EIC), son pendant dans l’innovation. Le premier pourrait être non seulement dévolu aux chercheurs mais également ouvert aux établissements. L’EIC serait transformé en une agence “ARPA like”, du nom des organismes étatsuniens chargés de porter ces innovations “de rupture”, dotés de 6 milliards de dollars. À titre de comparaison, le budget de la filière “Pathfinder” de l’EIC est de… 256 millions en 2024, en baisse par rapport à 2023. Cette EIC “next gen” financerait des projets de recherche à haut risque avec de potentielles technologies de rupture à la clef. Last but not least, le rapport propose d’« attirer et retenir les meilleurs universitaires [academic scholars en VO] en les embauchant comme fonctionnaires européens [european officials] » via un système de chaire, créant ainsi une nouvelle élite de « chercheurs de classe mondiale ». Voilà qui n’a pas manqué de faire réagir les universités, notamment dans cet article de nos confrères de Science | Business, ces dernières n’adhérant pas à la théorie de l’homme seul pour faire avancer la recherche.
Soft power. Mais, reconnaissons-le, la personnalité et le carnet d’adresses de Mario Draghi ont le mérite de secouer les esprits, y compris à la tête des États : « Aujourd’hui on doit innover “à la frontière” et adapter nos institutions aux innovations de rupture », analysait l’influent économiste français Philippe Aghion, spécialiste de l’économie de la croissance, lors d’un colloque au Collège de France le 13 novembre dernier réunissant rien moins que Mario Draghi et le président de la République Emmanuel Macron. Et ce, afin de rattraper le train de l’Intelligence artificielle (IA), faute d’avoir pu monter dans celui des technologies de l’information, parti depuis 20 ans de l’autre côté de l’Atlantique. Car en deux décennies, le top 5 des plus gros dépositaires de brevets américains (Microsoft, Apple, Google, IBM et Qualcomm) a effectué sa mutation numérique et inondé le marché mondial de leurs brevets pendant que le top 5 des entreprises européennes déposant des brevets lui n’a pratiquement pas évolué dans le même temps : Bosch, Ericsson, Philips, BASF, Bayer.
« Le mot “nature” ne figure pas dans le rapport »
Humberto Delgado Rosa
Un Sioux est un sou. Mais, continue Philippe Aghion, c’est « impossible sans recherche fondamentale bien financée, bien gouvernée et un écosystème adéquat (…) Or on n’a rien qui s’approche de la Darpa [Agence pour les projets de recherche avancée de défense, NDLR] en Europe ». « Les Européens sont allergiques au risque », notait lors de cette même conférence l’économiste Antonin Bergeaud, professeur assistant au département d’économie d’HEC Paris, qui a néanmoins tressé des couronnes au programme Labex (laboratoire d’excellence), une réussite à la française qui a fait l’objet d’une de ses publications. Les Allemands, représentés le 13 novembre par Dietmar Harhoff, directeur au Max Planck Institute pour l’innovation et la compétition, avaient eux aussi un exemple à mettre en avant : l’agence SPRIN-D. Pensée dès 2016 mais officiellement lancée en 2020, elle est dotée d’un milliard d’euros sur dix ans pour développer de nouveaux antiviraux, travailler sur la valeur du carbone, le stockage d’énergie à long terme ou le composite learning, entre autres. Dietmar Harhoff en a vanté les mérites : « 45 jours en moyenne entre la demande et le versement de l’argent, un taux de sélection de 15 à 20% environ, avec près d’un million à la clef, c’est très différent de la logique habituelle ». À noter que la France a inauguré en 2024 un appel à projets baptisé « Recherches à risques » aux montants similaires mais cogéré par les organismes de recherche, dont les premiers lauréats issus de l’Inserm ou du CNRS sont aujourd’hui connus (relire notre analyse sur le sujet).
Un grand “oui mais”… Jugé « remarquable » par beaucoup, le rapport s’est tout de même attiré certaines critiques : « Mario Draghi envisage (…) des investissements proprement publics, par exemple dans la recherche et l’enseignement supérieur mais d’une façon trop élitiste et restrictive. Il propose ainsi que le Conseil européen de la recherche [ERC, NDLR] finance directement les universités (…), ce qui serait une excellente chose. Malheureusement, le rapport propose de se concentrer uniquement sur quelques pôles d’excellence des grandes métropoles », regrettait ainsi Thomas Piketty dans sa chronique au Monde aux lendemains de la remise dudit rapport. Ce plaidoyer pour de la “bonne” dette, notamment en investissant dans l’Enseignement supérieur et la recherche, un économiste comme Xavier Jaravel le préconise également (nous l’avons interviewé), lui qui vient de rejoindre un Comité scientifique de prévisions des finances publiques lancé par Antoine Armand, ministre de l’Économie et Laurent Saint-Martin, chargé du Budget, le 14 novembre dernier. Autre critique aussi peu voilée, celle de Humberto Delgado Rosa, chef de la direction biodiversité de la Commission européenne : « Le mot “nature” n’y figure pas. De mon point de vue, c’est une approche basée sur le compromis », a-t-il relevé au sujet du rapport Draghi sur la compétitivité en Europe, le 19 septembre, lors d’un événement du WWF, rapportent nos confrères de Contexte.
« Ce sera une politique du meilleur athlète, que ce soit en quantique, en IA ou en cybersécurité… »
Emmanuel Macron
Au pied du mur. Un rapport que le Président de la République s’est bien approprié, notamment sur le terrain de la compétitivité : « Il n’y aura pas 27 champions avec des retours géographiques dans chaque pays. Ce sera une politique du meilleur athlète, que ce soit en quantique, en IA ou en cybersécurité… Si ce champion est en Pologne, tant pis pour la France. Il faut adapter nos gouvernances et nos choix politiques profonds à cette réalité », assumait le Président de la République Emmanuel Macron au Collège de France le 13 novembre dernier, dans la table ronde commune avec Mario Draghi au Collège de France. Le “PR”, arrivé en avance — son agenda ne semble pas des plus chargés en ce moment — et reparti à l’heure, aura joué la parfaite harmonie avec Mario Draghi sur son constat. Néanmoins, affaibli politiquement dans une Union européenne morcelée sur le sujet, il s’est pourtant bien gardé de toute promesse quant à sa faisabilité, récitant son BA-Ba quant à la recherche en France : « Nous avons réinvesti ces dernières années mais c’était un rattrapage [il évoque ici la loi de programmation de la recherche, qui ne sera selon toutes probabilités pas respectée cette année, NDLR], nous n’en sommes pas au bout. Rien n’est possible sans recherche fondamentale, une des bases indispensables pour avoir le reste avec des règles d’indépendance que nous devons préserver ». L’Europe arrivera-t-elle à résoudre les atermoiements hexagonaux ?