Un rat de laboratoire au bord de la noyade, une souris qui se déplace avec un capteur laser sur le crâne, des primates enfermés dans une cage trop petite et sale, l’air triste… Voici le genre d’images que diffusent régulièrement les associations de défense des animaux telle que One Voice, accusant la recherche de maltraitance. Des images tantôt tirées de publications scientifiques, tantôt subtilisées dans les labos par des militants se faisant embaucher comme stagiaire – une méthode notamment utilisée par L214 pour médiatiser la face cachée des abattoirs. Aujourd’hui, cette stratégie de communication a évolué : aux images choc sont venues s’ajouter des copies de documents administratifs issus des laboratoires. Moins impressionnants au premier abord, ils décrivent plus formellement ce que les militants considèrent comme une horreur absolue : l’utilisation à des fins de recherche de près de deux millions d’animaux chaque année en France.
« [Ces] procédures lourdes qui peuvent entraver la recherche (…) sans participer à l’amélioration de la protection des animaux »
Académie des sciences
Garde-corps. Chercheuse en neuroscience utilisant un modèle animal – des souris –, Judith* est exaspérée : l’un de ses dossiers de demande d’autorisation de projet (DAP) vient de revenir après plusieurs semaines, avec une énième demande de précision. Au fil des 15 pages de son dossier – d’autres en font près de 50 – elle doit détailler et justifier de son recours à des animaux : espèce, quantité, protocole, niveau de douleur… Un comité d’éthique met ensuite en balance les bénéfices attendus de son projet avec les risques qu’il implique pour les animaux. Malgré ses années d’expérience, ses réponses ne conviennent pas toujours au comité, censé émettre un avis avant de transmettre au ministère, qui délivre ou non l’autorisation. Si beaucoup de chercheurs considèrent cette procédure comme un contrôle indispensable et une source d’amélioration potentielle, celle-ci apparaît comme un énième obstacle aux yeux de Judith ; elle a clairement l’impression qu’on veut la décourager de mener ses recherches avec des animaux.
Urgent d’attendre. Un rapport publié en mars 2025 par les Académies des sciences, de médecine, de pharmacie et vétérinaire livre un éclairage plus global. En 2023, les 89 comités d’éthique en expérimentation animale (CEEA) répartis sur toute la France ont évalué près de 3000 demandes, dont plus de neuf sur dix ont reçu un avis favorable. Mais les allers-retours ainsi que les difficultés de compréhension entre les CEEA et les chercheurs font exploser les délais fixés par la réglementation : dans deux cas sur cinq, plus de huit semaines. Les Académiciens alertent sur « des procédures lourdes qui peuvent entraver la recherche (…) sans participer à l’amélioration de la protection des animaux ». Parmi leurs recommandations : simplifier les demandes d’autorisation en évitant les redondances mais aussi harmoniser les procédures à l’aide d’un outil informatique national.
« Le bien-être des animaux est à la fois une obligation morale, mais aussi une condition nécessaire pour obtenir des résultats de qualité »
Vincent Villette, chercheur au CNRS
Portes ouvertes. Des procédures lourdes pour les chercheurs… et très opaques pour le grand public. C’est ce dernier point que dénonce notamment Transcience, une association créée en 2020 qui milite pour l’accès aux documents liés à l’expérimentation animale. Une démarche qui se termine régulièrement devant les tribunaux lorsque l’administration refuse de communiquer les documents demandés, malgré les avis favorables de la Commission d’accès aux documents administratifs (la Cada pour les intimes). Dès 2021, Transcience requiert ainsi auprès du ministère de la Recherche l’accès aux procès-verbaux de réunion d’organes consultatifs au niveau national, notamment du Comité national d’éthique en expérimentation animale (CNREEA) qui encadre le fonctionnement des CEEA (voir leurs avis). Idem plus récemment pour les agréments des CEEA, rendus obligatoires depuis 2013. Mais surprise : ces documents ne peuvent être communiqués pour la simple raison qu’ils n’existent pas. Les agrémentations n’ont apparemment pas été effectuées par le ministère – ce dernier n’a malheureusement pas pu nous répondre dans les délais impartis.
Imbroglio. « Cela revient à dire que depuis 2013 les comités d’éthique émettant les avis sur lesquels se base le ministère pour délivrer les autorisations n’étaient pas des autorités compétentes au sens de la réglementation », analyse Muriel Obriet, présidente de Transcience et experte en droit de l’expérimentation animale. Tous les projets autorisés depuis 2013 étaient-ils de facto illégaux ? L’association décide en 2022 d’attaquer en justice les décisions concernant dix projets sélectionnés sur les près de 20 000 ayant été autorisés durant les neuf dernières années. L’affaire avait fait l’objet d’un article en mars 2024 dans le Monde : le tribunal administratif de Paris donne raison à Transcience et juge les autorisations illégales. Suite à l’appel du ministère, la décision est confirmée en appel six mois plus tard. Quid des projets de recherche en cours ? « Les projets ont a priori dû être suspendus au moins le temps qu’une nouvelle autorisation soit délivrée mais nous n’avons aucun moyen de le savoir », regrette Muriel Obriet.
« Les documents relatifs aux centrales nucléaires ou aux abattoirs sont plus transparents qu’en expérimentation animale »
Pauline Türk, chercheuse en droit
Triplicata. Dès le début de l’année 2022, le ministère semble avoir entrepris de régulariser la situation : un peu plus de 80 comités sont agréés par décret en quelques mois. Estimant la procédure très rapide, Transcience demande la communication de plus de 30 dossiers d’agrément, ce à quoi le ministère finit par consentir après un énième recours devant le tribunal administratif. « Les dossiers étaient très hétérogènes, certains documents manquaient, d’autres n’étaient pas conformes », affirme Muriel Obriet. En 2024, l’association dépose une nouvelle requête pour obtenir l’abrogation de ces agréments, une procédure toujours en cours. En parallèle, d’autres associations militant clairement contre l’expérimentation animale comme One Voice entreprennent des démarches similaires. Sont requises des demandes d’autorisation constituées par les chercheurs, des rapports d’inspections vétérinaires… À chaque nouvelle procédure, les tribunaux administratifs leur donnent raison, comme le montrent les nombreux jugements ainsi que l’analyse d’une juriste : les documents doivent leur être intégralement communiqués en masquant uniquement les noms des personnes physiques ainsi que les adresses précises.
O tempora, o mores. Toujours plus de transparence, mais pour quoi faire ? Pour Pauline Türk, professeur de droit à l’Université Côte d’Azur, il s’agit d’abord une obligation légale : l’expérimentation animale ne peut s’y soustraire. « Les documents relatifs aux centrales nucléaires ou aux abattoirs sont plus transparents qu’en expérimentation animale où l’on observe une forte résistance, observe-t-elle. Une résistance en partie compréhensible. » La peur que ces informations soient mal interprétées, voire livrées à la vindicte populaire est devenue littéralement viscérale (voir notamment la vive réaction des Académies en janvier 2025). Elles alimentent en effet parfois la mobilisation des associations, comme cette manifestation il y a quelques jours à Rousset (Bouches-du-Rhône) contre un centre du CNRS utilisant des macaques. Mais y a-t-il des raisons de craindre des attaques ? Non, répond Transcience dans une lettre ouverte. Personne ne semble capable de nous citer de récentes actions violentes sur le sol français, renvoyant alors au passé beaucoup plus radical des militants antispécistes en Grande-Bretagne et aux États-Unis. Émergeant dans les années 1970, le Front de libération des animaux aurait incendié des laboratoires et envoyé des lettres piégées à des scientifiques, provoquant le classement comme terroriste de l’organisation dans les années 2000.
« Comment faire avancer le débat si l’on ne peut pas se référer à des données bien sourcées et facilement consultables ? »
Nicolas Marty, à l’origine de l’Observatoire de l’expérimentation animale
Sincérité en question. « Le fait de cacher des documents tels que les rapports d’inspection peut laisser penser qu’il y a non-conformité », analyse la juriste Pauline Türk, à l’origine de propositions publiées par l’Observatoire de l’éthique publique en 2022. Et il semble y avoir encore des progrès à faire : un établissement sur cinq était jugé non conforme d’après les inspections réalisées en 2019 par le ministère de l’Agriculture. Une porte ouverte sur la cuisine interne des labos pourrait-elle alors rassurer le grand public ? La transparence est devenue le crédo du Gircor, l’association représentant les acteurs publics (CNRS, Inserm…) et privés (Bayer ou Sanofi) de la recherche animale. En 2021, une charte de transparence a été mise en place et un rapport est publié chaque année. Celui de 2023 met notamment en évidence l’ouverture des portes d’un centre élevant des primates aux équipes d’Envoyé spécial. Des actions dénoncées par les “anti” comme de la communication bien huilée de la part du “lobby” de l’expérimentation animale… D’autres, plus mesurés, regrettent que seuls les centres exemplaires soient montrés aux journalistes.
Mal nécessaire. Au niveau individuel, les chercheurs que nous avons interrogés l’assurent : les animaux de laboratoire sont suivis au cordeau – la réglementation française est très stricte – et pas que pour des raisons légales. « Le bien-être des animaux est à la fois une obligation morale et une condition nécessaire pour obtenir des résultats de qualité », assure Vincent Villette. Chercheur au CNRS, il étudie les mécanismes neuronaux, notamment durant le mouvement, en observant des souris dans son laboratoire. Il assure « assumer naturellement » faire de l’expérimentation animale, cependant la communication institutionnelle reste discrète sur ce point comme en atteste la vidéo réalisée pour sa médaille de bronze qui ne mentionne ni ne montre d’animaux. Une difficulté à aborder le sujet qui contribue à ce que certains nomment la fatigue compassionnelle, nous vous en parlions. Et face aux exigences de transparence, certains s’interrogent : « Mais que veulent ces associations au final ? » Avec la crainte qu’on leur interdise un jour de mener leurs recherches.
« De gros progrès ont été réalisés, ainsi qu’une prise de conscience des institutions »
Pauline Türk
Débat public. « Dans les demandes d’autorisation, les chercheurs assurent tous que leur projet va permettre une avancée scientifique majeure ! Mais qu’en est-il en réalité ? », interroge Muriel Obriet pour motiver la communication, demandée par Transcience, des appréciations rétrospectives rédigées par les scientifiques en fin de projet. L’objectif plus global ? « Éclairer le public et les politiques ». Même son de cloche du côté de Nicolas Marty qui suit également de près la réglementation sur l’expérimentation animale : « Comment faire avancer le débat si l’on ne peut pas se référer à des données bien sourcées et facilement consultables ? » Cet ancien de chez One Voice vient de lancer l’Observatoire de l’expérimentation animale qui recense, analyse et facilite la recherche d’information parmi tous les documents disponibles. Parmi eux, les statistiques nationales publiées chaque année par le ministère de la Recherche et les résumés non techniques – une description vulgarisée des projets – qui sont par ailleurs disponibles sur une plateforme européenne après anonymisation. Reste encore, de l’avis de Nicolas Marty, « une énorme zone d’opacité. »
Équilibrisme. Pour la juriste Pauline Türk, « de gros progrès ont été réalisés, ainsi qu’une prise de conscience des institutions, qui n’aurait certainement pas eu lieu sans le travail des associations. » À encourager selon elle, cette longue marche vers la transparence emprunte donc une ligne de crête. Rendra-t-elle possible un meilleur dialogue entre les associations et les chercheurs ayant recours à l’expérimentation animale ? Permettra-t-elle à terme de garantir à la fois le respect du bien-être animal et la conduite de recherches indispensables à la société ? L’avenir nous le dira.
* Le prénom a été changé.
Une offensive politique anti-expérimentation animale ?
En parallèle de cette exigence de transparence, plusieurs tentatives législatives visant à réduire l’expérimentation animale se succèdent. L’idée d’une taxe de 1 à 50 euros par animal est finalement tombée avec l’ensemble de la loi de Finances 2025 mais avait suscité de vives réactions et une tribune au Monde. Déposée en avril 2025, la proposition de loi du député LFI Aymeric Caron a pour objectif de réduire de 50% le nombre d’animaux d’ici 2050 en changeant notamment la composition des comités d’éthique. Les chances que la loi passe sont minces mais les chercheurs sont vent debout. Nous vous en reparlerons certainement.