Comment analysez-vous la récente réélection de Donald Trump ?
Si l’on s’écarte de la science un instant, l’analyse que je fais en tant que politologue est la suivante : on considère souvent Donald Trump comme un populiste mais cela me semble problématique dans la mesure où il y a autant de définitions du populisme que d’auteurs qui travaillent sur le sujet. Qui plus est, le terme est devenu une insulte, y compris dans une partie de la littérature de science politique. Une meilleure manière de décrire Trump serait de le qualifier, en droite ligne de Carl Schmitt, de “décisionniste”. Schmitt, un conservateur qui s’est rallié au régime nazi en mai 1933 par opportunisme ou par dépit, est un théoricien politique et juridique du XXème siècle absolument central. Loin d’être confiné à la mouvance conservatrice, il a été reconnu par toutes les approches de théorie politique, incluant l’École de Francfort [groupe d’intellectuels allemands comptant notamment Theodor W. Adorno, Walter Benjamin, NDLR] et a été revisité dans les années 1990 par l’une des conseillères de Jean-Luc Mélenchon, Chantal Mouffe, théoricienne politique d’extrême gauche. Le trumpisme est l’une des incarnations possibles du décisionnisme, à la base duquel se trouve l’idée que la volonté politique prime sur l’ordre constitutionnel. Ceci étant dit, on peut douter que Trump, contrairement au premier ministre hongrois Viktor Orbán, ait jamais entendu parler de Carl Schmitt ! Le vrai débat sous-jacent à l’élection de Donald Trump est celui à mon sens du technocratisme versus le décisionnisme.
« Pour Donald Trump, il est certain que la décision politique prime sur les faits scientifiques »
S’agit-il d’une forme de fascisme qui ne dirait pas son nom ?
Oui… et non. D’abord, le fascisme est une catégorie dont il faut également se méfier, ce qualificatif est trop vite évoqué, notamment en France. Sur le fond, il faut noter que le décisionnisme a initialement été théorisé par Schmitt en 1922 : l’élément central est une critique de l’apolitisme du libéralisme, l’affirmation que le politique est antérieur à la loi et à l’État, d’où sa conception de la souveraineté : est souverain celui qui décide de l’exception. L’idée que le fascisme est l’incarnation du décisionnisme schmittien semble aller de soi mais a été contestée, notamment par le théoricien politique Paul Hirst. Revenons à Donald Trump un moment. Le militarisme est une caractéristique du fascisme, mais malgré ses dires sur l’annexion du Groenland ou du Canada, je ne pense pas qu’il soit un conquérant mondial par les voies militaires. Il faut donc dissocier fascisme et décisionnisme, même si le premier peut être une figure du second. Pour Donald Trump, il est certain que la décision politique prime sur les faits scientifiques. Les positivistes, particulièrement nombreux en France, y compris parmi les sociologues des sciences, diront que le fait scientifique doit primer et que tout le reste doit en découler. Donald Trump s’inscrit très nettement en faux contre ce raisonnement.
Les politiciens ne font souvent, par exemple pour des raisons électoralistes, que peu de cas des faits scientifiques, qu’est-ce qui est propre à Trump ?
Là où ce dernier est novateur — je le dis de manière neutre —, c’est qu’il le fait ouvertement en confrontant directement les institutions scientifiques, comme l’OMS dont il a promis de se retirer. Des politiciens « standards » le feraient de manière plus discrète.
« En réalité, la science crée certainement autant de problèmes qu’elle n’en résout »
C’est cette différence fondamentale de culture politique qui crée ce sentiment de sidération devant certains de ses propos ?
Donald Trump peut sortir d’incroyables imbécilités, comme le fait de s’injecter de l’eau de Javel pour guérir du Covid. C’était évidemment grotesque mais je pense qu’il est mieux entouré aujourd’hui et qu’il tiendra moins ce genre de propos à l’avenir : Elon Musk, quoi qu’on pense de lui, est ingénieur. En revanche, sa rupture avec le positivisme n’est pas aberrante : cette idéologie peut être refusée. L’idée que la science est unifiée et servirait le bien de l’Humanité existe depuis les Lumières et n’a jamais été abandonnée par les institutions scientifiques bien qu’elle ait été démentie au XXème siècle de manière flagrante. Donald Trump n’y souscrit pas et, effectivement, c’est sidérant pour beaucoup parce qu’il le fait de manière spectaculaire. De nombreux scientifiques, souvent à gauche, notamment dans les années 1960 aux USA avec le mouvement « Science for the people », ont également rompu avec cette idéologie. En réalité, la science crée certainement autant de problèmes qu’elle n’en résout : on guérit la peste, certes, mais on fabrique aussi la bombe atomique. L’ennui est que si les élites et les institutions le savent, cela n’apparaît pas dans les discours publics. Quand je parle d’élite scientifique, une précision : ce n’est pas une notion populiste. Les élites sont une réalité sociologique et le cadre théorique élitaire permet une analyse des hiérarchies sociales. En science comme partout ailleurs existent des élites.
À vous entendre, il s’agirait tout simplement d’une lutte de pouvoir…
Ce à quoi nous assistons est une confrontation entre le décisionnisme trumpien et le technocratisme des institutions et des élites scientifiques. En effet, ce dernier a le vent en poupe depuis quelques années : il y a une offensive internationale massive du technocratisme, avec quatre composantes : d’une part, l’instauration de postes de Chief scientific advisor (CSA) du gouvernement dans de nombreux pays [pas en France malgré des propositions en ce sens, relire notre analyse, NDLR]. Les USA ont été pionniers en la matière dès 1957. C’est une vieille affaire donc mais, depuis 20 ans, de nombreux pays ont pris le train en marche : Australie, Inde, Irlande, Nouvelle-Zélande, Cuba, République tchèque, Union européenne, Canada, Malaisie, Rwanda… Au Royaume-Uni, tous les ministères ont même leur propre CSA. D’autre part, des réseaux de conseillers scientifiques qui se rencontrent régulièrement, parfois en parallèle des chefs de gouvernement comme en 2018 dans le Commonwealth, ont été créés à l’échelle internationale. Une organisation permanente a été montée, l’INGSA [International Network for Governmental Science Advice, NDLR], dont la deuxième réunion avait regroupé des participants de plus de 70 pays. Troisième point, la communauté scientifique s’est elle-même « technocratisée » : les institutions incitent désormais tous les chercheurs à exercer une influence politique en parallèle de leurs travaux de recherche, sous forme d’expertise par exemple, et à se rapprocher du pouvoir politique. Auparavant cette tâche était dévolue à l’élite des chercheurs, la crème de la crème. Désormais, il s’agit d’élargir la capacité d’influence à l’ensemble de la communauté et non plus aux seuls fellows de la Royal Society of London. Les chercheurs sont également censés investir massivement l’espace public.
« L’accusation de complotisme ne sera plus efficace pour combattre la politique [de Donald Trump] »
Est-ce un phénomène si nouveau ?
Les Anglais l’avaient théorisé dans le rapport Bodmer [publié en 1985, NDLR], par exemple par le biais des musées ou de visites dans les salles de classe. Ce rôle public ne fait pas le bonheur de beaucoup de chercheurs, qui y sont réticents, mais les institutions les tiennent par la barbichette du financement de la recherche, en conditionnant lesdits financements à des programmes de dissémination dans l’espace public ainsi qu’en jouant sur la fibre morale. Il faudrait aider la science à sauver le monde. Enfin, quatrième volet de l’offensive technocratique : la ridiculisation des profanes. Dans le rapport Bodmer, il fallait apporter les lumières au « bon peuple ». On est aujourd’hui passé une coche au-dessus et la dénonciation a remplacé le paternalisme. Tout questionnement de la parole officielle des institutions scientifiques engendre l’accusation de « complotisme ». Une accusation terrible qui induit un réflexe d’autocensure – j’ai dû moi-même me faire violence durant des conférences que j’ai données pendant le Covid.
N’est-ce pas prêter trop de pouvoir à la communauté scientifique, souvent impuissante à être entendue ?
Les scientifiques tentent d’augmenter leur rôle politique, déjà considérable, mais Donald Trump vient d’entamer une lutte à mort entre la science et le politique : il ne fera pas différemment de son premier mandat, il fera « mieux », de manière plus véhémente. Et l’accusation de complotisme ne sera plus efficace pour combattre sa politique : Elon Musk ne peut pas être présenté comme antiscience, c’est une certitude. Si l’on en revient à la vaccination anti-Covid, poser l’équation politique « se vacciner = sauver des vies » n’était pas une bonne manière d’aborder le problème car elle est manichéenne. En suivant les discussions entre chercheurs sur des plateformes dédiées, on voyait bien qu’il existait pas mal de zones d’ombre dans la recherche sur le Covid. La population est suffisamment adulte pour entendre que la science, ce n’est pas tout noir ou tout blanc. Persister dans cette présentation poussera de plus en plus de gens à adopter des positions antisciences qui paraissent ridicules. L’attitude des institutions scientifiques est suicidaire en ce sens. Le technocratisme refuse d’admettre la manière dont la science est fabriquée : l’unanimisme n’existe pas à moins d’utiliser des moyens politiques pour le faire, la science se nourrit de controverses. Le technocratisme, qui veut avoir le dernier mot dans les politiques publiques, est une balle que la science se tire dans le pied. Tous les politiciens le savent : si la recherche était suivie au pied de la lettre, cela introduirait trop de disruptions dans la société.
« En réponse [au climatoscepticisme, NDLR], les chercheurs produisent toujours plus de données mais l’enjeu n’est pas là »
Le climatoscepticisme est-il de ce fait une cause ou une conséquence des politiques publiques en la matière, selon vous ?
Selon la doxa des Greta Thunberg de ce monde, le climatoscepticisme expliquerait l’échec de la lutte au réchauffement climatique. Mais le problème doit être pris en sens inverse. Le climatoscepticisme est la conséquence de politiques publiques ancrées dans une vision erronée du rapport entre science et politique. Je vous renvoie ici à David Hume, philosophe écossais des Lumières, qui disait en substance qu’il n’y a aucun rapport entre ce qui est et ce qui doit être. Mais il n’a pas été entendu et quand le réchauffement climatique est arrivé dans l’espace public, la politique de réduction des gaz à effet de serre a été présentée comme découlant logiquement des connaissances scientifiques. Un ensemble d’arguments ont été évacués, par exemple le droit de continuer à conduire un 4X4 en plein centre-ville. Des personnalités climatosceptiques comme Sarah Palin sont parfaitement conscientes du changement climatique mais le questionnement des faits scientifiques est à toutes fins pratiques la seule avenue possible dans le débat. En réponse, les chercheurs produisent toujours plus de données mais l’enjeu n’est pas là.
Quelle serait la bonne attitude à adopter dans ce cas ?
La communauté doit reconnaître qu’elle n’est pas unifiée et que les disciplines ne se comprennent pas nécessairement entre elles. Tous les scientifiques sont en réalité des profanes : un physicien des particules qui se rendrait à un congrès de biologie moléculaire ne comprendrait pas plus que vous et moi. Cette image publique d’une science unifiée doit donc être abandonnée, tout comme la division entre scientifiques et profanes. Tous les scientifiques sont aussi des profanes et des citoyens, ils devraient l’assumer au lieu d’être frustrés par le décisionnisme du président Trump.