Photo © Laurent Simon
Comment avez-vous été personnellement embarquée dans cette polémique autour de l’islamogauchisme ?
↳ Par hasard. A l’époque, Sciences Po était en pleine crise de succession d’Olivier Duhamel [si cela vous avait échappé, NDLR] et un comité de recherche était chargé de trouver des candidats pour la présidence de la FNSP avec comme cahier des charges de trouver l’anti-Duhamel : un ou une universitaire, pas un “mondain” ou appartenant aux réseaux du pouvoir. J’avais accepté de candidater pour que la recherche soit mieux entendue à Sciences Po. Nous avons été trois à être auditionnés : Pascal Perrineau, Romain Rancière et moi-même. La veille, une amie me signale qu’un certain Observatoire du décolonialisme (ODD), dont j’ignorais alors jusqu’à l’existence, avait publié un billet sur moi concluant par un panégyrique de mon adversaire Pascal Perrineau et me stigmatisant comme celle qui avait introduit le concept d’islamophobie à la CNCDH [Commission nationale consultative des droits de l’homme, NDLR], entre autres. Le terme d’islamophobie n’est pas idéal — aucun terme ne l’est — mais il est utilisé aujourd’hui dans les sciences sociales parce que commode pour désigner les préjugés envers les musulmans et/ou l’Islam. Je tombais des nues face à cette tentative de décrédibilisation. À cette époque, il est vrai, la ministre de l’Enseignement et de la Recherche, Frédérique Vidal, dénonçait pêle-mêle à longueur d’interviews l’emprise de l’islamogauchisme et des théories du genre sur l’université.
« Frédérique Vidal s’est déconsidérée en annonçant une enquête sur l’islamogauchisme »
Nonna Mayer
Islamogauchisme, revenons à ce terme. Vous avez participé à l’ouvrage Les mots qui fâchent (Ed. L’Aube) qui le cite parmi d’autres (déconstruction, racialisme…). Que désigne exactement ce mot valise ?
↳ Au départ, pour Pierre-André Taguieff, il désignait précisément dans les années 2000 les affinités idéologiques entre les réseaux islamistes et une extrême gauche tiers-mondiste autour de la cause palestinienne. Le mot avait alors un sens. Mais progressivement, Taguieff et d’autres en ont fait un instrument de délégitimation des sciences sociales, qui se retrouvaient accusées d’indulgence à l’égard des musulmans et de mollesse dans la défense des valeurs de la République. Pascal Perrineau, dans un article sur le site de l’ODD, finit par nous accuser moi et mon collègue Vincent Tiberj de minimiser l’antisémitisme. Cette accusation m’a d’autant plus mise en colère qu’une partie de ma famille est juive, a été déportée et n’est pas revenue des camps. J’ai alors pris ma plume pour m’expliquer et défendre les travaux de la CNCDH.
Quand Frédérique Vidal assène ce terme d’islamogauchiste, elle le fait donc pour des raisons purement politiques ?
↳ J’ai souvent pensé que nos travaux sur le racisme, les inégalités, la discrimination allaient nous attirer des critiques venant de l’extrême-droite nous accusant par exemple de ne pas traiter du racisme antifrançais… mais je ne l’attendais pas d’un gouvernement comptant des personnalités de gauche. Deux conceptions de la laïcité divisent la gauche : l’une défendant la liberté religieuse et la coexistence des cultes et l’autre, prônant l’interdiction stricte des signes religieux dans l’espace public, qui revient en réalité à une “catholaïcité” visant plus particulièrement l’Islam.
« Je refuse que mes travaux soient évalués par des linguistes ou des historiens du haut Moyen-Âge »
Nonna Mayer
Utiliser ces termes empêcherait-il de critiquer l’islam ?
↳ En aucun cas. En tant que chercheurs nous ne cherchons qu’à analyser les préjugés, leur logique, leur cohérence et à les mesurer, ce que nous faisons grâce au sondage annuel de la CNCDH depuis 1990. Une aversion aux pratiques de l’Islam ou “islamophobie” va de pair avec un rejet des étrangers, des immigrés de manière générale. Nous avons analysé cette corrélation, rien de plus : il s’agit d’une démarche de recherche qui n’interdit aucunement de critiquer l’islam. Le terme ne sert encore une fois qu’à délégitimer les sciences sociales, notamment la sociologie critique. Le débat n’est pas nouveau : rappelez-vous Manuel Valls après les attentats de 2015 parlant de “culture de l’excuse” ou Emmanuel Macron accusant nos recherches d’ethniciser la question sociale. Tous ceux qui l’utilisent sont soit des politiques soit des non spécialistes de notre champ de recherche. Un débat scientifique se fait sur la base d’arguments scientifiques. Je refuse que mes travaux soient évalués par des linguistes ou des historiens du haut Moyen-Âge.
À quand cette enquête sur l’islamogauchisme promise par Frédérique Vidal ?
↳ Je pense qu’il n’y en aura pas. C’était une très curieuse initiative de notre ministère de tutelle, qui plus est reposant sur des bases idéologiques confuses. Frédérique Vidal s’est déconsidérée en l’annonçant.
Suite à la réélection d’Emmanuel Macron, qu’attendez-vous du nouveau mandat d’un président qui a lui aussi et à plusieurs reprises laisser accusé les sciences sociales d’ethniciser le débat ?
↳ J’aimerais qu’il prenne au sérieux la recherche en sciences sociales. Qu’il s’appuie sur nos travaux au lieu de commander à chaque fois un nouveau sondage sur l’islam ou la laïcité par exemple. Qu’il favorise l’internationalisation de la recherche française, nous donne plus de crédits, au lieu de condamner en bloc des théories et des concepts supposés venir des États-Unis. Qu’il convoque des Assises de la recherche pour mettre à plat les défis auxquels les sciences sociales et l’Université sont confrontées aujourd’hui. Nos problèmes ce n’est pas l’islamogauchisme c’est gérer les big data, l’open access… et surtout le manque de moyens.
« L’homme est un sujet parlant ! C’est plus facile d’étudier les abeilles, elles n’ont pas leur mot à dire. »
Nonna Mayer
On contredit souvent un sociologue, plus rarement un physicien, pourquoi ?
↳ Absolument. Le propre des sciences sociales est d’utiliser les mots du langage commun, plus imprécis que celui des mathématiques et à propos d’objets sur lesquels les personnes étudiées ont leur idée, leur mot à dire. Une rupture épistémologique s’impose mais alors on nous accuse de jargonner [Lire Le métier de sociologue de Pierre Bourdieu, NDLR]. Nous revendiquons une approche “scientifique” même si les modes de démonstration et de validation ne sont pas les mêmes. C’est pour cette raison que nous nous sommes battus pour que les sciences sociales restent au CNRS quand périodiquement on veut nous en faire sortir. D’où l’importance de définir avec précision les termes que nous utilisons pour apaiser ces fausses querelles. Le concept d’intersectionnalité a, par exemple, permis aux féministes noires aux États-Unis de penser le cumul des oppressions dont elles étaient victimes liées à la classe sociale, au genre et à la couleur de peau. Mais le BA-Ba des sciences sociales depuis toujours est de chercher comment ces différentes variables « s’intersectent », comment leurs effets peuvent se cumuler mais aussi s’annuler, comme l’ont montré Guy Michelat et Michel Simon [dans leur article sur Les sans réponses aux questions politiques paru dans Pouvoirs en 1985, NDLR]
D’où vient ce reproche de manque de scientificité fait aux sciences sociales ?
↳ Tout le monde s’estime expert des problèmes qu’étudient les chercheurs en sciences sociales, l’homme est un sujet parlant ! C’est plus facile d’étudier les abeilles, elles n’ont pas leur mot à dire sur la manière dont leur ruche est construite.
Faut-il plus de peer reviewing ?
↳ A priori faire évaluer ses articles par des pairs, sur la base de l’anonymat des auteurs et des reviewers (double blind), peut être utile. Il m’est arrivé d’avoir des remarques de reviewers très pertinentes, qui m’ont permis d’améliorer le papier initial. Ce n’est pas toujours le cas, il y a eu des scandales retentissants comme la découverte de peer-reviews bidons dans des revues éditées par Springer notamment en 2015. Et l’Open Review est en plein essor.
« Les tentatives de délégitimation de mes travaux et de ceux de la CNCDH m’ont plutôt encouragée à continuer »
Nonna Mayer
Quelles conséquences de cette polémique sur la liberté académique ?
↳ Les jeunes chercheurs ne s’empêcheront pas de travailler sur ces sujets mais seront plus attentifs à l’emploi des termes et à leur définition, surtout les termes sensibles comme “genre”, ”intersectionnalité” ou “racialisé”. En ce qui me concerne, ces tentatives de délégitimation de mes travaux et de ceux de la CNCDH m’ont plutôt encouragée à continuer, je n’ai pas été censurée, j’ai continué à publier.
Quel est le rôle de la recherche en sciences sociales, pour résumer ?
↳ La recherche pour moi c’est aller au-delà des apparences, au-delà du miroir, avec la méthode et la rigueur qui sont le propre d’une démarche scientifique. Quitte à ce que ces résultats aillent à l’encontre des certitudes et du sens commun. Par exemple, nos travaux à la CNCDH montrent que, paradoxalement, sur l’indice longitudinal de tolérance mis au point par Vincent Tiberj, l’acceptation des minorités augmente, sous l’effet du renouvellement générationnel, de la hausse du niveau d’études et de la diversité croissante de la société. Lentement, avec des hauts, comme lors de la Coupe du Monde de football 1998, et des bas, comme lors des émeutes de 2005. Mais sûrement. Même depuis les attentats de 2015 la tolérance progresse.