Photo © INRAE – Bertrand Nicolas
En novembre dernier, des agriculteurs à l’appel de la Fédération départementale des syndicats d’exploitants agricoles (FDSEA) ont muré l’entrée du siège de l’Inrae. L’image était rare, qu’en avez-vous conclu ?
Nous sommes dans une ère marquée par les actions symboliques : il suffit qu’une quarantaine d’agriculteurs viennent poser quelques briques pour que plusieurs mois après, la question me soit encore régulièrement posée, y compris par vous. Et à chaque fois j’évoque tous les partenariats que nous avons mis en place, notamment sur le sujet sensible des alternatives aux phytosanitaires. Les témoignages d’agriculteurs, d’industriels que j’entends sont tous très positifs mais c’est ainsi. Nous avons reçu à la suite de nombreux témoignages de soutien mais aussi d’incompréhension. Cette manifestation de la FDSEA de Seine-Et-Marne voulait pointer « l’inutilité de la recherche », ce qui a évidemment étonné à la fois en interne mais aussi dans le monde agricole. Notez qu’en 2000 déjà, des agriculteurs de la même branche syndicale avaient déjà envahi le siège de l’Inra pour manifester contre les orientations de l’institut au moment où était votée une loi d’orientation agricole.
« Nous sommes au service de l’intérêt général depuis longtemps et non à cause de ce mur de parpaings »
Quelles étaient leurs motivations profondes ?
Nous avons tenté de décrypter les actions de ce petit groupe, évidemment non représentatif des centaines de milliers d’agriculteurs français : il s’agissait entre autres d’une critique de la recherche publique considérée comme trop orientée vers l’environnement ou l’agroécologie. Une forme d’impatience s’exprimait également avec le souhait de voir émerger des solutions concrètes. La dernière cause à mon sens est la plus importante : nous étions dans un contexte d’élections syndicales et toute une série d’actions avaient été prévue le même jour dans des institutions comme l’Office français de la biodiversité — injustement mis en cause —, ainsi qu’à l’Anses [Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail, NDLR] mais aussi l’Ademe [Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie, qui a subi de nombreuses attaques ces dernières semaines, notamment de la droite parlementaire, NDLR].
Dans un contexte général trouble, ces évènements ont-ils influé sur votre stratégie ?
J’assume toujours le positionnement de l’Inrae au service des objectifs du développement durable, pour une agriculture performante économiquement, socialement et environnementalement. Tous les aspects de la production agricole doivent être abordés, y compris les aspects négatifs sur l’environnement quand il y en a ; cela fait partie de la mission que nous a confiée le législateur. Non pour critiquer gratuitement mais pour comprendre, anticiper, prévenir et développer des solutions. Nous sommes très impliqués dans la diffusion ouverte du savoir à l’heure où on parle de « backlash environnemental » en Europe et dans le monde. Ce salon est l’occasion aussi d’échanger avec le grand public, les citoyens, les agriculteurs : ce travail de culture scientifique est fait. Nous sommes au service de l’intérêt général depuis longtemps et non à cause de ce mur de parpaings. Par ailleurs, l’année dernière était encore plus tendue que 2025 [l’édition 2024 du SIA avait connu de nombreux heurts et manifestations, NDLR]. Nous avions en 2024 fait le choix de détailler le travail de nos unités expérimentales, nous avons réitéré cette année en mettant en avant les chercheurs de l‘institut. Depuis la fondation d’Inrae, les liens entre recherche et agriculture sont permanents.
« Les périls sont là mais, dans ce contexte qui n’incite effectivement pas à l’optimisme, nous devons agir »
Pourquoi l’agriculture — et in fine la recherche sur le sujet — attirent historiquement tant l’attention des politiques et de la société ? Cette année se sont succédé sur votre stand Philippe Baptiste, Elisabeth Borne et François Bayrou, respectivement ministre de l’ESR, ministre de l’Éducation nationale et Premier ministre, tout le monde ne peut pas en dire autant.
De fait, l’Inrae est au cœur du développement de l’agriculture, nous ne sommes pas « juste » l’équivalent du CNRS pour les « plant science » et « l’animal science »… auquel cas notre valeur ajoutée serait moindre. Notre mission dès 1946 consistait à atteindre l’autonomie alimentaire était un acte politique, tout comme l’était la création du Commissariat à l’énergie atomique pour le nucléaire ou celle de l’Inserm en recherche biomédicale. Nous avons toujours été attendu sur cette mission essentielle qu’est l’alimentation, le lien aux campagnes et l’agriculture, portée entre les années 1950 et 80 par l’idée de « progrès », qui a bien évolué depuis. Le développement de l’agriculture ne pouvait s’imaginer sans le progrès scientifique et technique. Au tournant des années 1990 et 2000, nous nous sommes de plus en plus intéressés aux impacts environnementaux.
Vous avez parlé de backlash environnemental, l’élection de Donald Trump n’en étant qu’une des conséquences. Comment garder ce cap ?
Je fais tout pour que cela n’ait pas d’impact même si je ne suis pas d’un optimisme débridé vu le contexte international actuel. Comme le disait Antonio Gramsci, « il y a le pessimisme de la raison et l’optimisme de la volonté », ce qui résume bien ce qui passe en ce moment, entre l’accélération du réchauffement climatique, l’effondrement de la biodiversité, la façon dont les liens de solidarité se fragmentent sous les coups de Donald Trump et d’autres… Les périls sont là mais dans ce contexte qui n’incite effectivement pas à l’optimisme, nous devons agir. De manière raisonnée, non imposée, j’insiste. Nous ne sommes pas sur un Aventin en compagnie de gens qui auraient mieux compris la réalité du monde agricole que les agriculteurs eux-mêmes. Ce serait une erreur fondamentale. Nous devons grâce à la recherche publique comprendre les impacts des changements en cours pour préserver la sécurité alimentaire et imaginer des scénarios de transition et ce, malgré les risques pesant dans les autres pays sur les libertés académiques qu’heureusement, je ne ressens pas de la même manière en France.
« Le système de production doit changer dans les années à venir (…) mais cela ne doit pas être exprimé ainsi »
Il y a pourtant une pression forte, notamment sur les réseaux sociaux, où des chercheurs ont été mis en cause…
Certains chercheurs ont effectivement pu être interpellés sur les réseaux et moi-même je l’ai été lors de récents débats parlementaires [lors de son audition pour la reconduction de son mandat à la tête de l’Inrae, NDLR] mais cela a au moins le mérite de la transparence. Nous ne pouvons pas inventer de futurs désirables dans nos laboratoires qui seraient déconnectés des acteurs, ce serait une forme de démission. Nous devons rappeler les faits, inlassablement, en revenant des territoires et en n’avançant pas des généralités du style « l’agroécologie est la solution », « on doit arrêter les phytosanitaires », « il faut arrêter les engrais ou de manger de la viande »… C’est séduisant mais vu de loin. Développer uniquement des fermes verticales [Voici un exemple dans les colonnes de nos collègues de Reporterre, NDLR] serait dystopique, ce n’est pas mon choix ni celui de mon collectif de scientifiques dans sa grande majorité. Nos projets doivent être expliqués et partagés. Pour prendre un exemple concret : nous réalisons des recherches sur l’écologie sensorielle des insectes, comment leurs neurones repèrent les odeurs. Il s’agit d’un beau projet « bluesky » [fondamentale, NDLR] de recherche académique, mais sur des espèces qui ne sont évidemment pas choisies au hasard : ces travaux nous permettront d’identifier des molécules permettant d’agir sur les récepteurs de ces espèces pour les attirer ailleurs, perturber leur cycle sexuel, etc. Les agriculteurs sont attachés à l’utilisation d’insecticides jusqu’à ce qu’ils soient interdits parce que trop toxiques ou parce que les insectes y sont devenus résistants. Sur ce type de recherche, nous conjuguons un idéal de durabilité et de qualité académique. Notre force est de ne pas s’arrêter aux portes des labos mais de déposer des brevets, voire de créer des startup. L’exemple que je vous cite est celui d’Agriodor, financée par France 2030. C’est de cette manière que nous déjouons les pièges que certains voudraient nous tendre.
Que ressentez-vous de la part des agriculteurs quant au changement climatique : de la peur, de l’anxiété voire du déni ?
Certains acteurs économiques ont intérêt à retarder la lutte contre le dérèglement climatique, ce n’est pas le cas dans l’agriculture ou alors c’est extrêmement marginal. Ils sont parmi les premiers impactés par ce dérèglement. Les évènements climatiques extrêmes sont constatés depuis des années à la fois en métropole et dans les Dom : des chercheurs de l’Inrae ont d’ailleurs modélisé ce qui nous attend dans les années à venir en fonction des scénarios de réchauffement de la planète. Sécheresse, inondations, impacts sur les bioagresseurs… pour eux, c’est un fait acquis. Mais attention à ne pas être trop anxiogène, tout comme dans le reste de la société, d’autant que nombre d’entre eux ont des revenus faibles, voire n’arrivent pas à boucler les fins de mois. Le système de production doit changer dans les années à venir — et cela transpire de nos travaux parfois — mais cela ne doit pas être exprimé ainsi. Nous ne devons pas prendre le risque du raidissement, de la colère, du déni de personnes qui souhaitent souvent transmettre leur exploitation à leurs enfants en n’imaginant pas le pire pour eux. C’est un défi dans la manière dont la science doit interagir dans la société. Encore une fois, nous ne devons pas raisonner globalement mais localement de manière ouverte et participative pour raisonner sur cette transition. Voilà pour « l’optimisme de la raison » que nous souhaitons mettre en place. Si les acteurs économiques dans les territoires prennent conscience, l’impact sera fort et, heureusement, les signaux faibles s’accumulent. Le statu quo n’est plus une option aujourd’hui.
« Le pire n’est jamais certain mais je crains les mauvaises surprises »
Donald Trump nouvellement élu a fait passer des décrets limitant la mise à disposition de données sur les maladies animales ou les publications de recherche fondamentale. En voyez-vous déjà les effets ?
C’est hallucinant, effectivement, mais nous ne l’avons pas constaté concrètement pour le moment sur les sujets agricoles. Nous avons des partenariats historiques avec nos équivalents américains ; de prochaines réunions informelles d’ici juin nous permettront d’avoir les bonnes informations sur ce sujet. Le pire n’est jamais certain mais je crains les mauvaises surprises. Lors du précédent mandat de Trump, j’ai le souvenir de réunions avec mes collègues américains qui pinaillaient sur des comptes-rendus pour remplacer le terme « climate change » par « changing climate condition ». Nous aurons bientôt des échanges avec eux à propos du bétail, un sujet déjà sensible sous le mandat de Joe Biden. Il nous faut espérer par ailleurs que les chercheurs universitaires sauvegarderont des marges de manœuvres académiques.