Que retenez-vous de la COP sur la biodiversité qui vient de s’achever à Rome ?
La signature d’un accord par près de 200 pays est une relative bonne nouvelle. Cela faisait plus de 30 ans qu’on attendait une mise en œuvre plus concrète de la Convention sur la diversité biologique formulée lors du sommet de la Terre à Rio de Janeiro en 1992 avec pour but de conserver la biodiversité, la gérer durablement et partager les avantages liés à sa connaissance. Après les objectifs d’Aichi signés en 2010 au Japon qui n’avaient pas été suivis, la COP15 qui s’est tenue à Montréal en 2022 avait permis d’adopter des mesures concrètes comme la mise en place d’aires protégées couvrant 30% de la surface terrestre et océaniques. Reste à pouvoir financer ces mesures : ce qui n’est déjà pas évident en France l’est d’autant plus dans d’autres pays moins riches.
« Si un pays gère bien la biodiversité mais que les autres ne le font pas, au final ce pays est perdant »
Philippe Grandcolas
Comment convaincre les politiques de financer la préservation de la biodiversité, même à l’autre bout de la planète ?
Les politiques ont du mal à comprendre ce que représentent réellement les crises d’extinction – nous en sommes à la sixième. Certains imaginent qu’il s’agit de cataclysmes brutaux comme pour la disparition des dinosaures. En réalité, la chute de l’astéroïde n’a été que le coup de grâce ; ils étaient déjà mal en point et mettront un million d’années à s’éteindre quasi complètement. La crise actuelle, causée uniquement par l’activité humaine, va de 10 à 100 fois plus vite. Les politiques ont également du mal à comprendre que les effondrements de populations et les extinctions locales ont des effets globaux. Quand des bassins forestiers régressent ou disparaissent, en Amazonie ou ailleurs, c’est un drame local mais les effets sur la captation des gaz à effet de serre sont globaux. La biodiversité est un bien commun à tous égards. Même si les politiques ne réalisent pas complètement la perte de services écosystémiques qui est engendrée, les COP les aident néanmoins à prendre en compte cette crise globale.
Pourtant, on le voit avec Donald Trump aux États-Unis, certains pays ne jouent pas le jeu…
C’est la tragédie des communs : si un pays gère bien la biodiversité mais que les autres ne le font pas, au final ce pays est perdant et les tricheurs semblent gagnants. Est-ce que cela vaut quand même le coup d’agir ? Oui, bien évidemment, les efforts sont toujours nécessaires même s’ils peuvent paraître ridiculement faibles. La COP16 est notre seul espoir politique, international et global, bien qu’elle réponde avec beaucoup de retard à des enjeux urgents,
« Il faut réfréner notre hubris technologique »
Philippe Grandcolas
Entre le soutien à l’emploi des pesticides ou les attaques contre l’Office français pour la biodiversité (OFB), l’actualité à l’échelle nationale ne semble pas être très positive. Quel est votre sentiment ?
On observe deux discours antagonistes de la part des politiques français. D’un côté, les ministres de l’Écologie, comme Agnès Pannier-Runacher cette année, négocient lors des COP parfois de manière très courageuse pour sauver ce qui peut être sauvé. De l’autre, les récentes positions prises par le gouvernement et la ministre de l’Agriculture Annie Genevard, ainsi que la loi d’orientation agricole, vont totalement à l’encontre de la préservation de la biodiversité et des questions de santé environnementale et de santé humaine. Par intérêt économique, la France produit des céréales pour l’exportation et des betteraves à sucre ou du colza pour les agrocarburants et la nourriture transformée. Les externalités négatives sur la biodiversité et la santé humaine de ces cultures sont terribles : pesticides, engrais, pollution des nappes phréatiques, dégradation des sols… C’est un système industriel délirant et mortifère qui supplante une agroécologie vivrière que l’on devrait absolument favoriser et subventionner.
Comment expliquez-vous les attaques contre l’Office français pour la biodiversité (OFB) ?
Elles relèvent du populisme et font malheureusement écho aux mesures de Donald Trump qui licencie aux États-Unis nombre de fonctionnaires d’agences fédérales – c’est un peu comme si MétéoFrance, l’Ademe ou l’Agence française de développement (AFD) étaient attaquées. Ces dernières sont d’ailleurs directement ciblées, aux côtés de l’OFB, par des hommes et femmes politiques, pour certains élus, président de région, député ou à la tête de partis – par exemple, Laurent Wauquiez président du groupe Les Républicains au Sénat. Ils tiennent des discours qui n’ont rien à envier à ceux de Donald Trump. Ils désignent un bouc émissaire, en l’occurrence un organisme public et ses personnels qui font respecter la loi en matière d’environnement, de chasse ou d’agriculture. C’est très inquiétant.
« Une vision naïve nous pousse à considérer que nous sommes capables de maîtriser totalement la nature »
Philippe Grandcolas
Le risque de voir disparaître l’OFB est-il réel ?
Si l’on ne contredit pas fortement ces discours populistes et séditieux, le risque grandit. Les affabulations se diffusent comme celles prétendant que l’AFD donnerait de l’argent à la Chine, alors qu’elle ne fait que valider et organiser des projets financés sur prêts accordés par des banques de coopération internationale. Les risques de destruction institutionnelle sont grands, notamment si des élections portent au pouvoir aux personnes qui tiennent ces discours. On l’a vu au Brésil, en Italie, en Hongrie… et on le voit déjà au niveau européen avec le détricotage du pacte vert. Pourtant, se préoccuper de la biodiversité n’est pas une dérive idéologique ou corporatiste, comme ces populistes le prétendent, mais représente un enjeu global et primordial de santé, d’alimentation et de régulation du climat.
La question de la biodiversité reste moins médiatisée que celle du climat. Selon vous pourquoi ?
À cause de nos représentations culturelles. On entend parler du climat dès l’enfance et nous avons une plus grande familiarité avec le sujet. De plus, on comprend mieux sa puissance immédiate et les dangers que son dérèglement nous fait courir. À l’opposé, le concept de biodiversité est beaucoup plus récent : il date de 1986. Il est venu remplacer celui de “nature” ou de “vivant”, pour faire comprendre l’importance du nombre d’espèces différentes, de leur diversité génétique et de leurs interactions, mais aussi pour nous y inclure en tant qu’humains. En effet, nous appartenons à la biodiversité et en sommes fortement dépendants à tous égards. Mais ce concept est culturellement imprégné d’une image de faiblesse et de fragilité ; à tort car avec la reproduction, la dispersion ou l’évolution, la biodiversité peut être extrêmement puissante, comme nous l’apprenons à nos dépens avec certains pathogènes ou espèces invasives. Une vision naïve nous fait croire que nous sommes capables de maîtriser totalement la nature alors que nous ne savons en réalité que contrôler très partiellement et momentanément une petite fraction de cette biodiversité. Par exemple, nous avons découvert les antibiotiques mais nous provoquons dans le même temps l’évolution d’antibiorésistance, qui est la cause de 35 000 morts en Europe chaque année.
« Il faut avoir conscience de sa valeur instrumentale [de la biodiversité], notamment lorsqu’on veut sensibiliser les décideurs politiques »
Philippe Grandcolas
Doit-on défendre la biodiversité uniquement parce qu’elle nous est “utile” ?
La formulation des “services” que nous rendent les écosystèmes est en effet très anthropocentrique. Il existe deux facettes : il est évidemment important de reconnaître la valeur éthique et intrinsèque de la biodiversité mais il faut avoir conscience de sa valeur instrumentale, notamment lorsqu’on veut sensibiliser les décideurs politiques et les gestionnaires. C’est pourquoi il est important de mettre en avant notre dépendance aux services rendus par la biodiversité et le fait qu’ils ne sont pas substituables par des technologies.
Quel est le rôle de la recherche académique dans cette préservation de la biodiversité ?
Tout d’abord de donner aux gouvernements des certitudes scientifiques – ces sujets qui font consensus et sur lesquels on ne peut transiger. C’est une des missions de la Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES en anglais), une sorte de GIEC de la biodiversité. Grâce à l’expertise collective, celle-ci montre bien que l’on parle de connaissances avérées et pas juste d’opinions ou d’hypothèses émises par tel ou tel scientifique. Ensuite, la recherche permet de gagner en connaissance mais la communauté sur la biodiversité souffre de sa petite taille. Il y aurait un rééquilibrage et des interactions à effectuer entre les travaux sur le vivant effectués en laboratoire, actuellement beaucoup plus représentés, et ceux sur le vivant en milieu naturel.
« Certains collègues poussent cette liberté d’expression jusqu’au militantisme et je trouve cela parfaitement respectable »
Philippe Grandcolas
Les chercheurs d’autres disciplines peuvent-ils eux aussi agir ?
Il a pour moi trois directions possibles. La première est l’interdisciplinarité : la biodiversité est un sujet qui n’est pas réservé à l’écologie ou aux sciences de l’environnement. Toutes les disciplines, comme les mathématiques, l’informatique ou les sciences humaines et sociales, peuvent y contribuer. La seconde est de mieux gérer l’empreinte écologique de la recherche : certaines disciplines ou grandes infrastructures ont un impact important, il est sain que leurs acteurs se posent la question de sa réduction. À la fois car la recherche doit participer à l’effort global et pour une question d’exemplarité : n’est-il pas étrange d’agir à l’encontre de ce que recommandent nos collègues climatologues ou écologues ? Enfin, en tant que particulier, chaque scientifique peut agir, notamment dans sa consommation. S’alimenter grâce à des productions en circuits courts locaux, bio et de saison, diminuer sa consommation de viande si elle est importante, permet tout d’abord de montrer l’exemple mais aussi de diminuer la demande en produits néfastes pour la biodiversité, ce qui peut en partie compenser le manque d’action des gouvernements.
Dans certaines disciplines, les chercheurs s’interrogent sur leur légitimité à délivrer un message politique. Est-ce que pour vous, s’engager était une évidence au vu des enjeux ?
Le comité d’éthique du CNRS a expliqué que chaque chercheur pouvait s’exprimer dans son domaine de compétence – ce que je fais en tant qu’écologue. Certains collègues poussent cette liberté d’expression jusqu’au militantisme et je trouve cela parfaitement respectable, à titre citoyen. Que des militants bloquent une autoroute en se collant la main sur le bitume pour alerter sur les émissions excessives de gaz à effet de serre ne me semble pas dangereux. Je suis en revanche beaucoup plus inquiet d’entendre des responsables politiques appeler à la destruction d’établissements publics travaillant dans le cadre de la loi. Des politiques populistes ou certaines corporations attisent les clivages et contestent de plus en plus la science et l’expression des scientifiques quand cela les arrange. Cela doit nous interroger sur notre expression et nos modes d’expression.
« Il est moins coûteux d’entretenir la nature que de s’y substituer »
Philippe Grandcolas
Certains, y compris parmi les scientifiques, pensent que des solutions technologiques pourront régler les problèmes de biodiversité. Qu’en pensez-vous ?
J’insiste sur la multiplicité des services rendus par la biodiversité, dont la grande majorité ne sont pas substituables. Il existe en France plus de 50 000 espèces vivantes, toutes en interactions et avec une dynamique très complexe. Un exemple : faute de pollinisateurs, on observe une chute dans les productions agricoles (hors céréales) de 5 à 80% – elle est de 30% pour le colza. On cherche péniblement des solutions de substitution – des élevages industriels d’abeilles pour les vergers surpollués, de bourdons pour les serres de tomates ou encore des drones pollinisateurs – alors que ce service est assuré gratuitement par 5000 espèces différentes en France métropolitaine. Il est moins coûteux d’entretenir la nature que de s’y substituer ou d’essayer de la réparer. C’est le paradoxe de l’environnementaliste : bien des solutions qui ne sont pas fondées sur la nature engendrent souvent plus de problèmes qu’elle n’en résolvent et alourdissent la dette environnementale. L’industrialisation de l’élevage de l’abeille mellifère a entraîné un terrible appauvrissement génétique et la survenue de parasites (le Varroa), celle des bourdons pour les serres à l’invasion en Amérique du Sud aux dépens des bourdons locaux. Quant aux drones, si jamais ils devenaient efficaces, leurs coûts carbone seraient absurdes. Des recherches ont montré que les stratégies agroécologiques permettent de préserver un service de pollinisation gratuit tout en assurant une excellente productivité et rentabilité agricoles.
Les nouvelles techniques génomiques (NGT) ont également grandement fait débat entre les différentes communautés, biologistes d’un côté, écologues de l’autre…
La situation est en effet similaire avec la quête pour l’amélioration variétale aujourd’hui trop souvent caricaturée par les espoirs portés sur la conception des nouveaux organismes génétiquement modifiés, les NGT. À l’origine, la méthode CRISPR-Cas9 est un fabuleux développement scientifique qui permet d’incroyables apports de connaissances au laboratoire (relire notre numéro). Cependant, ce dont nous avons besoin aujourd’hui pour faire face aux aléas environnementaux très variés et en fréquences croissante, ce n’est pas de mettre en place sans précaution des NGT optimisés ponctuellement pour telle ou telle circonstance en culture industrielle mais plutôt de favoriser des petites exploitations en polycultures vivrières avec des variétés rustiques et diverses ; c’est une stratégie qui est évidente pour qui connaît les sciences de l’évolution et de l’écologie. Il faut donc réfréner notre hubris technologique, d’autant plus qu’elle permet aux politiques d’éviter d’agir pour préserver la biodiversité et d’organiser une fuite en avant avec des filières industrielles qui ne sont pas durables.