Habituée des plateaux, héraut de la parité et militante sans détours, Sandrine Rousseau est aussi chercheuse. Photo © Laurent Simon
Vous qui êtes entre les deux mondes, que savent les politiques de la recherche ?
↳ Il y a un manque de connaissance évident. On le voit sur le réchauffement climatique ou la biodiversité de manière incroyable mais tous les domaines de la recherche sont concernés, surtout les sciences sociales. Certains chercheurs travaillent avec les politiques mais ces derniers ne s’approprient pas leurs travaux. Je suis étonnée de manière générale de la faible culture intellectuelle de ces derniers même s’ il n’est pas politiquement correct de le dire. Peu lisent, s’intéressent à autre chose que la stratégie électorale, domaine dans lequel ils peuvent exceller. Cela crée des effets de système.
« J’étais effaré de constater que pendant le débat d’entre les deux tours, aucun des deux candidats n’avait lu le rapport du Giec »
Sandrine Rousseau
Y a-t-il une vision de la science différente à gauche et à droite ?
↳ Les sciences sociales sont en général les variables d’ajustement des politiques publiques : à droite, on a tendance à considérer que ce ne sont pas de vraies sciences. Une autre différence gauche/droite est celle de l’instrumentalisation de la science à des fins d’innovation et de croissance. La science est plutôt perçue à droite comme un outil pour développer l’activité entrepreneuriale, plutôt comme un bien commun à gauche. J’ai conscience que cette manière de le dire est caricaturale, on peut trouver de nombreux contre-exemples.
Nous sommes dans un pays littéraire où la culture scientifique semble ne pas être de la culture…
↳ Je mettrais ça plutôt sur le compte de la “carriérisation” de la vie politique ; nos représentants ont des carrières longues, sans allers-retours avec d’autres domaines, ce qui les assèche et les oblige à se spécialiser sur le fonctionnement de la politique. Je ne veux pas tous les jeter aux orties, j’insiste, mais voilà à mon avis une des raisons qui explique la faiblesse des liens avec les chercheurs. On sort d’ailleurs de moments surréalistes où on nous expliquait qu’Emmanuel Macron lisait toutes les études sur le Covid mais il ne s’est visiblement pas penché sur les questions climatiques. J’étais effarée de constater que pendant le débat d’entre les deux tours, aucun des deux candidats n’avait lu le rapport du Giec.
« Tout comme la politique, la recherche est aussi parfois un monde de petits arrangements et de médiocrité. »
Sandrine Rousseau
François Gémenne, démographe, qui a dirigé le conseil scientifique auprès de Yannick Jadot, a estimé que la politique était un « un monde de médiocrité infinie (…) de petits arrangements (…) de trahison et d’une violence incroyable. » Est-ce pour cela que les chercheurs pour beaucoup la fuient ?
↳ Cédric Villani a réussi sa conversion ! Mais la recherche est aussi parfois un monde de petits arrangements et de médiocrité, il ne faut idéaliser ni la recherche ni la politique, qui sont des structures humaines caractérisées par la faiblesse des régulations collectives qui favorise les jeux de pouvoir individuels.
Peer review, reproductibilité, la recherche possède pourtant un système de régulation fort…
↳ Je ne suis pas d’accord. Les indicateurs utilisés pour évaluer les chercheurs sont liés à leurs publications, certes, mais aussi à leur réseau. Ces indicateurs existent d’ailleurs aussi en politique : ils ou elles peuvent être élus… ou ne pas l’être. Ces régulations sont très individualistes même si certaines initiatives collectives existent comme l’émergence d’un pouvoir disciplinaire, encore peu appliqué, ou la présence de déontologues dans toutes les universités. À un moment où la science est remise en cause, où les fake news sont une stratégie politique, la recherche doit être solide sur ses appuis. Quand un ministre de l’Éducation nationale ou de la Recherche parle d’islamogauchisme, c’est très grave. Ils invalident des méthodologies de recherche et participent à sa déstabilisation.
« Les commissions de discipline ne sont pas à la hauteur (…) elles rechignent à prendre des sanctions contre les collègues. »
Sandrine Rousseau
C’est à mettre au crédit de la loi Recherche que d’avoir rendu obligatoire la présence de référents déontologie au sein des établissements !
↳ C’est effectivement plutôt une avancée. Mais il ne faudrait pas qu’ils se tournent vers certains domaines — comme le genre ou les discriminations — et se concentrent sur la méthodologie et les conflits d’intérêts par exemple. Ont-ils levé beaucoup de lièvres pour le moment ?
N’est-ce qu’une politique d’affichage ? Tout comme les référents parité, ont-ils de réels pouvoirs ?
↳ On a progressé. Les cellules de lutte contre les violences sexuelles ont été mises en place par le ministère mais non sans mal : j’ai été étonnée du poids des services juridiques, très opposés au fait de prendre des sanctions… Il y a encore du ménage à faire sur ces sujets ; les commissions de discipline ne sont pas à la hauteur. Elles ne sont pas armées car pas formées et rechignent à prendre des sanctions contre des collègues. J’ai eu un cas à l’université de Lille : nous avions réuni dix témoignages et la personne incriminée s’en est sortie, ce n’est plus possible. La violence est aussi dans la mise en scène : j’ai dû intervenir à l’Université de Lille pour que la victime et l’agresseur présumé — son professeur — ne soient pas dans la même salle d’attente. Beaucoup de chemin reste à parcourir.
Les flyers ne suffisent pas ?
↳ J’avais imposé à l’Université de Lille aux associations étudiantes de suivre des formations contre les violences sexistes et sexuelles : elles ont permis de multiplier par dix le nombre de témoignages, sans pour autant arriver à détecter tous les cas. Le fossé reste abyssal même si l’essentiel des violences ont lieu à l’extérieur de l’université… Si une violence sur cinquante est détectée, c’est le grand maximum, alors même que notre politique a été pionnière et qu’elle a essaimé. Le CNRS a également fait des efforts assez conséquents sur le sujet mais cela reste très dépendant des délégués régionaux.
« Il n’y a pas de bienveillance pour les femmes, y compris en sciences sociales »
Sandrine Rousseau
Plafond de verre et sol collant, le constat est posé depuis un certain temps déjà concernant la parité, la communauté des chercheurs est-elle aux avants postes ou en retard ?
↳ Nous ne sommes pas en avance : la recherche est toujours fondée sur une organisation avec des pontes, des têtes de réseau, qui le font vivre plus ou moins directement par les citations, les signatures, les programmes de recherche, etc. Au sein de ces jeux de pouvoir se nichent des inégalités femme-homme très importantes.
Pour changer cela, il faudrait donc changer le système dans son intégralité ?
↳ Oui, la vigilance doit être permanente. Ce qui me frappe est que les femmes sont moins encouragées que les hommes à être d’excellentes chercheuses. Des études montrent qu’au moment des recrutements, un jeune chercheur se présentant avec un ou deux enfants est plein d’espoir, porteur d’une dynamique et d’un potentiel encore inexploité… Alors qu’une femme dans la même situation est considérée comme “au bout”, son potentiel ne ferait que diminuer par la suite. Ces représentations sexuées et genrées restent ancrées dans la recherche, elles sont difficiles à modifier.
Les Anglo-saxons ont-ils un train d’avance ?
↳ Oui mais il ne faut pas fantasmer sur la recherche anglosaxonne, également basée sur des leaders. Appelons ça l’effet Raoult, si vous voulez : une “grande gueule” qui utilise ses pouvoirs pour imposer sa vision, ses choix, ses recherches, récolter des subventions et qui finit par devenir incontournable dans son domaine.
Pourtant, vous êtes chercheuse et votre communauté a permis l’éclosion du discours que vous portez, non ?
↳ Il est vrai qu’elle m’a produite mais je me suis également beaucoup produite moi-même ! J’ai eu deux enfants pendant ma thèse et au moment de postuler pour devenir maître de conférence, j’ai été reçue dans le bureau du directeur du laboratoire qui m’a fait une réflexion sur mes enfants et le fait qu’avoir travaillé en dehors de l’académie un temps pour les nourrir était une sorte de trahison. J’y suis ensuite revenue mais on ne vous aide jamais, y compris dans les sciences sociales, il n’y a pas de bienveillance pour les femmes.
« Les chercheurs refusent le débat sur le financement de la recherche, surtout ceux qui en tirent partie »
Sandrine Rousseau
La génération sortante tient les rênes. Dans dix ans, la situation aura-t-elle changé ?
↳ Le nombre de maîtres de conférence femme augmente il est vrai mais le plancher collant et le plafond de verre n’ont pas pour autant disparu. Je ne compte pas sur le temps et une sorte de processus naturel pour les faire disparaître, cela prendrait probablement 250 ans. Nous devons le faire plus tôt.
Certains secteurs, comme la santé, semblent attirer plus les femmes. L’égalité stricte discipline par discipline est-elle souhaitable ?
↳ À partir du moment où certaines disciplines sont purement masculines — ou féminine d’ailleurs —, cela dénote une hiérarchie de la recherche qui n’est pour moi pas saine car elle implique une reproduction permanente. Que ce soit en physique, en informatique et en mathématiques, qui sont les trois domaines les plus masculins et à l’inverse en psychologie et en lettres, qui sont les plus féminisés, il faut “mixer” dans les deux sens et viser plus haut. L’université et la recherche doivent être en avance de la société sur son organisation. Il ne s’agit pas de la ramener uniquement à des productions scientifiques car les biais de genre les influencent. Un exemple en médecine avec le peu de recherches menées sur la santé des femmes ; les retards de règle pendant le Covid ont notamment été très peu documentés. Ce n’est pas acceptable.
Avec l’ambiance générale autour des questions de genre, des chercheurs travaillant sur ces sujets seraient-ils écoutés ?
↳ Ce sujet est à la fois important et très difficile à explorer. La recherche se nourrit d’indépendance et doit être également considérée comme un contre pouvoir. Or cette indépendance a été sévèrement attaquée depuis une vingtaine d’années en obligeant les chercheurs à trouver des financements. Cette politique a certes quelques avantages mais aussi des inconvénients, surtout quand elle est couplée avec des financements privés. C’est un débat que notre société n’a pas eu et que les chercheurs refusent en partie, surtout ceux qui y trouvent leur intérêt. Valérie Pécresse a été une des instigatrices de ce schéma d’excellence qui n’a jamais été remise en cause.
« La politique permet de me donner l’illusion de temps en temps que je fais bouger les choses. »
Sandrine Rousseau
Que comprennent de la recherche les non chercheurs que vous rencontrez ?
↳ Sincèrement, peu de choses. La notion de publication est très peu appréhendée et confondue avec un article publié dans un quotidien. Quant à la méthodologie de recherche, elle n’est pas du tout entendue. Le secret des échanges au sein du conseil scientifique pendant le Covid, où les sciences sociales étaient longtemps absentes, a alimenté la méfiance et la question écologique est passée à la trappe. Pour moi, on a loupé l’essentiel en sauvegardant les politiques qui ne seront pas ou peu poursuivies mais nous n’avons pas réfléchi à notre société et aux impacts de cette crise. L’explosion des hospitalisations psychiatriques des enfants que nous constatons en ce moment est semble-t-il une conséquence directe des années que nous avons vécues. Nous ne l’avons pas anticipé parce que les sciences sociales n’ont pas été écoutées et qu’on les soupçonne d’avoir des biais politiques, ce qui est grave.
Êtes-vous toujours chercheuse, au final ?
↳ J’ai un rapport à la recherche étrange : mon sujet a toujours été les questions économiques et sociales, ce qui a généré très tôt de l’écoanxiété ! Quand je lisais au début de ma thèse les rapports internationaux, je devais faire des pauses. Je me suis posé la question de mon utilité, ce qui a généré des allers-retours entre recherche et militantisme. La politique permet de me donner l’illusion de temps en temps que je fais bouger les choses. Je ne peux pas me contenter d’écrire, il faut que j’agisse aussi. C’est à la fois une de mes forces et une de mes faiblesses. Je continue à lire énormément de recherches, je pense faire partie des personnels politiques qui en lisent le plus, malgré la réputation d’antiscience que mes adversaires m’ont faite.
Pourquoi ?
↳ J’ai eu cette phrase : « Je préfère des sorcières qui jettent des sorts, plutôt que des ingénieurs qui construisent des EPR », qui faisait référence à la naissance de l’écoféminisme et au désastre économique qu’est l’EPR de Flamanville. Antiscience, moi ? J’en suis à l’opposé, tout comme les écologistes qui se basent constamment sur les résultats de la science pour appuyer leur politique.