La recherche sur l’innovation est-elle délaissée en France ?
Nous sommes assez peu à nous intéresser à l’innovation mais ce n’est pas propre à la France. En partie parce que le sujet est traité par d’autres disciplines connexes dans des écoles de commerce par exemple. Ceci étant dit, les contre-exemples historiques ou plus contemporains existent : Joseph Schumpeter [mort en 1950, il a théorisé la « destruction créatrice », NDLR] a pensé l’innovation, tout comme Philippe Aghion [membre entre autres du Conseil d’analyse économique, NDLR]. L’approche « macro », avec des données agrégées est souvent utilisée pour analyser l’innovation. Mes travaux empruntent au contraire des angles microéconomiques, en utilisant des données sur des individus ou des entreprises et tentent de pointer des causalités, plutôt que des corrélations.,. Je suis économiste certes mais j’inclus dans mes travaux des apports de la sociologie.
« Si vous êtes issus d’une famille dans le « top 10% » de la distribution des revenus, il y a 7 fois plus de chance que vous deveniez innovateur »
Un chercheur est-il par définition un innovateur, selon vous ?
Dans ce livre, j’ai une approche très large de l’innovation, ma réponse sera donc : oui. Tous les chercheurs sont des innovateurs, de la même manière que les inventeurs ou les innovateurs « commerciaux » qui lancent de nouveaux produits sur un marché donné. On fait souvent une distinction entre science et innovation mais dans mon ouvrage, les constats sont généraux et englobent les carrières scientifiques.
Vous apportez des données précises sur la sociologie des innovateurs. Au sortir du livre, on a l’impression d’une innovation faite par les hommes pour les hommes, par les blancs pour les blancs, par les riches pour les riches. Vous confirmez ?
Le titre vient de là : une fois décrites les origines sociales des innovateurs, des inventeurs, des chercheurs et on voit que les personnes qui peuplent ce milieu sont en majorité des hommes, venant de milieux aisés. Ces constats ne sont pas très surprenants en eux-mêmes mais ce qui m’a surpris est l’ampleur de ces disparités, notamment en fonction des origines sociales. Si vous êtes issus d’une famille dans le « top 10% » de la distribution des revenus, il y a 7 fois plus de chance que vous deveniez innovateur — au sens large du terme encore une fois —, comparé à quelqu’un issu d’une famille en-deçà de la médiane des revenus. De surcroît, ces origines influent sur le type de problème que vous allez tenter de résoudre : il y a une « homophilie » entre les innovateurs et leurs consommateurs. Ouvrir ces carrières à des profils différents devrait être un pilier central de la politique d’innovation en France, tout comme dans de nombreux d’autres pays. Or ce levier n’est aujourd’hui pas pris au sérieux. Très peu de financement de France 2030 [doté de 54 milliards d’euros, NDLR] sont fléchés vers ces questions. Comment sensibiliser la nouvelle génération à ces problématiques alors qu’il y a des disparités énormes à résultats scolaires égaux en fonction des territoires ? Une vraie politique en ce sens permettrait de décupler notre potentiel d’innovation et de réduire des inégalités, qu’elles soient femmes/hommes, intergénérationnelles ou liées aux territoires.
« Il faut écouter les peurs et les envies du plus grand nombre »
Par quoi commencer ?
La société civile doit être associée à ce processus, il faut proposer des exemples, des incarnations capables de les inspirer, au travers de personnes qui leur ressemblent. Quand une femme vient présenter sa carrière de scientifique dans des classes, la proportion de filles en prépas scientifiques augmente. Cela a été analysé en Île-de-France sur une population de 20000 élèves : une intervention courte, d’une heure et demi à peu près, a suffi [publiée par l’Institut des politiques publiques, l’étude a été menée suite à des actions de la Fondation L’Oréal, NDLR]. Ce résultat est frappant, la parité peut être rétablie de cette manière [un résultat modéré par d’autres : l’effet s’observe principalement parmi les élèves les plus « performantes » et dépend beaucoup de l’intervenante. Sur ce sujet, lire aussi notre analyse sur les femmes et les maths, NDLR].
Les politiques d’innovation — France 2030 en tête — se décident en petit comité parmi un aréopage de hauts fonctionnaires, dites-vous. Comment encore une fois inclure la société dans ces décisions pourtant structurantes ?
Cette partie du livre ne s’appuie pas sur des travaux de recherche en économie, il s’agit d’une intuition de ma part. Le fait est que nous savons organiser des concertations citoyennes, des institutions comme le Conseil économique, social et environnemental (Cese) sont déjà sur pied tout comme le Conseil national de la refondation [structure de concertation citoyenne lancée par Emmanuel Macron en 2022, NDLR]. Or aucunes de ces structures ne sont associées à la politique d’innovation : il faudrait y remédier en organisant par exemple une convention citoyenne sur l’IA générative. En sortira-t-il quelque chose d’utile et de fécond ? La convention citoyenne sur le climat a été critiquée mais celle sur la fin de vie conduira à une nouvelle loi, il ne faut donc pas perdre espoir. Il faut écouter les peurs et les envies du plus grand nombre : ce type de cénacle vient compléter des institutions par essence assez peu ouvertes, parce qu’à la main de la haute administration, de grandes entreprises ou de chercheurs.
« Le Crédit impôt recherche est très coûteux, presque deux fois le budget du CNRS »
Les résultats en demi-teinte de la convention pour le climat ne sont-ils pas l’illustration que ce partage des pouvoirs est difficile à mettre en œuvre par les politiques aujourd’hui, Emmanuel Macron en tête ?
Tout reste à inventer, je vous l’accorde. Concernant la convention climat, toutes les mesures proposées n’ont effectivement pas été reprises par l’exécutif, malgré la promesse initiale. Il faut a minima être plus clair sur les attendus et y associer le Parlement. La Convention sur la fin de vie est certainement un meilleur exemple à suivre, on verra ce qu’il advient de ses conclusions.
Venons-en au Crédit impôt recherche (CIR) : ces sept milliards d’euros annuels ont été éreintés par de nombreux rapports. Or cette niche fiscale est défendue par le ministère de l’Économie, que faut-il en faire aujourd’hui ?
Le CIR est effectivement très coûteux, presque deux fois le budget du CNRS. La vraie question est : y a-t-il un effet d’entraînement [quand un investissement dans un secteur donné stimule l’activité dans un autre, NDLR] sur les dépenses de recherche et développement ou ne s’agit-il que d’un effet d’aubaine pour les entreprises qui y ont recours ? Plusieurs rapports ne montrent pas cet effet d’entraînement. Il faudrait donc a minima faire évoluer le dispositif en subventionnant plus fortement les euros supplémentaires dépensés par rapport à l’année précédente. Ces propositions recueillent l’assentiment des grandes entreprises, qui y voient un encouragement à l’innovation. Une autre approche serait de le concentrer sur les plus petites entreprises où l’effet d’entraînement est plus fort. Le CIR n’a pas évolué depuis 2008 et son évolution serait bien perçue si on le redessinait en le rendant plus efficace. L’argument de Bruno Le Maire et d’autres est que toucher au CIR serait un mauvais signal pour l’innovation mais on pourrait le faire précisément en améliorant la politique d’innovation.
« Les inventeurs solitaires n’existent plus »
L’innovation passe aujourd’hui essentiellement par la création de startup mais est-ce la meilleure façon d’innover ?
Il faut regarder les créations d’emplois qui sont liées, ainsi que les hausses de productivité. Les petites et jeunes entreprises, dont les startup, jouent un rôle important avec cette intuition qu’un nouvel entrant ne cannibalise pas ses propres productions tout en délogeant des grands groupes, même si ces derniers jouent mécaniquement un grand rôle, évidemment. Il faut également veiller à ce qu’elles ne soient pas entravées, notamment en France où existent des dispositifs d’aide aux entreprises, d’appels à projet pour lesquels les grands groupes sont mieux outillés en surmontant toutes les barrières administratives.
Si l’innovation se joue sur plusieurs décennies, les politiques, qui raisonnent souvent sur un mandat, ont-ils intérêt à agir ?
Ses effets se manifestent à long terme — souvent une trentaine d’années — mais il reste politiquement porteur de produire un discours sur l’innovation surtout si elle permet de réduire les inégalités entre consommateurs, entre salariés. Un argumentaire peut aussi être développé autour de la souveraineté. Nous avons déjà des exemples de ce type de discours à long terme voire à très long terme, notamment sur la transition écologique ou la réforme des retraites, ce n’est donc pas une fatalité. Il faudrait décaler la focale des plans d’investissement, des subventions qui donnent lieu à des effets d’annonce souvent spectaculaires, pour mettre l’accent sur l’innovation par l’éducation, l’orientation. Inaugurer une pile atomique est aujourd’hui mieux vu qu’aller rencontrer des élèves dans des classes mais on peut changer cela.
« L’éducation est aujourd’hui l’angle mort de la politique d’innovation »
Vous mettez en avant le concept d’innovation « rhizomique » d’essence collaborative, portée par des équipes mais la figure du « self made man », du génie solitaire, a la vie dure…
C’est vrai, certaines personnes — Elon Musk, Steve Jobs — incarnent leurs innovations, qui sont en réalité le produit d’un travail d’équipe de longue haleine. Mais les travaux de mon confrère Ben Jones [économiste à la Kellogg school of management, NDLR] tendent à montrer que les choses évoluent. Les hommes de la Renaissance, inventeurs solitaires, n’existent plus, le travail d’équipe est indispensable. Le but du livre est de montrer que les processus de diffusion sont très lents, même quand il s’agit de nouveaux produits, bien qu’aujourd’hui — je pense à l’arrivée de l’IA générative il y a seulement un an — le processus semble s’accélérer.
La France est-elle une startup nation, comme Emmanuel Macron l’a souhaité au début de son mandat ?
Les chercheurs sont très bien placés pour produire de l’innovation à visée commerciale car le processus de recherche est similaire, on le voit dans de grands labos de recherche. Je n’ai pas étudié spécifiquement cette question mais nous avons en France un rapport à l’argent, à la mondialisation, au capitalisme différent en France, plus critique. Cela joue probablement un rôle sur l’envie des chercheurs de se lancer dans l’innovation commerciale. Des choses ont été mises en place, des financements accordés — France 2030, BPIFrance… L’angle mort de cette politique reste aujourd’hui l’éducation, la découverte des carrières scientifiques et de l’innovation… Ces sujets sont quasiment absents des financements de France 2030 alors qu’ils devraient être macro économiquement au moins aussi importants, d’autant qu’ils se justifient en termes d’investissement. Nous sommes en période de restriction budgétaire mais certaines politiques éducatives peuvent s’autofinancer en permettant de récolter plus de recettes fiscales à long terme, j’en donne quelques exemples dans mon livre.