🍀 Ces autistes que l'on ignore



09 juillet 2021 | La recherche et sa pratique 
A la découverte
de l’autisme

Les pieds dans le plat. « Bonjour, je voudrais faire un article sur les chercheurs atteints d’autisme », ai-je eu le malheur de dire à Julie Dachez, elle qui en a marre de ce genre de vocabulaire : « L’autisme n’est pas une pathologie ! »
C’est dire mon inculture totale de cette condition neurologique portée par environ 1% de la population, qui peut prendre des formes très variées. On se concentrera ici sur les adultes dits Asperger et à haut niveau de fonctionnement.
Ce premier épisode présente ces autistes anonymes ou non qui ont parfois ignorés longtemps l’être. Le second volet portera sur les initiatives pour améliorer leur inclusion dans l’enseignement supérieur et la recherche.

A très vite,
Lucile de TMN

 PS.  Durant mes diffĂ©rentes interviews, j’ai Ă©tĂ© marquĂ©e par la luciditĂ© et la franchise de ces chercheurs autistes, dont beaucoup travaillent encore masquĂ©s – on pourrait mĂŞme dire doublement masquĂ©s par les temps qui courent. Un grand merci Ă  eux.


Au sommaire de ce numéro
  • Ces chercheurs autistes que tous ignorent
  • Ils tĂ©moignent de leur diffĂ©rence
  • Des infos en passant
  • Votre revue de presse express
  • Et pour finir avec humour



Dix minutes de lecture en immersion



Ces chercheurs autistes que tous ignorent


Ni vu, ni connus : les autistes que nous avons interviewés sont des chercheurs comme les autres. Mais comment vivent-ils dans le monde académique ?




La connaissez-vous ?
C’est normal, cette personne n’existe pas,
Un nouveau monde. Camille*, 33 ans, Noémie*, 37 ans, Victor*, 37 ans. Tous trois sont enseignants-chercheurs et viennent d’être diagnostiqués : ils sont autistes. A la fois lucides et pleins de recul sur leur différence, ils sont néanmoins encore sous le choc. Il y a quelques mois l’autisme était encore abstrait pour eux.
Bien masqués. Ils viennent rejoindre leurs collègues Julie, 36 ans, diagnostiquée à 27 ans, Adeline, 37 ans, diagnostiquée à 30 ans et Catherine*, 56 ans, diagnostiquée à 40 ans. Si tous (▼ dont les portraits sont à lire ▼) ont ignoré si longtemps leur différence, c’est tout simplement qu’ils arrivent plutôt bien à la cacher.
Passionnés. Il faut d’abord dire que la recherche attire particulièrement les personnes porteuses d’un autisme dit “de haut niveau”. « C’est un environnement très propice pour les personnes autistes car on peut se focaliser sur un sujet », témoigne Adeline Lacroix, doctorante en neurosciences et autiste.

« La recherche est un environnement très propice pour les autistes »


Adéquation. S’ils trouvent un sujet qui correspond à un de leurs intérêts spécifiques, les personnes avec ce profil peuvent ainsi se donner à fond dans la recherche, y exceller et s’épanouir. Très tôt reconnue pour ses travaux en littérature anglaise et félicitée pour sa thèse, Noémie* trouve une vraie jouissance dans la recherche.
Naturel. Et ce, grâce Ă  sa prĂ©disposition Ă  repĂ©rer des “patterns”. La chercheuse en sciences cognitives Fabienne Cazalis analyse : « beaucoup de chercheurs ont des traits autistiques car la capacitĂ© Ă  systĂ©matiser fait partie des traits requis pour ĂŞtre un bon chercheur ». Ce qui fait dire Ă  HĂ©lène Vial que « les autistes sont naturellement chercheurs ».
Trop honnĂŞte ? Mais tout cela ne va pas sans effort car la communication n’est pas leur fort – en tous cas celle avec les non-autistes –, surtout quand elle n’est pas explicite. Adeline a ressent quelques difficultĂ©s : « Parfois les demandes sont trop floues, pas assez carrĂ©es ». Catherine*, qui se considère comme trop franche, elle a l’impression de ne faire ni dire ce qu’on attend d’elle.

Bilingue au quotidien. Dans les réunions, il faut pas mal d’efforts à Victor* pour à la fois rester concentré sur la partie scientifique et donner le change. C’est un peu comme communiquer dans une langue étrangère, avec une culture différente : on a toujours peur de mal interpréter ou d’être mal compris et, le soir, après de longues discussions, c’est l’épuisement.
« Le camouflage entraîne une charge cognitive importante »
CamĂ©lĂ©on. C’est pourquoi, plus ils masquent leur diffĂ©rence, plus ils sont intĂ©grĂ©s au sein de leur labo, plus ils risquent de s’épuiser rapidement. Â« Le problème est que le camouflage entraĂ®ne une charge cognitive importante », dĂ©plore Julie Dachez. Victor* aime la compagnie des autres mais ça lui est difficile de tenir sur la durĂ©e. NoĂ©mie* s’était impliquĂ©e socialement au labo, avant de s’écrouler.
Superposition. La fatigue gĂ©nĂ©rĂ©e par des interactions sociales Ă  dĂ©coder est dĂ©cuplĂ©e par la multitude des tâches. Julie Dachez se sent « Ă©clatĂ©e par le multitasking : c’est vrai pour tous les chercheurs, mais c’est encore plus problĂ©matique pour des autistes qui peuvent avoir des difficultĂ©s Ă  passer d’une tâche Ă  une autre ».
Innocence. Autant de charges cognitives qui accompagnent un poste Ă  l’universitĂ©. Â« La prĂ©caritĂ© me donnait paradoxalement un certain confort car les postes Ă©taient temporaires et il n’y avait pas besoin de s’impliquer dans la vie des Ă©quipes ou d’assumer en plus des responsabilitĂ©s administratives », tĂ©moigne NoĂ©mie*. 


« La précarité me donnait paradoxalement un certain confort »
Sans voix. Ainsi, le burnout est survenu dès la première annĂ©e en poste de maĂ®tre de confĂ©rences pour NoĂ©mie* et Camille*. Cette dernière Ă©tait dĂ©jĂ  bien Ă©puisĂ©e par les concours et les fameuses auditions qui l’accompagnent : « Avant, c’était trois mois de prĂ©paration, après, quatre mois oĂą j’étais incapable de parler, de travailler… Â»
Anticipation. Comme l’explique Victor*, les inquiétudes liées à l’audition ne portent pas sur les aspects scientifiques mais sur la compréhension des questions du jury, parfois vagues ou implicites : « Je me suis entraîné à imaginer toutes les formulations possibles ».
Projection. D’où le burnout, qui les mènera à des consultations en psychologie et finalement au diagnostic. Celui-ci, positif, c’est un soulagement : enfin la possibilité de mettre des mots sur leur “quelque chose de différent” et d’envisager trouver un rythme qui leur convient réellement…
* Les prĂ©noms ont Ă©tĂ© modifiĂ©s car ces personnes n’ont pas fait leur « coming out Â».


A fleur de peau
HypersensibilitĂ© auditive, visuelle, olfactive ou du toucher : c’est une autre facette de l’autisme, parfois moins connue. Entre les nĂ©ons qui flashent, la climatisation qui souffle trop fort ou les collègues qui discutent dans le bureau d’à cĂ´tĂ©, les perturbations sont courantes et ajoutent Ă  la fatigue cognitive.


Vous voulez réagir ? On vous lira

Ils témoignent de leur différence


Portraits express de sept chercheurs autistes en quête de liberté, certains anonymes, d’autres non.




Cette personne n’existe pas non plus
 NoĂ©mie* est une jeune universitaire.  Douce, brillante, bien intĂ©grĂ©e dans son labo, elle Ă©tait certainement la collègue parfaite – son syndrome de l’imposteur n’y Ă©tant certainement pas Ă©tranger. Mais elle n’a pas tenu, le chaos institutionnel de la Covid l’ayant frappĂ© de plein fouet. Aujourd’hui, elle ressent le besoin de s’éloigner gĂ©ographiquement, cognitivement et socialement, de « mettre des tampons » entre elle et son travail.
 Adeline Lacroix  Ă©tait enseignante en primaire puis dans le secondaire jusqu’à son burnout suivi d’un diagnostic “Asperger” en 2014. Elle a ensuite repris des Ă©tudes en psychologie et neurosciences, pour faire de la recherche… sur l’autisme ! En parallèle de son doctorat en cours Ă  Grenoble, elle vulgarise l’autisme au grand public et intervient sur les femmes et l’autisme (voir encadrĂ©).
 Catherine* a connu l’isolement  mais a profitĂ© de la libertĂ© qui s’offrait Ă  elle pour organiser sa recherche. CĂ´tĂ© administratif, elle a pris des responsabilitĂ©s pendant quelques annĂ©es pour « faire sa part », mĂŞme si c’était Ă©puisant pour elle. A 56 ans, elle souffle enfin, aujourd’hui satisfaite et reconnue pour ses travaux dans une discipline très rare. Un espoir pour les plus jeunes.
 HĂ©lène Vial  est maĂ®tre de confĂ©rence en littĂ©rature latine. Les appels Ă  projets la bloquent, notamment sur les projections financières qui restent très abstraites pour elle. Elle aspire Ă  un poste de professeur mais craint le plafond de verre. Très investie dans le programme Aspie-friendly (dont nous reparlerons), elle dĂ©crit l’autisme dans une sĂ©rie de vidĂ©os.
 Camille* se sent en profond dĂ©calage  avec ses collègues car elle accumule les diffĂ©rences : autiste, non-binaire, look particulier… Chercheuse en communication, elle ne supporte pas l’injustice, comme par exemple « qu’on ne respecte pas ou qu’on modifie les règles pour favoriser des intĂ©rĂŞts personnels ». Responsable d’un master, elle y apprĂ©cie son autonomie et la reconnaissance des Ă©tudiants.
 Julie Dachez  a Ă©tĂ© diagnostiquĂ©e avant d’avoir son poste et recrutĂ©e en partie grâce Ă  ça : « le fait que je sois directement concernĂ©e leur a semblĂ© ĂŞtre un atout ». Elle mène donc des recherches sur l’autisme dans le domaine des disability studies et appelle Ă  revoir le modèle social du handicap. Elle est l’auteur d’une bande dessinĂ©e et d’un livre sur l’autisme.
 Victor* travaille en salle de manip’  principalement seul â€“ il a sa spĂ©cialitĂ© au sein de l’équipe –, très concentrĂ©, avec des bouchons d’oreilles. Ce biologiste repère tout ce qui n’est pas fait « dans les règles de l’art » et il le dit franchement sans forcĂ©ment bien manier les compliments – qu’il appelle “ponctuations sociales”. Il regrette qu’étudiants ou collègues le prennent personnellement.


 L’autisme au fĂ©minin
Mais pourquoi tant de femmes parmi les tĂ©moignages ? C’est la tendance inverse au niveau des diagnostics : seulement une femme pour neuf hommes autistes de “haut niveau”. Les causes de cette sous-reprĂ©sentation ? Des signes plus discrets chez les femmes autistes et un diagnostic construit sur des cas masculins. C’est ce qui pousse des femmes comme Julie Dachez (ici sur Brut) ou Adeline Lacroix (en confĂ©rence) Ă  prendre la parole en public pour tenter de changer la donne.


 Des infos en passant   Les mĂ©susages de l’open science en temps de Covid dĂ©noncĂ©s dans cet article de BMC Medical Research Methodology //////// Vous pĂ©dalez ? RĂ©pondez Ă  l’enquĂŞte sur le vĂ©lo avant/après confinement pour aider vos collègues en sciences sociales //////// 



//////// La publication des rapports des reviewers, tout le monde n’est pas pour. Un Ă©cologue explique pourquoi //////// La propriĂ©tĂ© intellectuelle : pas forcĂ©ment le sujet le plus sexy mais ça pourrait vous ĂŞtre utile de suivre ce MOOC concoctĂ© par l’Inpi ////////


Votre revue de presse express


  • Arrogance. La science a-t-elle toujours raison ? L’historienne des sciences Naomi Oreskes rappelle dans Scientific American que le monde est bien plus complexe que l’on voudrait se le reprĂ©senter.
  • DĂ©sinformation. Notre humanitĂ© serait-elle en danger Ă  cause des rĂ©seaux sociaux ? Une Ă©quipe interdisciplinaire de chercheurs donne l’alerte. Interview croisĂ©e de deux d’entre eux dans The Vox.
  • Zadiste. Les chercheurs se comportent-ils comme des colons ? C’est l’impression de Marianne, chercheuse Ă  Saclay, qui lutte contre le projet de la ligne 18 du mĂ©tro. Un reportage de Reporterre sur le plateau.


Et pour finir…
—
C’est avec tout l’humour qui le caractérise que Josef Schovanec, docteur en philosophie, autiste et passionné de voyages, nous encourageait il y a quelques mois à profiter du confinement pour « vivre à la façon autistique » : peu d’interactions sociales, une grosse dose de lecture et de méditation et finalement, du bonheur !