Anne L’Huillier : « Je suis en général contre la discrimination positive »

Prix Nobel en 2023, la physicienne Anne L’Huillier raconte sa vie bien remplie de scientifique, tout en préparant la suite.

— Le 25 septembre 2024

Photo par Lunds Tekniska Högskola
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À quoi ressemble la vie d’une jeune prix Nobel ?

C’est une vie très remplie avec beaucoup de voyages, de conférences… et de mails. Je passe plus d’une ou deux heures par jour à répondre aux sollicitations et j’ai donné près de 80 conférences, notamment grand public, sur l’année qui vient de s’écouler. Pour l’instant, je donne la priorité à l’Europe et plus particulièrement à la Suède et à la France. L’intérêt français me réjouit mais je dois parfois rappeler que je n’habite pas en France et donc que je ne peux pas venir facilement y donner une présentation.

Étiez-vous préparée à autant de sollicitation ?

Pas du tout. On ne se rend pas compte du changement que c’est : après presque un an, je commence tout juste à m’y habituer et à en accepter les conséquences. Pour un certain temps, mon métier sera de faire de la représentation scientifique. 

« Si j’avais été un homme ma carrière aurait été complètement différente (…). J’ai bénéficié d’une aide pour obtenir mon poste en Suède »

Vous faisiez partie du comité Nobel, comment se sont déroulées les dernières années ?

Je ne suis effectivement plus dans le comité depuis 2015 [Anne L’Huillier a obtenu le prix Nobel en 2023, NDLR]. Pendant quelques années, j’ai simplement été mise à l’écart de certaines discussions à l’Académie des sciences royale de Suède. Et les deux dernières années, on m’a demandé de ne plus du tout participer aux réunions ; ils ont fait très attention à ce qu’il n’y ait pas de conflits d’intérêt. La seule chose que je pouvais deviner c’est que j’étais nominée. Mais ça ne veut pas dire grand-chose : des centaines de physicien·nes le sont chaque année. 

Lorsqu’on mène ses recherches, se doute-t-on qu’on peut éventuellement recevoir un prix Nobel ?

J’ai commencé à l’envisager après avoir eu le prix Wolf [remis par la fondation Wolf chaque année, c’est le prix le plus prestigieux après le Nobel en physique, NDLR] il y a deux ans : un certain nombre de personnes ont eu ce prix avant d’avoir le prix Nobel. Mais je pensais que c’était un petit peu tôt pour notre domaine de recherche : j’imaginais que, pour avoir un prix Nobel, les découvertes devaient être abouties importantes pour la société. 

Vous disiez que votre métier a changé mais continuez-vous  tout de même la recherche ? 

Depuis que j’ai reçu le prix Nobel, je compte — encore plus qu’avant — sur mes plus jeunes collègues pour continuer nos activités de recherche. En réalité, c’est un processus que j’avais déjà entamé avant même de le recevoir : je m’approche de la retraite et je voulais que l’équipe puisse continuer et reste très forte sur le plan international, même après mon départ. Le prix Nobel a simplement accéléré ce processus. Je ne pense pas retourner à une activité de chercheur autant qu’avant : le travail de représentation attendu d’un prix Nobel semble durer plus d’un an. J’ai déjà des voyages prévus sur les deux années à venir. Disons que je vais faire une transition progressive vers une retraite plus ou moins occupée.

« [En Suède] partir tôt pour aller chercher [ses enfants] à la sortie de l’école est totalement accepté »

Beaucoup de prix Nobel profitent de l’attention médiatique pour porter certains sujets sur le devant de la scène. Quel est votre cheval de bataille ?

Je préfère ne pas utiliser le statut de prix Nobel pour faire de la politique, j’estime que ce n’est pas mon rôle. Par contre, je suis consciente que je suis devenue un modèle, un peu malgré moi, particulièrement pour les jeunes femmes, et je ne veux pas les décevoir. Un message que je veux faire passer c’est que l’on peut concilier vie de famille et vie de scientifique. Le modèle suédois est assez souple et il est peut-être plus facile de concilier les deux que dans d’autres pays. Les horaires sont adaptés à ceux des enfants et partir tôt pour aller les chercher à la sortie de l’école est totalement accepté. Rien n’empêche de recommencer à travailler plus tard dans la journée. C’est une société très ouverte pour les familles.

En tant que femme, qui plus est en physique, est-ce que faire carrière a été difficile pour vous ?

Oui et non. Nous sommes sujettes à des biais inconscients mais on est aussi plus visibles puisque souvent en minorité. Si j’avais été un homme ma carrière aurait été complètement différente et je ne sais pas si j’en serais arrivée là où je suis aujourd’hui. J’ai bénéficié d’une aide pour obtenir mon poste en Suède : vers la fin des années 90, des quotas pour les femmes ont été mis en place par le ministre de l’Éducation de l’époque [ils ont finalement été interdits par la Cour de Justice européenne, relire notre analyse, NDLR]. L’agence nationale de la recherche scientifique en Suède avait fait une sélection des domaines où des femmes compétentes pouvaient candidater. J’ai eu la chance d’arriver juste au bon moment. 

« Pendant de nombreuses années, j’ai caché la nature de mon poste (…) Après un prix Nobel, ça ne me pose évidemment plus de problèmes »

Quel est votre avis sur la discrimination positive ?

Je suis en général  contre la discrimination positive, les hommes et les femmes doivent évidemment être jugés sur les mêmes critères. Cependant, j’ai eu la chance extraordinaire de pouvoir bénéficier d’un poste de la sorte à l’époque, ce qui m’a permis de rentrer dans le système académique suèdois. Le problème, c’est que ces postes sont considérés comme “moins biens” par beaucoup de monde. Pendant de nombreuses années, j’ai caché la nature de mon poste. Aujourd’hui, après un prix Nobel, ça ne me pose évidemment plus de problèmes d’en parler [rires], je pense que plus personne ne viendra me dire que je ne le méritais pas. Et je trouve au contraire que c’est une histoire intéressante. 

Vous avez participé aux rencontres Lindau-Nobel en juillet dernier, qu’est-ce qui vous y a marqué (relire notre analyse sur le sujet) ?

L’enthousiasme des jeunes avec qui j’ai discuté m’a beaucoup frappée. Comme j’étais la dernière prix Nobel de physique en date et qui plus est une femme, j’étais submergée d’étudiants qui voulaient avoir un selfie ou des autographes, c’était presque trop ! Personnellement, j’aurais préféré parler un peu plus de physique et avoir moins d’effet “rock star”. Mais ça a l’air d’apporter beaucoup aux jeunes, donc on doit réitérer ce genre d’événement. 

«  La majorité des doctorants [en Suède] se tournent vers l’industrie »

Le doctorat reste peu reconnu en France et attire moins qu’avant. Qu’en est-il en Suède ? 

Le doctorat y attire pas mal de jeunes, bien que les ingénieurs bénéficient d’offres d’emploi rapidement après leurs études. Le doctorat n’est pas perçu uniquement comme une ouverture vers l’académie mais aussi comme une façon d’entrer dans le monde de l’industrie. Les docteurs possèdent des connaissances approfondies dans un domaine, certes, mais surtout une capacité à résoudre des problèmes, quel que soit le sujet, avec des facultés d’écriture, de communication… La majorité des doctorants se tournent donc vers l’industrie – parce qu’ils n’ont pas envie d’aller faire un postdoc à l’étranger ou d’accepter les sacrifices pour entrer dans une carrière académique. Seuls les doctorants extrêmement motivés restent dans l’académie.

Avez-vous connu les aléas des postdocs ?

Non, la situation était très différente : actuellement, il est plus difficile d’obtenir un poste rapidement. J’ai fait un postdoc en Suède durant seulement six mois car un poste permanent au CEA à Saclay m’était promis. J’ai ensuite effectué deux séjours de six mois aux Etats-Unis, un à l’Université de Californie du Sud et l’autre un peu plus tard dans ma carrière sur une invitation assez prestigieuse au laboratoire national de Lawrence Livermore en Californie. 

« Voir la reconnaissance de la France pour ce prix Nobel, comme si je n’étais jamais partie, m’a beaucoup touchée »

Pourquoi avoir choisi la physique ? Qu’est-ce qui vous a passionnée ?

Au départ, c’est la physique atomique et quantique qui m’intéressaient, plutôt que les lasers. En DEA à l’École normale supérieure, mes professeurs Serge Haroche [prix Nobel 2012, NDLR] ou Claude Cohen-Tannoudji [prix Nobel 1997, NDLR] m’ont beaucoup inspirée et m’ont donné envie de m’intéresser à l’interaction entre les atomes et la lumière. Puis on m’a proposé un doctorat sur l’interaction entre des atomes et des lasers de forte intensité au CEA et j’ai adoré travailler dans ce domaine. 

Et pourquoi avez-vous quitté la France ?

Pour des raisons privées. J’étais très triste de quitter mon labo au CEA et j’ai toujours essayé de garder de bons contacts avec mes anciens collègues. Voir la reconnaissance de la France pour ce prix Nobel, comme si je n’étais jamais partie, m’a beaucoup touchée. Les premières découvertes qui m’ont mené à ce prix ont été faites quand j’étais en France.

Vous faites de la recherche très fondamentale. Face aux défis mondiaux actuels (changement climatique, conflits géopolitiques…), en quoi est-ce crucial de continuer à financer de telles recherches ?

Cette recherche fondamentale permet de faire de nouvelles découvertes et notre domaine en est l’exemple parfait : les impulsions attosecondes sont basées sur la génération d’harmoniques, un phénomène découvert un peu par hasard. Tous ces travaux ont été menés sans perspectives d’applications et, aujourd’hui encore, beaucoup reste à faire avant d’arriver à des applications concrètes. L’une d’entre elles est en train de voir le jour  : le contrôle de circuits imprimés avec une grande précision à de très petites échelles.

« La responsabilité [de leurs recherches] ne doit pas être imputée aux scientifiques »

Et parfois, la recherche mène à des applications néfastes : avec d’autres prix Nobel, vous avez signé un manifeste contre les armes nucléaires à Lindau.

Il s’agissait de rappeler le manifeste signé en 1955 par les prix Nobel de l’époque. Le tout en parlant avec les jeunes des dangers qui nous menacent actuellement, notamment sur les enjeux climatiques, les impacts de l’intelligence artificielle… La recherche mène parfois au développement d’outils qui ne sont ensuite pas utilisés à bon escient. Pour autant, la responsabilité ne doit pas être imputée aux scientifiques mais plutôt aux politiques et à l’humanité en général. 

— Propos recueillis par Lucile Veissier et Noémie Berroir

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