🔶 On simplifie les systèmes complexes

13 dĂ©cembre 2021 | Une innovation dĂ©cryptĂ©e 
Dialogues
indisciplinés

DĂ©finir les systèmes complexes n’est pas chose aisĂ©e. Un point commun ? Les phĂ©nomènes qu’ils dĂ©crivent ne rĂ©sultent pas uniquement de la somme des comportements individuels. 1+1 est parfois Ă©gal Ă  11, en d’autres termes.
Les exemples ne manquent pourtant pas : le climat, les ressources de poissons, nos comportements sur les réseaux sociaux, la taille des villes ou les inégalités économiques.
Mais s’il est une spĂ©cificitĂ© de ce champ de recherche, c’est l’interdisciplinaritĂ©. Ce terme Ă  la mode — et parfois un peu galvaudĂ© — prend tout son sens dans les sciences de la complexitĂ©.

Bonne lecture,
Lucile de TheMetaNews

 PS  Un grand merci Ă  Pablo Jensen, Paul Valcke, Denise Pumain, Jean-Daniel Zucker et Margaux Calon pour m’avoir aiguillĂ©e dans cette complexitĂ©.


Si vous n’avez que 30 secondes
  • Les sciences complexes Ă©clatent les disciplines
  • Repère : des donnĂ©es Ă  la pelle
  • Les fĂ©dĂ©rateurs des systèmes complexes
  • Pour Denise Pumain, la gĂ©ographie devient complexe
  • Ils parlent d’inno (alors on vous en parle)
  • Et pour finir avec un Super Mario quantique



En six minutes, des origines aux applications


Tout vient de la paillasse (ou presque)


Pour en finir avec les disciplines ?


Les systèmes complexes gomment les frontières entre domaines de recherche.


Savoir se fondre entre deux disciplines

BinĂ´me. Commençons par une Ă©vidence : les recherches en sciences complexes allient gĂ©nĂ©ralement plusieurs disciplines : « l’une formelle apporte des connaissances en modĂ©lisation, comme les maths ou l’informatique, l’autre appliquĂ©e, typiquement un domaine qui rĂ©sistait Ă  modĂ©lisation, comme la biologie, la santĂ© ou l’urbanisme », dĂ©taille Pablo Jensen, physicien de formation, aujourd’hui sociologue de cĹ“ur.

Universel. Mais entre un physicien et un Ă©conomiste, la communication peut s’avĂ©rer difficile. Paul Valcke navigue entre les deux au sein de l’Environmental Justice Program : « Un mĂŞme mot peut vouloir dire des choses diffĂ©rentes. Faire la traduction est un vrai boulot. » Le langage mathĂ©matique devient alors un moyen de communiquer.

RĂ©inventer l’eau tiède. « La physique apporte le quantitatif et les liens causals, mais les rĂ©sultats ont-ils bien du sens en Ă©conomie ? » En effet, les chercheurs de sciences dites “dures” sont parfois tentĂ©s de (re)crĂ©er des modèles sans prendre connaissance de l’existant dans la discipline. Une application sans recul des outils de physique qui n’est souvent ni efficace, ni respectueuse des sciences humaines (voir notre interview â–Ľ).

Tournure politique. Elle peut mĂŞme ĂŞtre parfois fausse. Par exemple, le modèle de Thomas Schelling prĂ©dit une sĂ©grĂ©gation totale entre Blancs et Noirs de l’autre… bien que chaque individu veuille plus de mixitĂ©. Â« A trop avoir confiance dans le modèle, on en conclut qu’il n’y a rien Ă  faire, que le rĂ©sultat est une fatalitĂ© », alerte Pablo Jensen.

La richesse du quali. Pour Pablo Jensen, il s’agit « d’un impĂ©rialisme des sciences de la matière qui s’attaquent aux sciences sociales. » Et pour s’en rendre compte, il faut se pencher au cĹ“ur de la sociologie, avec des sociologues : Â« au final leurs descriptions sont souvent plus riches et plus pertinentes que les modèles ».

Outils indispensables. Faut-il alors s’abstenir de modĂ©liser ? Non, car mĂŞme s’ils sont rĂ©ducteurs, les modèles « mettent Ă  l’Ă©preuve notre manière de pensĂ©e et permettent de nous amĂ©liorer », nuance Pablo Jensen. En Ă©conomie, le modèle dĂ©veloppĂ© par The Limits to Growth (relire notre numĂ©ro sur la croissance) a apportĂ© un tout nouvel Ă©clairage.

Animorphs. Reste alors Ă  devenir un scientifique hybride, comme en tĂ©moigne Paul Valcke : « En sciences complexes, on a une connaissance approximative de tout. Dans l’idĂ©al, il faudrait qu’on ne soit plus du tout spĂ©cialisĂ© ni monodisciplinaire. Le champ des systèmes complexes peut d’ailleurs ĂŞtre vu comme une rĂ©ponse Ă  la surspĂ©cialisation de la recherche. Mais le chercheur reste en règle gĂ©nĂ©rale une bĂŞte spĂ©cialisĂ©e ! »


Les temples de la complexitĂ©  
Les instituts des systèmes complexes ont fleuri en France dans les annĂ©es 2000 (l’ISC-PIF Ă  Paris, l’IXXI Ă  Lyon…) sur le modèle des hĂ´tels Ă  projets : les chercheurs y viennent pour quelques annĂ©es et rencontrent des collègues d’horizons diffĂ©rents. L’inspiration vient d’outre-Atlantique avec le Santa Fe Institute (voir le trombinoscope) oĂą les recherches ne sont pas compartimentĂ©es et l’Ă©change entre chercheurs la règle. Au sein de l’institut lyonnais, des historiens, gĂ©ographes ou sociologues sont invitĂ©s Ă  venir parler de sujets comme la rĂ©volution numĂ©rique. « Nous avons besoin d’eux pour poser les bonnes questions », affirme Pablo Jensen.


Un chiffre plutĂ´t qu’un long discours
 1021 
C’est l’ordre de grandeur en octet de la quantitĂ© de donnĂ©es sociales disponibles Ă  l’heure du tout numĂ©rique. Alors que le dernier prix Nobel de physique montre que le changement climatique est aujourd’hui analysĂ© grâce aux outils des systèmes complexes, les dĂ©fis actuels se concentrent sur des questions sociales – c’Ă©tait d’ailleurs au menu de la dernière confĂ©rence sur les systèmes complexes. Mais on ne modĂ©lise pas les sciences humaines comme les autres disciplines et la qualitĂ© ainsi que la pertinence des donnĂ©es doivent ĂŞtre sans cesse interrogĂ©es.


Les fédérateurs du complexe
 Warren Weaver  MathĂ©maticien, il formalise la complexitĂ© et s’interroge sur le rĂ´le de la science pour le futur de l’humanitĂ© dans Science and complexity en 1948 : les problèmes ne se rĂ©sument plus seulement Ă  deux corps, surtout en biologie !
 George Cowan  Chimiste au sein du Manhattan project et durant presque 40 ans au Los Alamos National Laboratory, il co-fonde en 1984 le Santa Fe Institute, un des plus grands centres dĂ©diĂ©s Ă  l’étude des systèmes complexes, avec un paquet d’autres chercheurs connus.
 Christopher Langton  Informaticien et père de la vie artificielle, sous-champ de recherche des systèmes complexes alliant informatique et biologie, il sera Ă  la tĂŞte du Swarm Development Group, un consortium Ă©mergent de l’institut de Santa Fe en 1999.
 Paul Bourgine  Chercheur français, il est Ă  l’origine des journĂ©es de Rochebrune en 1992 (les prochaines en janvier), du RĂ©seau national des systèmes complexes et, Ă  l’international et plus rĂ©cemment du Complex Systems Digital Campus.


Trois questions (ou plus) Ă  Denise Pumain


« Il faut éviter de réinventer la roue »


Cette géographe a été une des premières à développer des modèles dynamiques et complexes dans sa discipline.


Pourquoi avoir introduit de nouvelles méthodes de traitement des données en géographie ?

Ma motivation était avant tout de répondre à des questions de géographe : trouver les raisons de la croissance des villes – pouvait-on l’expliquer surtout par des conditions locales ou surtout par des processus généraux ? J’ai commencé très tôt à travailler avec des données chiffrées sur les migrations de personnes dans toute la France, à la fois entre les villes et entre villes et campagnes. Avec une collègue, nous avons passé trois mois à recopier des chiffres dans de grands registres à l’INSEE en 1968. A l’époque il était assez difficile de trouver des moyens efficaces pour traiter les données. Comment comparer les profils de migration par âge, par catégorie socio-professionnelle ou par origine des migrants de plusieurs villes ? C’était très frustrant, d’autant qu’en géographie, on veut souvent considérer plusieurs variables à la fois. Je suis partie au Canada, j’ai appris le Fortran, je me suis formée en statistique afin de pouvoir extraire plus d’information à partir des données.

C’est ainsi que les propriétés typiques des systèmes complexes ont émergé en géographie ?
Je me suis aperçue que l’évolution des villes avait des points communs avec celle d’autres systèmes complexes dans la nature : les inĂ©galitĂ©s de taille peuvent ĂŞtre dĂ©crites par une distribution de Pareto, ressemblant Ă  celle de la dimensions des Ă©toiles. Mais l’interprĂ©tation de cette rĂ©gularitĂ© est spĂ©cifique aux systèmes de villes : c’est Ă  cause de leurs Ă©changes qui les rendent très interdĂ©pendantes qu’elles gardent longtemps Ă  peu près le mĂŞme rang, mĂŞme si elles Ă©voluent toutes en taille et transforment considĂ©rablement leurs populations et leurs activitĂ©s. Nous avons pu ainsi donner une rĂ©ponse Ă  la persistance des hiĂ©rarchies urbaines et Ă  la rĂ©silience des villes !

Comment développer une vraie interdisciplinarité ?
Il faut d’abord construire un langage commun entre les disciplines. Nous sommes fiers d’avoir publiĂ© sur le premier modèle multi-agent de gĂ©ographie en 1996 mais il restait bien des incertitudes. Les informaticiens ne savaient pas exactement traduire en code nos hypothèses et, Ă  l’inverse, nous n’avions pas une comprĂ©hension totale du modèle informatique. Un immense bond en avant a Ă©tĂ© fait Ă  partir de 2010 lorsque nous avons reçu un financement pour recruter des ingĂ©nieurs informaticiens au sein de l’équipe. Nous avons pu inclure des outils de visualisation, obtenir des rĂ©sultats pertinents, reproduire des simulations avec du calcul intensif, ce qui permet de valider la construction du modèle. C’est un gros investissement qui demande de l’exigence Ă  la fois en sciences humaines et en informatique mais qui rapporte beaucoup.

Cette problĂ©matique de traitement des donnĂ©es en SHS rĂ©sonne toujours aujourd’hui…
Oui, Ă  l’Ă©poque, on en avait très peu et il fallait beaucoup d’Ă©nergie pour les trouver et les traiter. Aujourd’hui, on croule sous une avalanche de donnĂ©es, il est donc nĂ©cessaire d’avoir des mĂ©thodes efficaces pour les manipuler. Mais il faut Ă©galement Ă©viter le gaspillage d’information qu’on observe lorsque le traitement informatique est fait sans tenir compte de l’avancement des connaissances dans le domaine. Par exemple, certains plaquent leur savoir faire mathĂ©matique sur des problèmes de SHS. Cela nous fait rire lorsque des physiciens rĂ©inventent la roue et retrouvent des rĂ©sultats bien connus des gĂ©ographes – comme le fait que l’intensitĂ© des interactions sociales dĂ©croit avec distance, mĂŞme quand elle est mesurĂ©e avec un GPS ! Souvent les Ă©tudes rĂ©alisĂ©es Ă  partir des donnĂ©es des rĂ©seaux sociaux ou de celles glanĂ©es sur Internet n’apportent pas assez de connaissances nouvelles en gĂ©ographie si l’on n’a pas pris assez de soin pour assurer la qualitĂ© et la pertinence des donnĂ©es.


 Des infos en vrac  L’impact des publications scientifiques hors du champ acadĂ©mique est l’objet d’étude de cet article de Scientometrics //////////// Dans le cadre du PIA4, l’appel Ă  projets Logistique 4.0 s’adresse aux entreprises mais aussi organismes de recherche pour le dĂ©veloppement de briques Ă©lĂ©mentaires jusqu’au dĂ©monstrateur //////////// Candidatez au concours d’innovation i-PhD organisĂ© par BPI France jusqu’au 22 mars 2022 //////////// FrĂ©dĂ©rique Vidal et CĂ©dric O ont lancĂ© la deuxième phase de la StratĂ©gie nationale pour l’intelligence artificielle « qui s’inscrit dans le cadre de France 2030, et vise notamment Ă  rĂ©pondre au dĂ©fi des talents dans l’intelligence artificielle Â» //////////// Un livre blanc sur l’internet des objets vient d’être publiĂ© par l’Inria ////////////


Ils parlent d’inno (alors on vous en parle)



Et pour finir
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Quand les physiciens s’amusent… Un Mario quantique ? RĂ©alisĂ© grâce Ă  un rĂ©seau d’atomes piĂ©gĂ©s, ce GIF est aussi (et surtout ?) un petit coup de pub pour la startup du MIT concourant Ă  l’ordinateur quantique. CrĂ©dit : Ahmed Omran/QuEra/Harvard.