Pourquoi vous être penché spécifiquement sur la biomédecine pour analyser les réformes de la gouvernance de la recherche ?
Pour plusieurs raisons : il était impossible de réaliser cette étude sur tout le champ scientifique, il nous fallait faire un choix. De plus, cette publication s’inscrit dans une enquête plus vaste, qui porte justement sur la biomédecine. C’était enfin un choix raisonné, puisque la biomédecine “imprime” sa marque en étant souvent à l’avant-garde des transformations de la recherche, que ce soit les liens avec le privé, l’internationalisation ou le financement sur projet, entre autres. Les biologistes et les médecins jouent un rôle important dans le portage des réformes, ils en sont parfois même les entrepreneurs. Dans les années 30, ce sont plutôt les physiciens qui jouaient ce rôle et, à l’époque, la biologie a raté le train des réformes qu’ils ont initiées. La situation change après guerre et dans les années 60 quand la biomédecine est devenue plus consommatrice de ressources.
« Les biologistes et les médecins jouent un rôle important dans le portage des réformes »
La crise de la Covid est-elle le paroxysme du leadership de la biomĂ©decine ?Â
Il s’agit à mon sens d’une tendance au long cours que l’épidémie récente vient sans doute prolonger et accélérer. La santé est depuis longtemps déjà l’une des priorités des politiques scientifiques. Dans les années 1990, par exemple, l’épidémie de Sida suscite la création de la première agence de financement de la recherche : l’ANRS. Dans les années 1960 également, les premières formes de financement sur projets sont dédiées notamment aux sciences de la vie.
Peut-on en déduire que le système est taillé pour les sciences expérimentales au détriment des sciences sociales ?
Il y a une culture plus grande des appels Ă projets en sciences expĂ©rimentales parce qu’elles nĂ©cessitent plus de moyens et que l’état des financements rĂ©currents ne permet plus de faire face. Les sciences humaines et sociales s’y sont mises au fur et Ă mesure et de manière hĂ©tĂ©rogène. Les archĂ©ologues, par exemple, ont plus l’habitude de rĂ©pondre Ă des appels Ă projets que d’autres disciplines en SHS.Â
« Les « patrons » occupaient auparavant un grand nombre de positions de pouvoir »
Venons-en au propos de votre article : on est passé en 60 ans d’un système dirigé par des patrons chercheurs à un autre, géré par des “ex-pairs”. Qui étaient les premiers ?
Les “patrons” étaient définis par leur multipositionnalité. En d’autres termes, ils occupaient un grand nombre de positions de pouvoir dans des activités distinctes : ils siégeaient dans des commissions qui évaluaient les carrières ou les projets de recherche et influaient sur la politique de l’Etat, via notamment la participation à des commissions du commissariat au Plan. Cette variété d’influences concentrait fortement les pouvoirs aux mains d’un petit nombre. Ces cumuls n’existent plus actuellement, parce que le pouvoir est plus divisé. Les années 60 sont souvent considérées comme un âge d’or mais on oublie souvent qu’elles ont été marquées par ces “mandarins”, des chercheurs en exercice qui bénéficiaient d’une aura scientifique très forte et qui exerçaient leur pouvoir sur les autres scientifiques.
Venons-en Ă leurs successeurs modernes : ceux que vous appelez les “ex-pairs”…
Les “ex-pairs” sont issus des rangs des chercheurs ou enseignants-chercheurs mais se sont engagĂ©s dans une seconde carrière d’administration ou de direction de la recherche. Ils cumulent Ă©galement les fonctions mais en nombre bien moins important et toujours dans des positions qui ont Ă voir avec l’administration de la recherche. Ils ne siègent plus dans les instances dĂ©cidant de l’allocation des fonds ou de l’avancement de carrière, par exemple. Leur influence est circonscrite aux instances de direction des politiques scientifiques.Â
« Les « ex-pairs » cumulent également les fonctions mais en nombre beaucoup moins important »
Ces derniers sont-ils encore chercheurs ?
ĂŠtre chercheur est un des critères de leur nomination, ce statut participe Ă lĂ©gitimer les institutions qu’ils dirigent qui sont parfois contestĂ©es dans le monde acadĂ©mique. Mais sur le fond, je ne suis pas certain de pouvoir rĂ©pondre. Ces derniers peuvent toujours se considĂ©rer comme des membres de la profession acadĂ©mique, mĂŞme s’ils ne participent peu ou plus Ă la vie de laboratoire.
Quel impact ont eu ces changements de gouvernance sur l’autonomie des chercheurs ?
Répondre à cette question est difficile parce que l’un des effets des réformes contemporaines est de différencier les situations individuelles. Par exemple, certains collègues qui parviennent à accumuler des financements importants ou à décrocher des ERC disposent aujourd’hui d’une autonomie très forte, y compris s’ils sont jeunes. C’est évidemment bien plus difficile pour celles et ceux — et ils sont nombreux —, qui échouent dans les nouvelles épreuves compétitives. Il ne faut pas oublier non plus que, dans le passé, l’autonomie scientifique connaissait aussi des limites. Le souci de trouver des applications industrielles à la recherche n’est pas récent. Être jeune et travailler sous la coupe d’un patron dans les années 1960, ce n’est pas non plus forcément faire l’expérience de l’autonomie académique. |