Les systèmes complexes pour en finir avec les disciplines ?

— Le 13 décembre 2021

Savoir se fondre entre deux disciplines
Les systèmes complexes gomment les frontières entre domaines de recherche.

Binôme. Commençons par une évidence : les recherches en sciences complexes allient généralement plusieurs disciplines : « l’une formelle apporte des connaissances en modélisation, comme les maths ou l’informatique, l’autre appliquée, typiquement un domaine qui résistait à modélisation, comme la biologie, la santé ou l’urbanisme », détaille Pablo Jensen, physicien de formation, aujourd’hui sociologue de cœur.

Universel. Mais entre un physicien et un économiste, la communication peut s’avérer difficile. Paul Valcke navigue entre les deux au sein de l’Environmental Justice Program : « Un même mot peut vouloir dire des choses différentes. Faire la traduction est un vrai boulot. » Le langage mathématique devient alors un moyen de communiquer.

Réinventer l’eau tiède. « La physique apporte le quantitatif et les liens causals, mais les résultats ont-ils bien du sens en économie ? » En effet, les chercheurs de sciences dites “dures” sont parfois tentés de (re)créer des modèles sans prendre connaissance de l’existant dans la discipline. Une application sans recul des outils de physique qui n’est souvent ni efficace, ni respectueuse des sciences humaines (voir notre interview).

Tournure politique. Elle peut même être parfois fausse. Par exemple, le modèle de Thomas Schelling prédit une ségrégation totale entre Blancs et Noirs de l’autre… bien que chaque individu veuille plus de mixité. « A trop avoir confiance dans le modèle, on en conclut qu’il n’y a rien à faire, que le résultat est une fatalité », alerte Pablo Jensen.

La richesse du quali. Pour Pablo Jensen, il s’agit « d’un impérialisme des sciences de la matière qui s’attaquent aux sciences sociales. » Et pour s’en rendre compte, il faut se pencher au cœur de la sociologie, avec des sociologues : « au final leurs descriptions sont souvent plus riches et plus pertinentes que les modèles ».

Outils indispensables. Faut-il alors s’abstenir de modéliser ? Non, car même s’ils sont réducteurs, les modèles « mettent à l’épreuve notre manière de pensée et permettent de nous améliorer », nuance Pablo Jensen. En économie, le modèle développé par The Limits to Growth (relire notre numéro sur la croissance) a apporté un tout nouvel éclairage.

Animorphs. Reste alors à devenir un scientifique hybride, comme en témoigne Paul Valcke : « En sciences complexes, on a une connaissance approximative de tout. Dans l’idéal, il faudrait qu’on ne soit plus du tout spécialisé ni monodisciplinaire. Le champ des systèmes complexes peut d’ailleurs être vu comme une réponse à la surspécialisation de la recherche. Mais le chercheur reste en règle générale une bête spécialisée ! »
Les temples de la complexité 

Les instituts des systèmes complexes ont fleuri en France dans les années 2000 (l’ISC-PIF à Paris, l’IXXI à Lyon…) sur le modèle des hôtels à projets : les chercheurs y viennent pour quelques années et rencontrent des collègues d’horizons différents. L’inspiration vient d’outre-Atlantique avec le Santa Fe Institute (voir le trombinoscope) où les recherches ne sont pas compartimentées et l’échange entre chercheurs la règle. Au sein de l’institut lyonnais, des historiens, géographes ou sociologues sont invités à venir parler de sujets comme la révolution numérique. « Nous avons besoin d’eux pour poser les bonnes questions », affirme Pablo Jensen.
Les fédérateurs du complexe

Warren Weaver  Mathématicien, il formalise la complexité et s’interroge sur le rôle de la science pour le futur de l’humanité dans Science and complexity en 1948 : les problèmes ne se résument plus seulement à deux corps, surtout en biologie ! 

George Cowan Chimiste au sein du Manhattan project et durant presque 40 ans au Los Alamos National Laboratory, il co-fonde en 1984 le Santa Fe Institute, un des plus grands centres dédiés à l’étude des systèmes complexes, avec un paquet d’autres chercheurs connus.

Christopher Langton Informaticien et père de la vie artificielle, sous-champ de recherche des systèmes complexes alliant informatique et biologie, il sera à la tête du Swarm Development Group, un consortium émergent de l’institut de Santa Fe en 1999.

Paul Bourgine Chercheur français, il est à l’origine des journées de Rochebrune en 1992 (les prochaines en janvier), du Réseau national des systèmes complexes et, à l’international et plus récemment, du Complex Systems Digital Campus.

À lire aussi dans TheMetaNews

Une journée avec les métascientifiques

Vous avez chacun votre objet de recherche : un virus, un trou noir, une période de l’histoire ou un groupe social. Mais certains de vos collègues ont choisi un objet qui vous surprendra peut-être : vous. Ils sont sociologues, bibliomètres, chercheurs en sciences de...

Le grand bond de “super Mario”

Quand Mario Draghi, ancien premier ministre italien et ancien président de la banque centrale européenne, parle, l’Europe écoute. Alors quand “son” rapport sur la compétitivité européenne est paru le 09 septembre dernier — suite à une commande de la présidente de la...

Quand Google déboule chez les Nobel

Le 9 octobre 2024, l'Académie royale des sciences de Suède décernait le Nobel de chimie à trois scientifiques de renom. David Baker, professeur à l’université de Washington aux États-Unis, en obtenait la moitié pour avoir « réussi l'exploit presque impossible de créer...