Photo © Lucile Veissier
Commençons à l’échelle des universités, pourquoi accorde-t-on tant d’importance au classement de Shanghai ?
↳ Les gouvernements nous bassinent avec l’importance d’évaluer la recherche seulement depuis la moitié des années 2000, comme si avant cela, la recherche n’était pas évaluée ! Il est important de rappeler que les chercheurs appartiennent à la profession la plus évaluée qui soit. La première étape est la publication. Ensuite, les départements sont évalués à partir des CV des professeurs et depuis 2003, on a gravi le dernier barreau de l’échelle avec le classement de Shanghai : l’évaluation des universités. Ça avait déjà commencé dès les années 1990 aux États-Unis avec les US News and World Reports.
« Le classement de Shanghai a servi de bâton pour battre les universités »
Yves Gingras
Mais pourquoi le classement de Shanghai a fait scandale en France ?
↳ Il est arrivé dans une conjoncture particulière où la France remettait en question sa structure universitaire et qui a débouché sur la LRU [Loi relative aux libertés et responsabilités des universités adoptée en 2007]. Nicolas Sarkozy voulait réformer les universités et le classement de Shanghai lui a servi de bâton pour les battre : si les universités françaises avaient été bien classées au à Shanghai, il n’aurait pas prétendu que c’était un bon indicateur. La meilleure preuve est qu’en Amérique du nord, les universités y accordent beaucoup moins d’importance [la Chine veut également s’en détacher, NDLR].
Est-ce la seule justification des fusions d’université engagées en France ?
↳ Pourquoi fusionne-t-on ? Pour monter dans le classement de Shanghai. C’est un comportement irrationnel ! Est-ce que la veille, l’université était moins bonne ? C’est un effet méthodologique. Si la France veut devenir première au classement de Shanghai, je sais comment faire : comme les chercheurs français sont de toutes façons tous fonctionnaires – ce qui n’est pas le cas en Amérique du nord –, qu’ils signent tous leurs papiers “Université Napoléonienne” ou “Université de France” et l’année prochaine, vous serez premier au classement de Shanghai !
« Croire que les universités attireront des étudiants grâce à leur classement dans Shanghai est de la pensée magique. »
Yves Gingras
Sur le plan purement technique, en quoi est-ce un mauvais indicateur ?
↳ Tout d’abord, le fondement même de ces classements est absurde : chaque année on veut mesurer la qualité des universités alors qu’une baisse de trois points est une fluctuation statistique, sans signification. Comme si une université, qui est un gros paquebot, pouvait changer d’année en année ! Quand elles déclinent, c’est sur dix ans, pas sur une année. Les présidents qui se targuent du fait que leur université soit montée de trois rangs ne sont que des opportunistes. Ensuite, un des indicateurs est le nombre de prix Nobel. Certes, le physicien Claude Cohen Tannoudji – dont j’ai étudié les très bons livres de mécanique quantique – a reçu le prix Nobel il y a 25 ans mais cela ne dit rien sur la qualité de son institution de rattachement aujourd’hui !
Pourquoi les universités françaises continuent-elles à le scruter autant en ce cas ?
↳ À cause de la pensée magique qui consiste à croire qu’elles attireront des étudiants. Or personne n’a démontré que les étudiants regardent le classement de Shanghai sauf en Chine, où l’État décide où les étudiants vont aller… Mais y a-t-il aujourd’hui vraiment plus de Chinois à l’université Paris Saclay ? Tout découle d’une vision néolibérale basée sur le New Public Management, une théorie appliquée dans les années 1980 aux hôpitaux, puis aux universités.
« Sigaps est l’incarnation du pire cauchemar du néolibéralisme. »
Yves Gingras
Dans la santé justement, il existe le système Sigaps (nous en traitions dans TMN)…
↳ Très peu de chercheurs connaissent Sigaps. Mon équipe et moi l’avons découvert grâce à Didier Raoult qui fait d’ailleurs la promotion de la bibliométrie dans son université. Nous avons réalisé une analyse très précise des effets. C’est l’incarnation du pire cauchemar du néolibéralisme : les institutions reçoivent des dizaines de milliers d’euros pour chaque chercheur qui publie dans des revues avec un facteur d’impact élevé. Mais le système est très facilement manipulable : si vous n’êtes pas capable de publier un article dans une revue qui vaut cinq points, il vous suffit de publier cinq mauvais articles dans une revue à un point. C’est ce que Didier Raoult a fait en publiant 70 articles la même année dans la même revue ! Il est d’ailleurs stupéfiant de constater que la Cour des comptes est beaucoup plus sévère sur Sigaps que les chercheurs eux-mêmes.
Quelles sont les conséquences pour les chercheurs ?
↳ Ce système Sigaps est aujourd’hui incorporé dans les CV des chercheurs : les postdocs mettent en avant leurs points Sigaps en espérant augmenter leur chance d’avoir un poste. Cependant, ce système d’évaluation crée des déviances. En effet, lorsqu’on met une barre assez haute, ceux qui la dépassent ne s’en préoccupent pas, ils profitent en recevant 40 000 euros grâce à Sigaps et donc ne disent rien. Mais il y a aussi ceux qui n’arrivent pas à atteindre la barre et qui ont deux choix : quitter le système ou frauder. Didier Raoult avait d’ailleurs menacé son labo de faire la grève des points Sigaps. Et tout ça vient de l’atomisation des chercheurs qui n’ont pas le temps pour des actions collectives.
Comment expliquer qu’il n’y ait pas eu plus de protestation de leur part ?
↳ Les chercheurs sont une bande de naïfs incapables d’actions collectives [des collectifs de chercheurs existent pourtant en France, comme RogueESR ou Labos1point5, NDLR] – j’ai plusieurs preuves de ça. Ils sont bons dans leur petit domaine mais n’en sortent généralement pas.
« Les chercheurs se sont fait rouler dans la farine sur le libre accès. »
Yves Gingras
Quelles sont vos autres preuves ?
↳ Les revues ! Les chercheurs sont conscients d’être exploités, l’évaluation est faite par vous et moi [surtout par vous, NDLR] bénévolement. Mais pour lire nos propres articles, il faut que la bibliothèque soit abonnée, ce qui coûte des milliers d’euros. C’est irrationnel et les chercheurs sont la seule profession qui donne tout son travail puis paye ensuite pour y avoir accès.
Les maisons d’édition n’ apportent-elles rien dans la production de connaissances ?
↳ À la marge. Des travaux montrent que les différences entre les preprints et les versions publiées sont très mineures. La seule fonction des revues – qui est en réalité faite par les pairs – est donc de refuser les mauvais articles. Or ces entreprises ont des taux de profit de 30 à 50%, ce qui est incomparable avec les autres industries. La bonne nouvelle, c’est qu’après vingt ans de critique des facteurs d’impact, les universités réagissent enfin. Le CNRS a envoyé il y a quelques semaines un document demandant à ses chercheurs d’éviter de publier dans des revues payantes.
L’accès libre et gratuit pour tous est-il possible ?
↳ Les chercheurs se sont fait rouler dans la farine par le rapport Finch sur le libre accès de 2012. Pour rendre les publications accessibles à tous, le système mis en avant dans les années 1990 était le “green open access”, où les chercheurs déposent simplement leur version finale de leur papier sur une plateforme institutionnelle – HAL en France – ou bien arXiv. Au début, les revues s’y opposaient, elles y ont ensuite consenti à condition de ne pas laisser le logo ni la mise en forme de la revue. Mais ce système allait à terme tuer les maisons d’éditions, c’est pourquoi a été inventé le “gold open access”, prôné par le rapport Finch et qui consiste à enrichir toujours les mêmes groupes. Encore une fois, c’est incompréhensible, sauf à considérer l’atomisation des chercheurs.
« Je suis pour détruire le système d’édition actuel »
Yves Gingras
Les maisons d’édition en profitent-elles ?
↳ Le groupe Springer Nature a réussi à financiariser le mot Nature en jouant sur son capital symbolique qu’elle transforme ainsi en capital économique : depuis 2005, plus de cinquante revues spécialisées avec le nom « Nature » ont été créées. Les bibliothèques payent pour s’abonner à ces revues. Je suis pour détruire ce système.
De quelle manière ?
↳ Le seul moyen est la “slow science” [titre de la traduction anglaise d’un ouvrage originellement écrit en français par la philosophe des sciences Isabelle Stengers, NDLR] : vous publiez moins, donc vous avez besoin de moins de revues. Toutes les universités pourraient “se débrancher” et arrêter de payer des dizaines de millions aux maisons d’édition. En place de quoi il leur serait possible de subventionner des revues gérées par les chercheurs, qui de toutes façons sont ceux qui travaillent gratuitement pour les grands groupes ! C’est simple, on sait faire le peer review, il faut un site web, on peut embaucher des étudiants pour gérer le flux et le tour est joué. Avec la numérisation, on avait l’opportunité d’opérer une transformation radicale. Mais les chercheurs ont peur et restent dans leur coin car ils sont évalués sur des publications dans des revues dites « de qualité » – les universités aiment se vanter de leurs publications dans Nature. Or, sans action collective, rien n’est possible. Et ici, les syndicats ne représentent personne.
C’est différent au Québec ?
↳ Quand un syndicat s’installe dans une université, tout le monde est syndiqué et doit payer sa cotisation, même celui qui est contre le syndicat. Et quand la grève générale est votée, personne ne va travailler. C’est ainsi qu’après un mois et demi de grève, nous avons gagné 150 postes de professeurs à l’UQAM en 2009. Tout est dans l’organisation !
Pour conclure sur la bibliométrie, faut-il continuer à l’utiliser ?
↳ Oui mais pas pour l’évaluation. Ceux qui l’ont découvert dans les années 1990 pensent qu’elle ne sert qu’à ça, mais la bibliométrie a été développée dans les années 1960 comme un outil de sociologie et d’histoire des sciences. Par exemple, elle est très utile pour faire des cartographies de la science à l’échelle mondiale. Il faut en faire bon usage.
« Arrêtez de faire des promesses illégitimes, cela engendre du cynisme et le déclin de la confiance dans la parole des scientifiques. »
Yves Gingras
Les chercheurs sont aussi évalués pour obtenir des financements. Leur arrivent-ils de promettre l’impossible ?
↳ L’économie de la promesse est beaucoup plus prégnante depuis dix ans chez les scientifiques. Soit ce sont des cyniques – ils ne croient pas à ce qu’ils promettent –, soit ce sont des gourous qui se transforment en oracle et disent « ça va transformer le monde », alors qu’il ne savent rien de ce qu’il se passe dans la réalité sociale. Et dans quatre ans, quand on se rendra compte que cela ne marche pas, ils diront autre chose – l’incarnation de cela est Jeremy Rifkin [un essayiste américain spécialisé dans la prospective et qui a publié entre autres Le Siècle biotech ou L’Économie hydrogène, NDLR]. Les politiques les écoutent et mettent des millions dans un domaine. J’ai observé trois étapes : en 2000, la génomique avec la promesse d’une médecine de précision, puis les nanotechnologies et enfin depuis 2010-2015, l’IA, qui est en train de retomber car on admet aujourd’hui que « l’intelligence artificielle n’existe pas » et que les algorithmes sont utiles mais ne sont pas magiques. Je prévois que le prochain domaine qui jouera la carte des promesses hyperboliques sera lié aux avancées autour de l’ordinateur quantique [ce qui est peut-être déjà amorcé en France, nous vous en parlions il y a un an, NDLR].
Pourquoi cela pose problème d’investir massivement pendant cinq ans dans un domaine ?
↳ Parce que cela engendre le cynisme et le déclin de la confiance dans la parole des scientifiques. C’est comme crier au loup. Je dis aux chercheurs : arrêtez de faire des promesses illégitimes, parce que vous ne savez pas quelles seront les applications dans cinq ou dix ans. Pour la fusion nucléaire, on la promettait dans les 15 ans en 1975, aujourd’hui, on la promet pour 2050 ! C’est purement politique et c’est dangereux car les non scientifiques vont penser que nous sommes des vendeurs de tapis et qu’on raconte n’importe quoi. L’histoire montre qu’un nouvel outil ne remplace jamais tout ce qui le précédait – on écoute bien toujours des vinyles car la qualité du son est meilleure en analogique qu’en numérique. Tout comme on parle de biodiversité, je fais la promotion de la technodiversité !