Julien Barrier : « Les chercheurs CNRS sont indispensables aux universités »­­­­

— Le 21 juin 2022

Julien Barrier (ENS Lyon, UMR Triangle, Labo de l’éducation) décrypte les relations historiquement tendues entre le CNRS et les universités.

La disparition du CNRS ou son changement de statut, évoqué encore récemment, est-elle une nouveauté ou la résurgence d’une vieille polémique ?

↳ La discussion est très ancienne. Il faut avoir en tête qu’à la création du CNRS, il est essentiellement une caisse pour financer des jeunes chercheurs sur des contrats temporaires  — des thèses ou l’équivalent de post doctorats — ainsi que des laboratoires qui nécessitent des moyens lourds ; en physique, bien sûr, mais aussi en sciences sociales, comme l’institut de recherche et d’histoire des textes créé en 1937. Au départ, le CNRS avait une vocation d’agence de moyens, en venant compléter les manques des universités. Dès le milieu du 19ème siècle, on a des débats sur le développement insuffisant de la recherche dans les universités françaises, débats qui prennent de l’ampleur dans l’entre-deux-guerres. Le CNRS visait donc à structurer la recherche, lui amener des moyens supplémentaires. Mais ce n’est qu’à partir des années 50 et 60 qu’on commence à pouvoir faire une carrière entière au CNRS 

« Les organismes de recherche n’existent pas qu’en France, n’en déplaise à certains. »

Julien Barrier

En quoi est-il original ?

↳ Le CNRS est un modèle particulier ; il est créé juste avant la seconde guerre mondiale et croît vraiment à partir de la fin des années 40. On dit souvent que le CNRS des origines est une boutique de physiciens, avec pour ADN un certain modèle de recherche : la big science, les équipements partagés entre laboratoires… La vision du CNRS est celle d’une recherche plutôt collective, qui vient des sciences expérimentales et essaime dans les sciences humaines et sociales. 

Est-il une exception sur le plan mondial ?

↳ Les organismes de recherche n’existent pas qu’en France, n’en déplaise à certains. Prenons l’exemple des États-Unis où de gros organismes fédéraux prennent en charge des missions bien spécifiques, comme dans le nucléaire, à la manière de nos EPIC (CEA, Inria…). Non, la vraie particularité de la France est qu’un organisme de recherche fondamentale recouvre l’ensemble des disciplines. Peu d’équivalents existent à l’international, on pourra néanmoins citer l’Allemagne avec l’Institut Max Planck, l’Italie avec le CNR ou l’Espagne avec le CSIC… Mais qui sont de plus petite taille que le CNRS. Le Max Planck compte environ 20 000 membres, le CNR autour de 8500, contre plus de 30 000 pour le CNRS. Antoine Petit a donc raison d’estimer ne pas être une exception absolue même si des différences existent : la pluridisciplinarité, la taille et sans doute le maillage très fort avec l’enseignement supérieur.

« Être chercheur au CNRS n’a pas toujours été prestigieux »

Julien Barrier

La réforme des UMR semble être le point nodal de toutes les discussions…

↳ Il existe aussi des formes d’associations entre universités et organismes dans d’autres pays mais pas d’équivalent strict des UMR : c’est un mode d’organisation qui est devenu systématique en France. Pour le comprendre, il faut remonter aux années 50 et 60, le CNRS commence à prendre de l’ampleur en tant qu’organisme, mais une grande partie de ses moyens sont attribués à des équipes universitaires. Les laboratoires associés, l’ancêtre des UMR, sont nés dans les années 60, à l’époque où le CNRS distribue les aides sans beaucoup de visibilité et finit par formaliser des conventions pour y voir plus clair. Les liens sont donc anciens, même s’il ne faut pas oublier qu’à cette époque les chercheurs du CNRS ne sont pas fonctionnaires et ont un statut moins prestigieux que les universitaires. Pour avoir une carrière reconnue à cette époque, le summum est d’obtenir une chaire de professeur, de préférence à Paris, pas d’entrer au CNRS.

Cela s’est totalement inversé depuis !

↳ Oui. L’université d’avant mai 68 n’est pas une université de masse, les charges d’enseignement sont beaucoup moins lourdes. À cette époque, le CNRS se positionne sur des domaines émergents, mal couverts à l’université, et accueille des profils atypiques. Le cas de la sociologie est très intéressant : le CNRS appuie des équipes qui font des recherches de terrain, alors que la sociologie à l’université reste assez spéculative.

« Le CNRS a formaté la recherche telle qu’on la connait aujourd’hui »

Julien Barrier

C’est à ce moment que la bascule se fait en termes de prestige ?

↳ La bascule commence dans les années 80, lorsqu’une réforme des carrières universitaires est engagée et que les charges d’enseignement s’alourdissent à l’université. Par ailleurs, les chercheurs du CNRS obtiennent le statut de fonctionnaire, ce qui rend les carrières plus attractives. Pour revenir sur les laboratoires associés du CNRS, ce système était très bien vu par le ministère car le CNRS joue alors un rôle déterminant dans l’évaluation de la recherche. Quand un laboratoire associé était créé, le CNRS y amenait une procédure d’évaluation plus stricte que ce qui existait alors et donnait en quelque sorte un label de qualité. Cette rigueur dans la structuration et l’organisation des laboratoires est vraiment la marque du CNRS : un labo n’est pas qu’une collection d’individus, il doit avoir une stratégie, mutualiser des moyens. Par ce biais, il a contribué à formater la recherche telle qu’on la connaît aujourd’hui en France, avec des critères qu’on retrouve encore dans les évaluations du Hcéres [Haut Conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur, NDLR]. Perdre l’association au CNRS est devenu synonyme à la fois d’une perte de moyens et d’une perte de reconnaissance symbolique.

Disparition ou dissolution du CNRS, à la fin des années 80, nous n’y sommes donc pas encore, que s’est-il passé depuis ?

↳ Les critiques existent depuis longtemps : à la fin des années 70, on a des déclarations dans la presse sur les chercheurs qui « passent leur temps en chaise longue ». Les relations du gouvernement avec la communauté universitaire étaient alors très tendues et cela n’avait pas contribué à les calmer… le CNRS a ensuite été conforté par l’arrivée des socialistes au pouvoir. Il faut attendre les années 90 pour constater un changement, en partie pour des raisons démographiques : les effectifs des étudiants et des enseignants chercheurs explosent. L’équilibre  CNRS / Université se renverse et le centre de gravité du système français change, d’autant que les présidents d’université gagnent en autonomie et en puissance. Ils réclament le leadership sur la recherche et développent un discours sur l’exceptionnalité du CNRS à l’échelle internationale. Nous sommes alors dans les années 2000 : Claude Allègre en est alors très critique, par exemple. Il est devenu de surcroît prisonnier de sa masse salariale : difficile de dégager des budgets pour des projets s’il veut continuer à embaucher. Le paradoxe est que c’est précisément au tournant des années 90 que les conditions de travail des chercheurs CNRS commencent à être beaucoup plus attractives que celles des enseignants-chercheurs. 

« Certaines universités pourraient vouloir “récupérer” les chercheurs CNRS »

Julien Barrier

Mettons qu’on supprime le CNRS du jour au lendemain…  

↳ Cela poserait problème, parce que le système actuel s’est construit sur la complémentarité entre chercheurs et enseignants-chercheurs. Par exemple, en sciences expérimentales, où la recherche est un travail très collectif, la présence de chercheurs à plein temps est un pilier pour le fonctionnement quotidien des équipes. Ils ont cette vocation structurelle. Je me suis intéressé à l’organisation de la recherche en sciences de l’ingénieur, où les “CNRS” sont sollicités pour être chefs d’équipe, coordonner  les projets et animer le laboratoire, parce qu’ils n’ont pas de charge d’enseignement obligatoire et se consacrent totalement à la recherche… et à son administration ! Mais c’est aussi vrai en sciences humaines et sociales. Plus largement, même si les moyens du CNRS pour financer directement des projets sont limités, il s’est positionné comme un acteur essentiel dans la structuration de la recherche à moyen et à long terme : il s’agit par exemple de rendre possible et d’accompagner l’émergence de projets qui vont ensuite pouvoir obtenir des financements de l’ANR ou de l’Europe. 

Qu’ont obtenu les universités ces 25 dernières années ?

↳ Je ne sais pas si on peut parler de gain ou de perte. Mais il est clair que les universités ont affirmé un rôle plus important dans l’organisation de la recherche, en grande partie grâce aux financements du Programme des investissements d’avenir. Certains établissements pourraient vouloir “récupérer” les chercheurs pour avoir un levier supplémentaire dans la gestion de leurs ressources humaines et leur politique scientifique. Mais même si les établissements ont plus leur mot à dire sur la gestion des unités, le CNRS garde un rôle important. Il me semble que le CNRS a su jouer avec un budget assez contraint par les salaires pour conserver un rôle d’animation et de structuration de la recherche. Par exemple, il a beaucoup poussé à la fusion et à la restructuration de laboratoires dans les années 2000, quitte à menacer de leur retirer son soutien.

Avec quelles conséquences ?

↳ Sans le label CNRS, pas de chercheurs CNRS or, avec des enseignants chercheurs accaparés par l’enseignement, ils sont indispensables. On retrouve actuellement cette fonction d’organisation de la recherche sous une autre forme dans le discours d’Antoine Petit : pour encourager des partenariats scientifiques de haut niveau avec le monde économique, le CNRS promeut  la création de laboratoires communs avec des entreprises.

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