Les cahiers de labo dans la spirale numérique

Version moderne du bon vieux cahier papier, le cahier de laboratoire électronique se généralise. Avec beaucoup d’avantages, mais aussi quelques réticences.

— Le 26 mai 2023

La tasse de trop. Avez-vous déjà égaré votre cahier de labo ou renversé votre café dessus, perdant ainsi des informations capitales sur vos manip’ ? Si c’est le cas, vous rêvez peut-être d’une version dématérialisée. Car détailler au jour le jour le protocole suivi, ses résultats mais aussi ses observations est crucial pour les expérimentateurs en laboratoire que vous êtes peut-être – notamment en chimie, biologie, physique… Au sein des communautés de science dites “de la nature” dans lesquelles l’utilisation du cahier papier a toujours été très ancrée. Nathalie Léon, chargée de projet au CNRS rappelle l’obligation morale : « Les chercheurs ont tous bien en tête que le cahier de laboratoire permet d’honorer la charte de déontologie des métiers de la recherche qu’ils se sont engagés à respecter. » Les pratiques sont tout de même diverses. Pour certains, le cahier de labo reste dans la salle de manip. Pour d’autres, comme les chimistes, pas question de trimballer le cahier entre le labo et le bureau avec des risques de contamination : « J’ai l’habitude d’avoir dans le labo uniquement un pense-bête, puis de recopier au propre dans le cahier de labo à mon bureau », témoigne Anaïs Pitto-Barry, chercheuse à la faculté de pharmacie de Paris Saclay. 

« On m’avait donné un cahier papier mais je l’ai vite trouvé complètement désuet »

Nicolas Carpi

Homo numericus. À l’heure où la plupart des données sont collectées par ordinateur, la mutation numérique du cahier de labo paraît naturelle pour beaucoup : « Taper ses protocoles et compte-rendu au clavier est aujourd’hui plus logique que d’écrire au stylo sur un cahier papier », témoigne Marine Amouroux, ingénieure de recherche et responsable depuis plusieurs années des cahiers de labo, au sein de son unité, le Centre de Recherche en Automatique de Nancy.

Certifié bio. Les biologistes ont clairement été pionniers sur le sujet. Ingénieur pendant 15 ans à l’Institut Curie en biologie moléculaire, Nicolas Carpi a développé le logiciel de cahier de labo électronique eLabFTW – aujourd’hui choisi par le CNRS et beaucoup d’autres – en premier lieu pour son usage personnel : « On m’avait donné un cahier papier mais je l‘ai vite trouvé complètement désuet ». La difficulté à retrouver d’anciennes notes et l’impossibilité d’intégrer des résultats numériques l’ont mené aux cahiers de laboratoire électroniques. « Vers 2012, j’ai cherché des outils mais je n’ai trouvé que des projets abandonnés ou très spécifiques et qui ne convenaient pas ». Nicolas Carpi décide donc d’en développer un et s’oriente de suite vers le logiciel libre : « Il était hors de question d’utiliser des technologies propriétaires. Le code source d’eLabFTW a tout de suite été rendu public, afin de permettre aux utilisateurs de proposer des améliorations. » 

« En théorie, je suis pour le cahier de labo électronique car plus écologique, mais en pratique, c’est une vraie galère »

Isabelle Arnoux

À pas comptés. Côté institutions, la démarche a évidemment pris plus de temps. Un travail d’enquête entamé au début des années 2010 a conduit à la publication de plusieurs rapports, dont celui-ci récemment publié par le comité pour la science ouverte. La pratique des cahiers de laboratoire est loin d’être universelle : ce que des chercheurs en sciences humaines et sociales (SHS) appellent carnet de terrain pourrait aussi rentrer dans une définition plus large du cahier de labo. « À notre connaissance, les personnels en SHS n’utilisent pas de cahiers papier mais, sur les cahiers électroniques, trois laboratoires ont manifesté leur intérêt », témoigne Laetitia Bracco, responsable du service accompagnement sur les données de la recherche à l’université de Lorraine. Face au large spectre des utilisations, trouver un outil qui convienne à tout le monde n’est pas chose aisée tant les critères sont nombreux. « Nous avons aussi fait le choix d’eLabFTW car il propose une page blanche, très adaptable selon les pratiques », explique Nathalie Léon, chargée de projets au CNRS.

Ceinture et bretelle. Quel enjeu pour les organismes et universités ? « Les cahiers de laboratoire électroniques garantissent la traçabilité et donc l’intégrité scientifique », explique Nathalie Léon, co-rédactrice d’un guide publié l’an dernier. Le fait d’associer de manière sûre une date et une heure de référence à des données, l’horodatage, offre en effet la possibilité de vérifier ce qui a été fait et quand, le tout certifié par un tiers et opposable juridiquement. Même son de cloche du côté de l’Inserm, avec la mention d’un enjeu supplémentaire de pérennisation des informations relatives aux expériences : « Face au turnover dans les équipes, le risque de perte d’information et de devoir refaire des manips est réel », explique Gilles Mathieu de la direction du système d’information de l’Inserm.

« Aujourd’hui, je ne suis pas obligé de déranger les collègues. On sait immédiatement où est rangé tel échantillon »

Céline Deraison

Second effet Covid. À l’Inserm, la mise en place des cahiers de labo électroniques date de 2019, un an avant la Covid : « “Heureusement qu’on avait le cahier de labo électronique”, nous ont dit les chercheurs au moment du premier confinement », se souvient Dominique Pigeon. En effet, un de ses principaux avantages est son accessibilité, sur site ou en télétravail. L‘accès sécurisé hors site passe pour la plupart des institutions par une connexion obligatoire au réseau de son institution via un VPN. Un petit obstacle pour certains qui s’est vite résolu. Aujourd’hui, près de la moitié des structures de recherche ont adopté l’outil proposé par l’Inserm : Labguru.

Do not disturb. Parce que le cahier de labo papier reste souvent sur le bureau de la personne qui le tient, il n’est pas toujours très accessible aux collègues : « Lorsque j’ai des questions sur une manip et besoin de consulter le cahier de labo d’un collègue, j’ai l’impression d’être intrusive si je dois presque “fouiller” au milieu de ses affaires », explique Anaïs Pitto-Barry. Le cahier de labo électronique permet donc de retrouver les informations utiles sur les manips plus rapidement : « Aujourd’hui, je ne suis pas obligé de déranger les collègues. On sait immédiatement où est rangé tel échantillon dans le congélateur », témoigne Céline Deraison, chercheuse Inserm à Toulouse.

« Je ne pensais pas que le passage aux CLE pouvait mettre dans un tel état de stress »

Marine Amouroux

Entre collègues. Choisi par l’Institut Curie, l’ENS, le Collège de France, l’ESPCI et plusieurs universités, l’outil eLabFTW – dont voici un tutoriel – se présente comme un logiciel de traitement de texte en ligne permettant le partage des documents. Cette mise en commun est très appréciée des chercheurs. Les administrateurs référents au sein des unités peuvent créer sur mesure des groupes pour partager d’un coup à un ensemble de personnes – par exemple tous les membres d’une même équipe. 

Émoi. Céline Deraison a vu la mise en place des CLE dans son labo en 2020, pendant le confinement. « Ça paraissait énorme à mettre en place, et nous ne l’aurions peut-être pas fait si nous n’étions pas bloqués à la maison ». Imaginée comme chronophage, la transition fait peur : « Je ne pensais pas que le passage aux CLE pouvait mettre dans un tel état de stress », témoigne Marine Amouroux face à l’hésitation de certains de ses collègues au moment de la phase de test à l’automne dernier. Le déclic s’est fait grâce à la présentation d’un étudiant de M2 qui avait mis l’intégralité de ses travaux sur un CLE. Aujourd’hui, environ 30 des 50 expérimentateurs du labo l’utilisent. 

« Les enjeux de sécurité sont grands, notamment pour les labos en ZRR »

Nicolas Carpi

Il est beau mon fichier. Laetitia Bracco est surprise du succès du tout récent déploiement d’eLabFTW : « En un mois, plus de 150 personnes ont créé un compte ». « On peut attacher tout type de fichier, notamment des images ou des fichiers de type .mol pour les chimistes, avec une capacité de 50 Go par labo, qui pourra être étendue ». Si le stockage des données plus lourdes se fait ailleurs [via Nextcloud pour l’Université de Lorraine, NDLR], eLabFTW permet d’insérer des liens pour y accéder facilement.

Going global. Face au succès de son outil – un millier d’institutions, de labos ou d’entreprises l’utiliseraient aujourd’hui mondialement, selon ses estimations –, Nicolas Carpi a décidé de proposer des services commerciaux d’hébergement et de support via son entreprise Deltablot. C’est ainsi qu’il a co-remporté le marché public pour l’hébergement des cahiers de labo que veut proposer le CNRS à ses agents. Les données pourront être stockées sur un cloud français sécurisé et référencé par l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information (Anssi) – label SecNumCloud pour les connaisseurs. « Les enjeux de sécurité sont grands, notamment pour les labos en ZRR », explique l’ancien ingénieur [lire notre enquête sur ces labos de haute sécurité, NDR].

« L’objectif est de rester open source »

Nathalie Léon

Un pour tous. Avant d’ouvrir à tous ses agents à partir de juin, le CNRS peaufine actuellement son offre avec dix labos pilotes. L’hébergement informatique du logiciel sera également possible en local par l’unité, accompagnée dans cette étape. Une offre similaire sera proposée par l’Inrae, avec en plus l’option d’un hébergement supportée par la Direction pour la science ouverte (DipSO). « La période de test débutera en septembre, avec un déploiement en décembre 2023 », explique Tovo Rabemanantsoa, ingénieur à la DipSO. Les chercheurs utilisateurs des CLE soulignent également leur aspect évolutif. Des financements sont dédiés à des extensions, en fonction des besoins. « L’objectif est de rester open source », affirme Nathalie Léon.

Stylo Mont-Blanc. Si certains sont enthousiastes, d’autres le sont beaucoup moins. Postdoc en biochimie, Émeline V.* est une utilisatrice assidue du cahier en version papier et n’a aucune envie de passer à l’électronique : « J’écris beaucoup : comment j’ai réalisé les manips, mes commentaires sur les résultats… Je trouve cela plus facile d’annoter certains résultats à la main », explique la jeune chercheuse, plutôt à contre-courant de sa génération dominée par le numérique. Une étape qui l’aide à faire le point sur son travail : « Je peux repérer certaines choses qui m’avaient échappé au premier coup d’œil. De plus, le fait d’écrire à la main évite les copier/coller un peu trop rapides dans lesquels on oublie de modifier certains paramètres qui ont changé. »

« Aux personnels opposés à la version électronique, on laissera accès aux cahiers papier »

Marine Amouroux

Rendez le papier. Postdoc en neuroscience au Collège de France, Isabelle Arnoux n’est pas très enthousiaste non plus : « En théorie, je suis pour le cahier de labo électronique car plus écologique, mais en pratique, c’est une vraie galère ». Disponibilité parfois limitée au site, impossibilité d’esquisser rapidement un schéma de l’expérience et nécessité d’avoir accès en permanence à un ordinateur durant les expériences sous peine de se voir obligé de recopier au propre plus tard, les inconvénients des CLE l’en détournent pour l’instant. Cette perte de temps est également mentionnée par Jacob Seeler, chercheur à l’Institut Pasteur, pour qui les cahiers de labo électroniques sont symptomatiques d’une “chronic platformitis” imposant aux chercheurs toujours plus de tâches administratives via des outils informatiques. D’autant qu’ils permettent ce qui peut être perçue comme une surveillance de la part des supérieurs.

« Les chercheurs ont tous bien en tête que le cahier de laboratoire permet d’honorer la charte de déontologie »

Nathalie Léon

Facultatif. Les institutions affirment ne pas vouloir rendre obligatoire le passage au numérique : « Aux personnels opposés à la version électronique, on laissera accès aux cahiers papier. Chacun doit adhérer au CLE de manière volontaire », explique Marine Amouroux, malgré l’objectif de finaliser la transition au 1er janvier 2024 au sein de son labo. Même tendance au CNRS de la part de Nathalie Léon : « La politique actuelle du CNRS est de permettre à ceux qui le souhaitent le passage à la version électronique. » À bons entendeurs…

Un quart de siècle

Attention, une sauvegarde n’est pas un archivage, alertent Océane Valencia et Hélène Chambefort, à la tête des archives, respectivement à Sorbonne Université et à l’Inserm. L’obligation de conserver les cahiers de labo durant 25 ans reste bien évidemment valable pour la version électronique et les archivistes doivent repenser les processus. À la fin d’un projet de recherche, tous les documents associés pourraient rester durant cinq ans sauvegardés sur l’outil de CLE, puis être transférés vers le logiciel de gestion actuellement utilisé pour les cahiers papiers durant les 20 années suivantes.

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