Les ZRR ou la recherche sous haute sécurité

Travailler en Zone à régime restrictif (ZRR) est un privilège dont certains chercheurs se passeraient bien. Mais la nation veille au grain sur son patrimoine scientifique.

— Le 8 mars 2023

My name is Bond. Protéger les fruits de la recherche française contre les appétits étrangers… qui pourrait s’opposer à cela ? Depuis 2012 et la mise en place de la Protection du potentiel scientifique et technique de la nation (PPST), la France s’est censément armée contre les tentatives de — lâchons le mot — d’espionnage de nations concurrentes. La Chine et les États-Unis au premier chef même si nos voisins européens ne sont pas exempts de tout soupçon. L’amitié géopolitique de façade n’empêche pas le contrôle, surtout quand on parle de quantique ou de laser femtoseconde. Autant de collisions cognitives avec des communautés et des labos où le savoir circule librement.

« C’est une réponse extraordinairement lourde à un vrai problème »

Cyril Buttay

Patte blanche. Bras armé de cette politique protectionniste mise en place il y a maintenant dix ans, les Zones à régime restrictif (ZRR) font encore aujourd’hui parler d’elles au sein des labos soumis à ces protocoles. Les chercheurs interrogés les jugent durement : « La protection de notre patrimoine scientifique est nécessaire, je ne suis pas naïf mais c’est une réponse extraordinairement lourde à un vrai problème », témoigne Cyril Buttay, physicien et directeur adjoint du laboratoire Ampère. Un reproche qui revient régulièrement dans la bouche des intéressé·es, surtout que la France a fait le choix d’un système extrêmement centralisé avec les ministères de la Recherche et de la Défense comme pivots, contrairement à certains de ses voisins.

Cahier de doléances. Un rapport parlementaire de l’OPECST pointait dès 2019 les lourdeurs et les récriminations de la communauté scientifique quant aux ZRR, tout particulièrement dans les communautés des physiciens, mathématiciens et informaticiens que les  directeurs auditionnés considéraient comme « un handicap considérable par rapport aux laboratoires étrangers, dans un contexte de concurrence forte pour le recrutement des meilleurs chercheurs ». Les chercheurs en agronomie, sciences de l’environnement ou sciences pour l’ingénieur semblaient s’être notamment mieux pliés — ou résignés, selon les interprétations — à leurs contraintes.

« Le rythme d’augmentation du nombre de ZRR, d’environ 20% par an, ne laisse pas d’interroger »

Rapport de l’OPECST

Pas que les labos. La PPST étend d’ailleurs son emprise jusque dans les appels à projets de l’Agence nationale de la recherche (ANR) : « Le ministère a souhaité que l’on rappelle les bonnes pratiques en ce qui concerne la PPST il y a deux ans (…) De notre point de vue, le plus simple serait que les projets soient déjà visés au niveau local par l’établissement avant d’être déposés à l’ANR de façon à éviter les problèmes en aval », précise Dominique Dunon-Bluteau (voir son interview un peu plus bas).

Comptez-vous. En terme numérique, le CNRS compte 132 labos en ZRR totale ou partielle —  11 de plus  en 2022 —, dont 35 gérés directement par le CNRS. Au niveau national, « le rythme d’augmentation du nombre de ZRR, d’environ 20% par an, ne laisse pas d’interroger, alors que nous sommes déjà quatre années après la création du dispositif des ZRR », notait le rapport de l’OPECST en 2019. D’autant que devenir ZRR a tout d’un aller simple, les suppressions ne représentent que 2 à 3 % chaque année. « Le classement en ZRR est évalué au travers de quatre risques : l’atteinte aux intérêts économiques (R1), l’atteinte aux capacités de défense (R2), le risque de prolifération (R3) et le risque terroriste (R4). La cotation de ces quatre risques permet de décider du classement en ZRR », précise Hervé Bertrand, nommé en novembre 2022 fonctionnaire sécurité défense (FSD) du CNRS.

« Il peut être du ressort de chacun (…) d’éviter [aux invités] de permettre de “capter” d’autres choses, y compris à la machine à café ! »

Hervé Bertrand

Organigramme. Dans les faits, le système de la PPST est géré par trois entités, toutes tenues par le secret défense : le Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), le haut fonctionnaire de défense et de sécurité (HFDS) — Frédéric Marie au ministère de la Recherche — et les FSD de chaque établissement. Celui du CNRS occupe évidemment, avec son équipe de neuf personnes, une place toute particulière dans l’échiquier français où l’organisme joue le rôle de colonne vertébrale. Pour Hervé Bertrand, la PPST est « une responsabilité individuelle : au-delà de l’accès (restreint) aux ZRR, il peut être du ressort de chacun de partager du seul domaine de science prévue en fonction de la personne invitée pour éviter de lui permettre de “capter” d’autres choses, y compris à la machine à café ! » 

Présentez-vous. Une culture de la discrétion bien éloignée de la “dispute” académique propre à la recherche mais une fois classé en ZRR, il ne s’agit évidemment pas que de se taire à la machine à café. Les motivations de la décision de classer tout ou partie d’une unité en ZRR restent secrètes et ne sont pas susceptibles d’être discutées. Le macaron ZRR oblige personnels et directeurs d’unité à isoler physiquement le ou les labos concernés et à passer sous les fourches caudines d’un système de vérification à chaque embauche de personnel. Dans les faits, la réponse est majoritairement positive : seul 1,7 % des demandes, soit 157, n’avaient pas été acceptées en 2018 et 3,5 % des avis étaient positifs sous réserve.

« Les chercheurs sont infantilisés dans ce processus, du jour au lendemain, un changement de contrat peut nous priver d’un collaborateur »

Un chercheur anonyme

Veuillez patienter… Mais puisqu’un chercheur n’a que « Dieu pour supérieur hiérarchique », pour reprendre le bon mot d’un collègue, un petit jeu du chat et la souris s’instaure pour contourner les règles. Dans tel laboratoire de physique du Sud de la France, un badge est laissé à demeure dans un sas de sécurité pour éviter que quelqu’un s’y retrouve coincé. Un autre chercheur dans le quantique avoue éviter les mots clefs qui fâchent lors de dépôts de dossiers pour éviter d’éventuels refus ou poser des demandes pour des parties de labo hors ZRR : « Les chercheurs sont infantilisés dans ce processus, du jour au lendemain, un changement de contrat peut nous priver d’un collaborateur avec lequel on a travaillé pendant plusieurs années. On ne connaît pas les règles à l’avance ». Secret défense oblige.

… Un opérateur va vous répondre. Quand bien même les demandes d’accès sont acceptées, elles ne le sont qu’après un délai souvent jugé rédhibitoire. Les directrices et directeurs d’unité pris dans les mailles des ZRR, à l’image de Marc Drillon en 2018 le déplorent :  « C’est un peu comme dans les équipes de football : on essaie de recruter les meilleurs (…) Les demandes d’autorisation prennent deux mois au minimum. Moi, je suis à plus de deux mois pour des étrangers, auxquels s’ajoute le système de visa dès qu’il s’agit de non-Européens. Au final, plusieurs mois sont nécessaires pour un recrutement. On observe que les meilleurs (…) vont ailleurs, chez nos concurrents en Europe ou aux États-Unis, où cette procédure ne s’applique pas ».

« Si cela avait un sens il y a dix ans, dans mon domaine, la Chine nous a rattrapé : en terme de soft power on se tire une balle dans le pied »

Cyril Buttay

Pouvoir doux. De l’autre côté du miroir, Hervé Bertrand, FSD au CNRS, veut défendre la PPST : « Nous avons eu des cas de récupération de l’intégralité du produit des travaux conduits dans des labo au détriment du CNRS et des autres chercheurs. Mon mandat est de favoriser la science, en veillant à la préservation des intérêts du CNRS et de la France… donc pas à n’importe quel prix ». La liberté académique a un prix que la puissance publique ne semble donc pas prête à payer dans ce cas, malgré un paradoxe soulevé par Cyril Buttay : « Si cela avait un sens il y a dix ans, dans mon domaine, la Chine nous a rattrapé : en terme de soft power on se tire une balle dans le pied, [les jeunes chercheurs que nous voulons attirer] vont rester en Chine ou aller aux USA. Cela revient à fermer l’écurie une fois que le cheval est sorti ». 



Trois questions à… Dominique Dunon-Bluteau
Directeur des opérations scientifiques à l’Agence nationale de la recherche (ANR)

Sur quels critères remontez-vous les dossiers au Fonctionnaire sécurité défense du ministère ?
Nous transmettons les projets sur la base de deux critères : la présence d’un partenaire étranger hors UE ou l’implication de certains types d’entreprises, même si c’est plus difficilement traçable, en particulier en cas de filières françaises d’entreprises étrangères. C’est ce qui a été fait en 2022 sur l’AAPG, qui représente 80% de nos projets. Au-delà de l’AAPG, les chaires industrielles et les labcoms ont été soumis à ce processus. 

Les équipes de recherche devraient-elles faire “viser” leur dossier d’appels à projets avant de vous les faire parvenir ? Au prix d’une complexité supplémentaire…
Si la vérification était réalisée avant soumission à l’ANR, nous n’aurions aucune raison de le faire. Notre recommandation est claire : toujours passer par les FSD locaux. Une partie des chercheurs le font mais ils ne nous le disent pas, nous souhaiterions dès lors que cette vérification locale soit obligatoire. Cela nous permettrait d’éviter  de gérer certains refus de demandes d’appels à projets par le HFDS. 

Concrètement, combien de dossiers sont retoqués ?
Le nombre de refus, non public, reste néanmoins faible. Il concerne par exemple des travaux sur des explosifs ou le nucléaire, où la question du partage de l’info à l’international se pose. D’autres disciplines, moins évidemment risquées, sont aussi concernées.

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