Faut-il des quotas de femmes dans la recherche ?

La discrimination positive pour les femmes dans la recherche, une étape nécessaire ou une fausse bonne idée ?

— Le 16 juin 2023

Les femmes en sciences… le sujet est récurrent mais le constat reste identique depuis des années : environ un tiers des chercheurs dans le monde sont des femmes ; en France, on frôle les 40% en incluant les doctorants et personnels d’appui. Mais la part des femmes diminue drastiquement à chaque étape des carrières. Face à ce bilan peu glorieux, appeler à des mesures plus radicales, comme la mise en place de quotas aux concours, peut être tentant. Au moins 40 % de femmes pour tous les recrutements ? L’idée avait été lancée lors d’un débat organisé par Pariscience en 2020 – relire notre compte-rendu. De telles mesures de discrimination positive envers les femmes seraient-elle efficaces ? Nouveau tour de table.

« On a construit les bâtiments, nommé les salles, et défini à quel âge on doit atteindre tel ou tel poste dans un contexte d’exclusion des femmes »

Maxime Forest

Retour aux sources. Les inégalités entre hommes et femmes dans la recherche académique puisent leurs origines dans l’héritage historique très genré des institutions : « “La grande pyramide du savoir n’a pas de sexe”, ont tendance à penser les scientifiques. Mais on a construit les bâtiments, nommé les salles, et défini à quel âge on doit atteindre tel ou tel poste dans un contexte d’exclusion des femmes de la production de savoir », rappelle Maxime Forest, politiste à Sciences Po et spécialiste des politiques d’égalité et de lutte contre les discriminations. Il met en garde :  « hommes ou femmes, nombre de chercheurs ne le voient tout simplement pas ». Un aveuglement au genre qui permet le maintien du statu quo et la reproduction de certains privilèges masculins.

À la loupe. Identifier la nature des différences observées entre hommes et femmes et les mécanismes des discriminations est primordiale pour savoir à quel niveau agir, soulignent pour leur part deux chercheurs néerlandais en sciences studies [la recherche sur la recherche, NDLR]. Et si ce qu’on croyait être un biais lors du recrutement était en fait la conséquence indirecte d’une différence de publication entre les hommes et les femmes ? Selon les auteurs, imposer des quotas sans changer les critères de sélection permettrait certainement aux femmes qui publient le plus d’accéder à des postes plus facilement, mais n’améliorerait pas la situation des femmes – et des hommes – qui publient moins – car elles consacrent plus de temps à leur famille, par exemple.

« Considérer l’âge académique et non l’âge tout court permettrait de neutraliser les périodes “off” »

Gwénaële Calvès

Critères mathématiques. Des critères d’évaluation apparaissant “neutres”, comme le mérite et l’excellence, ne le sont en fait pas et jouent en défaveur des femmes. Modifier ces critères s’impose donc rapidement dans le débat avec une redéfinition du “mérite” : « Il faut évidemment des critères mais des critères non genrés », explique Maxime Forest. Car, le politiste le rappelle et il est loin d’être le seul, les femmes prennent encore dans la très grande majorité des cas la charge de s’occuper de leurs enfants ou de leurs parents malades, ce qui ralentit évidemment les carrières.

Propositions à la pelle. En tant que mesures de “discrimination positive indirecte”, les idées pour une évaluation plus égalitaire ne manquent pas : « Considérer l’âge académique et non l’âge tout court permettrait de neutraliser les périodes “off” d’une carrière », explique Gwénaële Calvès, professeure de droit public à l’Université de Cergy-Pontoise et auteur d’un Que sais-je ? sur la discrimination positive. Le politiste Maxime Forest en ajoute une à la liste : « Tenir davantage compte des performances des établissements en matière d’égalité et de conciliation des temps de vie pour leur classement ». « Valoriser l’implication de ses étudiants aux événements internationaux, la participation à distance, ou l’attention portée à la qualité plus qu’à la quantité de ces conférences » étaient également suggérés par la chercheuse en sciences du climat Camille Risi via un rapport de sa section CNRS – relire son édito. D’une pierre deux coups : changer les critères d’évaluation en ce sens permettrait également d’agir pour le climat ! 

« Candidater à un poste demande un investissement d’environ cinq ans après le doctorat pour une chance sur dix de réussite »

Éric Muraille

Où sont les candidates ? Disposer d’un vivier conséquent est incontournable pour que les mesures d’action positive – l’appelation plus consensuel pour la discrimination positive – puissent être efficaces, rappelle Gwénaële Calvès : « On cite souvent l’exemple de l’Afrique du Sud comme réussite, mais les populations très opprimées étaient également majoritaires. À l’opposé, les postes réservés dans les universités indiennes aux Dalits [ou Intouchables, NDLR], encore très peu alphabétisés, n’ont pas eu l’effet escompté ». Loin de vouloir faire de malencontreux parallèles entre analphabètes et femmes, le fait est que le manque de candidates en France est criant, notamment dans certaines disciplines. Alors que la part des femmes en doctorat tourne autour de 47% – voir les chiffres de l’Insee par discipline – elles sont largement sous-représentées aux concours en physique, en maths et en sciences de l’ingénieur, où l’on compte environ trois fois moins de candidates que de candidats pour les postes de maîtres de conférences. Et c’est encore pire pour les concours de prof’ – voir le rapport du ministère à partir des chiffres de 2018.

L’amour du risque. Une candidature est une grosse prise de risque, estime Éric Muraille, chercheur en immunologie à l’Université Libre de Bruxelles – que nous avions déjà interviewé pour notre plongée au cœur des animaleries. « Candidater à un poste demande un investissement d’environ cinq ans après le doctorat pour une chance sur dix de réussite. » En comparaison, le doctorat apparaît bien moins risqué : « seulement deux mois d’investissement pour une chance sur trois de réussite ». Et comme le biologiste le rappelait lors d’une table ronde au sein de son université, les femmes prennent en général moins de risques. 

« L’idée des quotas est dangereuse, on pourra toujours dire que les femmes ont été recrutées uniquement parce qu’elles sont des femmes  »

Sylvie Bauer

Dans les gênes. Les facteurs sont bien sûr culturels mais seraient-ils aussi biologiques ? En effet, vous avez certainement entendu parler de ces études montrant un lien entre testostérone et prise de risques financiers – les traders gagnent plus d’argent les jours où leur taux de testostérone est le plus élevé. À l’inverse, un environnement plus sécurisant permet d’accueillir plus de femmes : dans la ville de New York, une étude a observé une augmentation des femmes pratiquants le vélo suite à la mise en place d’infrastructures adéquates. Changer les conditions et l’environnement de travail permettrait donc de “faire rester” les femmes dans la recherche d’une façon plus égalitaire et serait mieux accepté que des quotas, défend Éric Muraille.

Sur le terrain. Présidente de la Commission permanente du Conseil national des universités (CP-CNU), mais aussi professeur à l’Université Rennes 2 en littérature américaine, Sylvie Bauer avoue être très partagée sur la discrimination positive : « L’idée des quotas est dangereuse, on pourra toujours dire que les femmes ont été recrutées uniquement parce qu’elles sont des femmes… » Les inégalités sont pourtant bien réelles et ce problème de fond reste souvent traité avec des effets d’annonce, déplore-t-elle: « Le ministère a dit que le repyramidage allait permettre l’accès aux femmes à des postes de type professeurs ou directeurs de recherche mais les établissements sont uniquement “invités à veiller” au rééquilibrage. » Rien de très contraignant, donc.

« Beaucoup craignaient que la loi sur la parité en politique ne soit vue comme un passe-droits. Aujourd’hui, les mesures fonctionnent »

Maxime Forest

Coupables victimes. Pour Maxime Forest, la mise en place de mesures d’actions “positives” est souhaitable car les politiques précédentes n’ont pas porté leurs fruits : « L’Union européenne s’intéresse à ces questions depuis vingt ans et durant les dix premières années, les actions se focalisaient sur l’individu avec du mentoring, de la formation… avec une faible progression de la parité » Le hic ? Sous-entendant que le problème vient des femmes, ces mesures demandent beaucoup d’investissement de la part de celles qui ont “réussi”. Et ce d’autant plus que le vivier de femmes est restreint.

Méritocratie. Comme dans d’autres secteurs – la politique ou l’entreprise –, les oppositions aux actions positives sont bien ancrées, ce qui n’empêche pas certaines mesures de s’avérer efficaces : « Beaucoup craignaient que la loi sur la parité en politique ne soit vue comme un passe-droit. Aujourd’hui, les mesures fonctionnent et on est passé à autre chose ». Cependant, la recherche a toujours ses spécificités : « La foi dans le mérite est fortement intériorisée par les chercheuses et chercheurs », notamment comme antidote contre l’arbitraire, le népotisme ou le mandarinat qu’il a en partie permis de combattre. En effet, pour Éric Muraille, favoriser les femmes revient à ouvrir la boîte de Pandore : « La recherche moderne s’effectue en réseau. (…) La sélection positive risque d’induire des réflexes communautaristes et clivants entre chercheurs. »

« Depuis 2015, les comités de sélection ont l’obligation d’être composés au minimum avec un ratio 40/60  »

Sylvie Bauer

Jury paritaire. Sans politique de discrimination positive, les choses progressent tout de même, notamment grâce aux référents égalité, à une communication plus inclusive et à des modes de recrutement en évolution, reconnaît Maxime Forest, également évaluateur du projet RESET. Une dizaine de pays européens, dont la France, ont mis en place des plans “égalité” au sein des établissements – c’est d’ailleurs un prérequis pour l’obtention de certains financements européens. « Depuis 2015, les comités de sélection ont l’obligation d’être composés, si possible à parité stricte, au minimum avec un ratio 40/60 », explique Sylvie Bauer. Avec toujours quelques dérogations pour certaines disciplines, cette composition est contrôlée par les établissements et rendue publique. Les femmes n’étant pas immunes aux biais de genre, on est cependant loin de la solution miracle.

Circuits courts. Les critères d’évaluation, eux, sont décidés « au sein de chaque comité de sélection, en amont de l’évaluation des candidat(e)s et en accord avec la fiche de poste établie par l’université », explique la présidente de la CP-CNU. Les établissements ont donc de la marge pour améliorer la proportion de femmes : « Avec l’autonomie des universités, c’est à elles de faire en sorte que localement, la parité soit respectée. » Certaines se posent des objectifs chiffrés, notamment sur la base de la proportion de femmes à l’échelon inférieur… mais qui restent pour l’instant indicatifs.

« On l’a observé pour la parité en politique : tant qu’il est possible de contourner une loi, elle est contournée »

Maxime Forest

Rattrapé par le droit. Pour aller plus loin, comme le recrutement privilégié de femmes à dossier équivalent, voire un respect strict d’objectifs quantitatifs en termes d’équilibre femmes/hommes, les établissements devront se conformer au droit européen. Celui-ci « permet le recours aux actions positives à condition de démontrer l’ampleur de la discrimination et de préciser le caractère transitoire de la mesure », analyse Maxime Forest, reconnaissant que le risque juridique existe. La juriste Gwénaële Calvès est quant à elle formelle : « Le droit de l’Union européenne interdit de réserver des postes au sexe sous-représenté, en raison notamment du préjudice qui en résulterait pour les membres de l’autre sexe ». Préférer une femme d’un mérite légèrement inférieur à un homme est donc condamnable, comme cela a été le cas pour une université suédoise retoquée par la Cour européenne en 2000, après avoir choisi une candidate dont la qualification avait été jugée inférieure par le jury.

Écrit dans les tables. Ainsi, l’action positive en Europe s’est jusqu’alors principalement manifestée par des politiques d’incitation, mais l’instauration d’objectifs contraignants commence à arriver. En France, un décret voté à l’automne dernier exige aux entreprises d’atteindre 40% de femmes parmi les cadres dirigeants et les membres des instances dirigeantes à horizon 2030, avec des amendes pour celles qui ne joueraient pas le jeu. Un passage par le législateur qui s’avérera sans doute nécessaire selon Maxime Forest : « On l’a observé pour la parité en politique : tant qu’il est possible de contourner une loi, elle est contournée ». Verra-t-on apparaître d’ici les prochaines années une loi obligeant les universités à avoir en son sein 40% de femmes parmi les professeurs – la moyenne européenne étant actuellement à 26% et 27,7% pour la France ? Pour Maxime Forest, « si l’on souhaite régler définitivement le problème de la ségrégation verticale, c’est inéluctable ».

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