Apocalypse Now. Nous sommes le 22 mai 2018. Les mobilisations contre la loi ORE battent leur plein partout en France – souvenez-vous, elles avaient déjà fait l’objet d’un numéro de Comparutions. À la faculté de droit et de science politique de Montpellier, étudiants et enseignants grévistes ont voté en AG : ils occuperont l’établissement, rassemblés dans un amphithéâtre. De nombreux étudiants et professeurs non-grévistes ainsi que le doyen de la faculté sont présents à l’extérieur afin de trouver un moyen d’y mettre fin. L’ambiance est électrique, les conflits s’enchaînent. L’accès aux toilettes est refusé aux grévistes et, en réponse à ce blocage, des tampons hygiéniques faussement usagés sont brandis à la tête du doyen.
« Maintenant vous dégagez d’ici ! »
Le groupuscule d’extrême droite
Ambiance. La tension monte encore d’un cran mais les forces de l’ordre n’ont toujours pas l’autorisation d’intervenir quand, aux alentours de minuit, tout bascule. Un commando d’une dizaine d’individus fait irruption dans l’amphithéâtre cagoulés, munis de lattes de bois et parfois même de tasers, hurlant : « Maintenant vous dégagez d’ici ! » Agressions physiques, insultes racistes et homophobes… Certains occupants filment, d’autres se défendent. Tous finissent par sortir face à la brutalité de leurs assaillants. Dehors, plusieurs étudiants sont en sang. Au moins trois d’entre eux ont été blessés et emmenés à l’hôpital.
Anatomie d’une chute. À la suite des événements, le doyen est mis en garde à vue au côté de Richard*, professeur agrégé de droit. C’est ce dernier qui comparaît en ce 4 novembre 2023 devant le Cneser disciplinaire. Il est accusé d’avoir organisé cet assaut à l’aide de sa compagne… et d’y avoir lui-même participé. Peu de temps après les faits, la justice le condamne en première instance à 14 mois de prison dont six mois ferme. Puis en 2022 à un an d’emprisonnement avec sursis, après appel. Une sanction qui n’est assortie d’aucune interdiction d’exercer.
« Richard participe activement à l’expulsion des étudiants, le doyen non »
L’avocat de l’université
Feuilleton disciplinaire. En parallèle des procédures pénales, largement couvertes par la presse à l’époque, la section disciplinaire de Sorbonne Université, devant laquelle l’affaire avait été “dépaysée”, prononce en 2019 un premier verdict : la révocation et l’interdiction définitive d’exercer toute fonction dans un établissement public. Après appel, le Cneser annule la décision de première instance. L’interdiction d’exercer est réduite à quatre ans accompagnée d’une privation totale du salaire. À la suite de cette décision, le ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche ainsi que le président de l’université de Montpellier forment un pourvoi. Le Conseil d’État annule la décision du tribunal universitaire, la jugeant insuffisante en vue des faits reprochés. L’affaire est donc renvoyée devant le Cneser. Nous y étions.
Travail forcé. Le dossier d’instruction est survolé ; les juges connaissent bien cette affaire et préfèrent laisser du temps aux débats. Assis bien droit sur sa chaise, Richard affiche une mine sérieuse. Les premières questions fusent : les juges s’interrogent sur la différence faite par l’université entre les actions de Richard et celles de l’ancien doyen, considéré comme le donneur d’ordre [ce dernier a été condamné à une interdiction d’exercer dans la fonction publique de deux ans, NDLR]. « Richard participe activement à l’expulsion des étudiants, le doyen non », lance l’avocat de l’université de Montpellier, son seul représentant à l’audience.
« Quel ordre aurais-je pu donner alors que je n’arrivais même pas à faire rentrer ma femme dans l’établissement ? »
Richard*
Coconstruction. « Cette évacuation est une proposition faite au doyen par Richard et sa compagne », poursuit-il désignant l’accusé sans pour autant quitter les juges des yeux. L’avocat de Richard sourit et prend le relais : « Pendant les jours qui ont suivi les événements, le doyen a reconnu la paternité de l’idée pour finalement revenir sur ses dires. » Bien que le doyen n’ait pas participé à l’évacuation, il se trouvait tout de même dans l’amphithéâtre. « S’il ne prend pas part à l’action c’est parce qu’il voit Richard se faire assommer plus bas ! », rétorque l’avocat de Richard. Le représentant de l’université laisse échapper un soupir amusé, fronce les sourcils, hausse les épaules en signe de désapprobation puis marmonne : « M’enfin Monsieur ! ».
Téléphone maison. « J’ai une question pour l’accusé plus que pour son avocat », enchaîne un des juges. « Au moment où la situation bascule, que se passe-t-il dans votre tête ? » L’intéressé lève les yeux et entame son récit d’une voix assurée. Selon lui, lorsqu’il arrive à la faculté dans la soirée, la situation est déjà tendue. « J’appelle ma femme pour l’informer (…) sans pour autant lui demander de venir », assure-t-il. Mais quelques heures plus tard, cette dernière arrive pourtant à la faculté, accompagnée d’une petite dizaine de personnes « que je ne connais pas », précise Richard [d’après l’enquête de nombreux membres du commando étaient reliés à la Ligue du Midi, un groupe identitaire d’Occitanie, NDLR]. L’accès à l’université leur est d’abord refusé. « Quel ordre aurais-je pu donner alors que je n’arrivais même pas à faire rentrer ma femme dans l’établissement ? », interroge l’accusé. Nouveau soupir du conseil de l’université, celui-ci plus exaspéré.
« Je n’ai aucun scénario en tête. Seulement que cette histoire de fou se passe le moins mal possible »
Richard*
Maintenant ou jamais. Fatigué et humilié suite à l’épisode des tampons, le doyen, vers minuit, n’était plus dans son état normal, explique Richard. « Ils n’ont jamais été aussi peu nombreux, c’est maintenant qu’il faut évacuer ! », lui répétait le doyen. Tout est alors allé très vite. Un plan germe dans leurs esprits, la femme de Richard et ses compagnons, qui « n’étaient pas venus pour évacuer » assure l’accusé, veulant en être. La suite de l’histoire est connue : cagoulés et armés de lattes en bois, le groupe pénètre dans l’amphi. « Une fois dans la salle, je n’ai aucun scénario en tête. Seulement que cette histoire de fou se passe le moins mal possible », conclut Richard avant de prendre une grande gorgée d’eau.
Breaking bad. Les juges se regardent, interloqués. « Les accusations parlent d’une participation active dont vous n’avez toujours pas fait mention, lance l’un d’entre eux. Nous avons besoin de plus de détails. » Richard acquiesce. Lorsqu’il rentre dans l’amphithéâtre, il est à visage découvert et hurle aux occupants d’évacuer. Il aperçoit en contrebas un étudiant en fauteuil roulant et se dirige vers lui pour l’aider à sortir. Premier coup reçu derrière les genoux. Il réplique puis continue sa route. Deuxième coup au visage. Il réplique, son assaillant tombe puis s’en va. « Je ne suis pas venu pour frapper mais je me fais taper dessus alors je me dois de réagir, explique-t-il. Les occupants sont dangereux. » Enième soupir de l’avocat de l’université.
« J’ai trop de respect pour votre juridiction pour penser que vous êtes des marionnettes »
Richard*
Bonjour tristesse. « Aviez-vous conscience de commettre une faute grave ? », demande un des juges. Richard baisse les yeux. « Une fois que ça a commencé, est-ce qu’il faut aller se cacher comme un lâche ? Ma seule faute c’est d’avoir accepté l’idée du doyen sans rien dire », dit-il d’une voix tremblante en frappant des mains. Les juges ménagent une courte pause, afin de laisser le temps à l’accusé de retrouver son calme. Puis, ils se tournent vers l’avocat de l’université. A-t-il quelque chose à ajouter ? Que le mis en cause prétende que le groupe n’est pas venu pour évacuer, il n’y croit pas. « Lorsqu’on vient avec des tasers et des cagoules, on [sait] très bien ce qu’on veut faire ». Il le rappelle, Richard ainsi que sa femme ont toujours reconnu avoir porté des coups. « C’est ce qu’on appelle des aveux ! (…) De plus, l’accusé a été identifié par de nombreux témoins comme le meneur de ce commando ». Les juges hochent la tête puis appellent à conclure.
Le mot de la fin. « Je n’ai rien à ajouter, mis à part que la faute disciplinaire est grave, commente l’avocat de l’université. La décision du Conseil d’État en est la preuve. » Les regards se tournent vers Richard et son défendeur. Ce dernier enlève ses lunettes, qu’il garde dans sa main et dont les mouvements ponctuent tout son discours. « J’ai trop de respect pour votre juridiction pour penser que vous êtes des marionnettes », dit-il. L’avocat de l’université soupire à nouveau. « Je plaide pour un homme dont on a détruit la vie, poursuit l’avocat. Votre première décision mettait un terme à ce calvaire ! » Il insiste : son client est un paria victime d’une véritable chasse aux sorcières de la part de l’extrême gauche. « Merci, nous allons maintenant délibérer », concluent les juges. La décision est rendue, la même que quelques années auparavant : quatre ans d’interdiction d’exercer toutes fonctions d’enseignement ou de recherche dans un établissement public avec privation de la totalité du salaire. L’audience est close… mais l’université peut encore faire appel devant le Conseil d’État. Affaire à suivre.
* Les prénoms ont été modifiés
** Vous pouvez accéder à la décision du Cneser ici.