« Je n’ai plus la force de me battre »

En s’interposant lors de manifestations étudiantes, un enseignant-chercheur a-t-il manqué à son devoir de neutralité ? Cette affaire vieille de cinq ans arrive à son terme. Nous étions au procès.

— Le 5 juillet 2023

Coup de tonnerre. En ce 18 mai 2018, la salle d’examen de l’université de Nantes aurait dû être en pleine effervescence. Mais elle est vide. Seuls les cris lointains d’étudiants révoltés viennent perturber le silence. À l’entrée de la salle, près de 200 d’entre eux se bousculent et réclament des explications. Et pour cause, leurs cartes d’étudiant ont été réquisitionnées par l’agent de sécurité avant le début de l’épreuve. Au milieu de cette jeunesse révoltée, deux enseignants-chercheurs tentent tant bien que mal de s’interposer. L’un d’eux est M. X, alors bien loin de se douter que son implication dans cet évènement l’amènerait aujourd’hui à sa quatrième comparution devant le Cneser disciplinaire.

« M. X a bel et bien alimenté la tension qui régnait au sein du groupe d’étudiants »

La représentante de l’université

Prolongations. Cheveux grisonnants, col de chemise ajusté, M. X se tient bien droit face aux juges. Stylo en main, il écoute avec attention la lecture du dossier d’instruction. À la suite des faits précités, l’université de Nantes l’avait accusé d’avoir « attisé un groupe de manifestants auteurs d’insultes et de menaces à l’égard de six agents administratifs de l’université, ainsi que d’avoir contribué à une prise à partie desdits agents. » En 2018, la section disciplinaire condamne alors M. X à un retard à l’avancement d’échelon d’une durée de six mois. Mécontent, M. X entame deux procédures en appel devant le Cneser disciplinaire. Une première pour une demande de sursis à exécution qui lui vaudra deux passages devant l’instance avant de lui être accordée en 2020. Puis une deuxième en appel de la décision de la section disciplinaire pour révoquer purement et simplement la sanction initiale. Résultat : seule la durée de la sanction est modifiée et passe de six à trois mois. Une décision par la suite cassée par le Conseil d’État  fin 2022, ce qui amène M. X à s’asseoir une nouvelle fois sur le banc des accusés en ce mois de juin 2023.

Demande rejetée. « Est-ce qu’il y a des oublis ou des remarques qu’ils vous semblent importantes d’ajouter à la suite de la lecture des faits ? », demandent les juges en levant les yeux vers les parties prenantes. Après un bref silence, la représentante de l’université, une femme menue d’une quarantaine d’années, se lance timidement. « Je tiens à souligner que malgré ce qu’il clame depuis des années, M. X a bel et bien alimenté la tension qui régnait au sein du groupe d’étudiants. » Un manquement à son devoir de neutralité qui ne peut, selon elle, être mis de côté. Les juges acquiescent mais précisent : le Conseil d’État a cassé leur décision initiale considérant que cette obligation de neutralité ne pouvait donner lieu à une sanction contre un enseignant-chercheur qui n’a pas apaisé les tensions d’une manifestation.

« De nombreux témoignages semblent indiquer que vous avez jeté de l’huile sur le feu »

Un des juges

Le feu au poudre. Dans un contexte de fortes tensions suite à la loi ORE de 2018 [loi relative à l’orientation et à la réussite des étudiants, NDLR], l’université de Nantes avait demandé le contrôle des cartes d’étudiants à l’entrée des salles d’examens pour s’assurer que seuls les étudiants concernés par le partiel prennent place dans l’amphithéâtre. Afin de « garantir l’ordre public », précise l’université. « M. X, de nombreux témoignages semblent indiquer que vous avez jeté de l’huile sur le feu », souligne l’un des juges. L’enseignant-chercheur secoue la tête en signe de désapprobation et se lance dans des explications, des gestes de mains agités accompagnant chacune de ses paroles. Lorsqu’il est arrivé sur place, la situation était déjà très tendue, se souvient-il. Et s’il s’est interposé entre les deux parties, c’est pour endosser le rôle de médiateur. « Les étudiants ne comprenaient pas qu’on prenne leurs cartes, j’ai donc promis de m’assurer de la légalité de cette action afin d’apaiser les choses. »  Alors oui, il l’admet, dans le vacarme ambiant, il a dû élever la voix pour se faire entendre par les agents de sécurité, mais il n’a en aucun cas adopté un ton menaçant. Et ça, il en assure les juges. « Je lui signalais simplement mon étonnement face à la situation afin de mieux la comprendre », explique calmement l’accusé d’une voix maîtrisée.

Pas un bruit. « De quel droit vous investissez vous d’une telle mission ? Est-ce que vous aviez un mandat ou une quelconque mission délivrée par votre université ? », demande l’un des juges. Silence. M. X hésite mais son avocat l’interrompt : « Je vais demander à mon client de ne pas répondre à cette question. » Les juges se regardent surpris. Dans ce conseil disciplinaire, lieu de discussion collégiale, le droit au silence n’est pas d’usage. Mais l’avocat insiste, « ce n’est pas parce qu’on est en disciplinaire que le droit au silence ne s’applique pas. » Face à ce refus, les juges restent béats. La question leur semble pourtant indispensable. Si M. X refuse de se prononcer, la représentante de l’université nie en bloc : l’enseignant-chercheur n’était en aucun cas chargé d’une mission de surveillance. « Je me suis investi de mon statut de fonctionnaire pour vérifier que cette rétention des cartes étudiantes était faite dans les règles », se justifie finalement M. X.

« Je vais demander à mon client de ne pas répondre à cette question »

L’avocat de l’accusé


Les raisons de la colère. Et justement, sur ce point là, les juges ne sont pas tout à fait au clair. « On ne comprend pas pourquoi l’université a gardé ces cartes, ni combien de temps elle l’a fait », explique un juge, sourcil froncé. M. X satisfait que la question soit enfin posée s’appuie sur le dossier de sa chaise, bras croisés et tourne sa tête en direction de ses accusateurs en attente de leur justification. « Ça n’a pas vraiment de rapport avec ce qui est reproché à M. X, on parle ici d’agents qui se sont sentis menacés par son intervention », rétorque la représentante de l’université d’une petite voix. « C’est tout de même lié, on a besoin de mettre un peu de contexte à cette histoire », explique un juge. M. X se redresse brusquement et appuie les propos des juges d’un « Ah bah quand même, merci ! » et d’une main tendue en leur direction. La représentante, peu sûre d’elle, bafouille quelques explications : « elles ont été rendues, c’est une pratique admise par l’université de confisquer… ». Son regard confus se lève vers les juges, « enfin non… ». Les juges sourient : « oui, je crois que vous voulez dire rassembler ». La représentante acquiesce d’un sourire. M. X enfonce le clou : « Elles ont été rendues bien longtemps après la période d’examen, certains étudiants se plaignaient même de ne pas pouvoir aller manger au restaurant universitaire ».

« J’étais coupable avant même d’être jugé »

L’accusé

Sans appel. Face à l’insoluble désaccord entre les deux parties, les juges semblent perplexes : n’y a-il pas eu de tentatives de médiation pour tenter de résoudre ce litige au sein de l’université ? « M. X ne reconnaît pas comme véridique les témoignages des agents, ce qui rend la médiation compliquée », explique la représentante de l’université. Des témoignages à charge : l’accusé aurait eu recours à des « techniques d’intimidation », en plaçant les agents « contre les murs » pour les « sommer d’écouter les étudiants ». Une présence qui, aux yeux de l’université, légitimait les actions étudiantes. Mais M. X n’en démord pas : s’il veut bien comprendre le ressenti des agents, il maintient qu’il ne s’est jamais opposé à eux. Des témoignages en sa faveur le décrivent comme « calme », « inquiet que ça dégénère ». Au contraire de ce qu’avance l’université, il aurait même été prêt à témoigner contre les étudiants s’il y avait eu besoin. « J’étais coupable avant même d’être jugé », explique-t-il calmement en se penchant vers les juges. Sa proximité avec les étudiants énervait, selon lui, la présidence de l’université dans ce contexte de grève et de manifestation. « On a l’impression que l’université a voulu punir M. X pour son agitation », ajoute son avocat.

« Il ne manquait pas à son obligation de réserve, il était tout au plus maladroit »

L’avocat de l’accusé

Mot de la fin. « Il est temps de conclure, que demandez-vous à l’issue de cette séance ? », lance un juge après quelques instants de silence en se tournant vers la représentante de l’université. « Nous vous demandons de rejeter la demande d’appel de M. X », répond-elle. Du côté de l’accusé, son avocat demande l’annulation totale de la sanction et souligne encore une fois qu’en s’interposant, « il ne manquait pas à son obligation de réserve, il était tout au plus maladroit. » Après plus de deux heures de débats, M. X a le regard perdu dans le vide. Le dernier mot est pour lui. « Ce dossier est interminable », finit-il par soupirer. « Après cinq ans, je serais ravi que ça s’arrête, je n’ai plus la force de me battre. » Les parties prenantes sont invitées à sortir. Les juges délibèrent. Quelques minutes après, dans la chaleur étouffante de la salle, le verdict tombe : la sanction est annulée et remplacée par un blâme, soit la sanction la plus faible pouvant être délivrée par le Cneser disciplinaire.

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