Les matheux vivent de preprint et d’eau fraîche

Dans la science ouverte comme ailleurs, les mathématiques font figure d’exception. Alors pourquoi ne pas s’en inspirer ?

— Le 28 juin 2024

Publier dans Nature pour recevoir un prix prestigieux ? Nul besoin pour les matheux, un preprint leur suffit. Prenez le cas du mathématicien russe Grigori Perelman, lui qui en 2002 a désinvoltement déposé sur la plateforme ouverte arXiv sa démonstration de la conjecture de Poincaré, l’un des sept problèmes réputés insolubles en maths et le seul aujourd’hui résolu. Même en l’absence d’une publication en bonne et due forme validée par les pairs, l’Institut de mathématiques Clay lui a décerné le prix du millénaire en 2010, allant jusqu’à changer ses règles d’attribution pour l’occasion. Le chercheur, disons-le assez atypique, avait refusé quelques années plus tôt rien moins que la médaille Fields qu’il jugeait “sans intérêt”. Un épisode qui montre bien la spécificité de la communauté des matheux, à savoir un désintérêt pour les revues prestigieuses, une appétence pour les preprints et par conséquent une indépendance vis-à-vis des grandes maisons d’édition. Un exemple à suivre ?

« Certains collègues consultent tous les matins les nouveaux preprints déposés sur arXiv »

Karim Ramdani

Avis de tempête. Si l’on se fie au baromètre de la science ouverte du ministère, vos habitudes de publications, toutes disciplines confondues, ont considérablement évolué ces dernières années : 65% de vos articles sont aujourd’hui en accès ouvert contre 38% en 2018. Avec comme petit bémol le ralentissement de cet élan d’ouverture entre 2022 et 2023. Par ailleurs, les données collectées par le comité pour la science ouverte mettent en lumière d’importantes disparités entre les disciplines : a les maths sont en tête de peloton, elles qui ont fait progresser en cinq ans de 60% à 80% de leur production en accès ouvert. La queue de peloton étant occupée par les sciences humaines et sociales (SHS) qui ont tout de même plus que doublé le taux de publis open en six ans, arrivant aujourd’hui à une sur deux. « À un bout du spectre, les communautés de maths et de physique théorique sont depuis longtemps très familières des preprints, à l’autre bout, la peur de se voir piquer ses idées est encore très présente en médecine », analyse Karim Ramdani, mathématicien à Inria et auteur d’une analyse déposée sur HAL sur ce sujet.

Diamants éternels. Ce n’est pas la seule disparité qu’observe Karim Ramdani : alors que les chercheurs en SHS ou médecine se reposent beaucoup sur les éditeurs pour lever le paywall, les matheux déposent directement leur manuscrit sur des plateformes d’archives ouvertes comme arXiv ou HAL et privilégient un certain type de revues. Une question éminemment politique : « Quelle ouverture voulons-nous ? Si c’est chez Elsevier avec des frais de publications, c’est la catastrophe. Au contraire, je dis oui aux projets vertueux de la voie diamant », nous confie le mathématicien, également membre du comité pour la science ouverte. Ce dernier finance d’ailleurs ces revues “diamant” qui empruntent le chemin de la gratuité à la fois pour le lecteur et l’auteur – relire notre analyse sur les effets des politiques de science ouverte

«  En maths, les articles peuvent être lus et cités des décennies après leur publication »

Didier Torny

Révolution culturelle. Cette évolution des pratiques est-elle imputable à la politique de science ouverte ? Pas seulement, estime Karim Ramdani, reconnaissant que l’émergence d’un discours encourageant l’évaluation “qualitative” imprègne les esprits, comme au CNRS ou dans les 90 autres établissements français qui ont signé la déclaration de San Francisco sur l’évaluation (DORA, dont voici les nouvelles recommandations). Les maths constituent tout de même un terreau plus que fertile que d’autres pour que la sauce open prenne. De par leurs habitudes de publication bien spécifiques, comme l’a observé le sociologue Didier Torny : « Une des grandes caractéristiques des maths est que les articles peuvent être lus et cités des décennies après leur publication. » Ainsi, la plupart des chercheurs ne courent pas après les citations à court terme, celles-ci n’atterriront sur les CV que des années plus tard, quoi qu’il arrive, et souvent en petit nombre – une autre caractéristique des maths. Les quelques uns qui gonflent leurs citations se font vite repérer, et la liste des célèbres Highly Cited Researchers avait dû pour cette raison suspendre son volet maths – nous vous en parlions dans cette analyse.

La dèche. « La communauté des mathématiciens a pris son destin en main en montrant qu’on peut se passer des grosses maisons d’édition commerciales », analyse également Didier Torny, chercheur CNRS au Centre de Sociologie de l’Innovation à Mines Paris et membre lui aussi du comité pour la science ouverte. Une économie de la publication très éclatée, dominée par des sociétés savantes et non par les grands éditeurs, qui lui rappelle ses propres communautés des sciences sociales. Autre ressemblance entre les deux : leur modicité. « En maths comme en SHS, la production scientifique ne nécessite pas toujours de gros financements, relativement à d’autres disciplines ». Des “pauvres” donc, qui se contentent de peu, fondent et gèrent des revues sans beaucoup de moyens. Pour continuer la caricature jusqu’au bout, n’étant pas perfusé par l’argent du privé, les mathématiciens cultivent comme bon leur semble leur culture de l’open science, certains se vouant même à une forme d’activisme.

« La plupart du temps, l’évaluation, ce sont les chercheurs qui la décident »

Didier Torny

Un pour tous, tous pour… Un dernier élément clé permet de mieux comprendre la relation des matheux aux publis : le lieu de publication importe moins que la discussion avant et après cette publication. L’évaluation d’un manuscrit, le plus souvent d’abord en preprint, porte sur le caractère correct  de la démonstration mathématique. Un exercice qui demande un grand investissement pour les reviewers et où la moindre erreur peut mener à l’effondrement de la preuve dans son ensemble – si vous avez vu le Théorème de Marguerite (relire notre interview de la réalisatrice), c’est ce qu’il arrive à l’héroïne lors de son séminaire devant tout le département. Conscients de leur faillibilité, les mathématiciens relativisent donc  : « La croyance qu’un savoir passe d’une valeur incertaine à certaine par la grâce de son acceptation dans une revue n’est pas aussi forte que dans d’autres disciplines comme la chimie ou la biologie », analyse Didier Torny. D’où une valeur des preprints spéciale à leurs yeux : « Certains collègues consultent tous les matins les nouveaux preprints déposés sur arXiv », témoigne Karim Ramdani. Le choix de mots-clés vous permet même d’avoir des alertes personnalisées – et c’est valable aussi en physique, l’auteure de ces lignes parle d’expérience. 

Nature un jour. Malgré tout, les matheux restent des chercheurs, avec leurs faiblesses : « Évidemment, on rêve tous de publier un jour dans les meilleures revues d’Elsevier ou de Springer. Nous sommes dans un système très concurrentiel et élitiste », confie Karim Ramdani. Pour lui, la publication dans des revues de type diamant, encore peu visibles – et souvent sans impact factor, comme nous l’analysions – doit être prise en compte dans l’évaluation : « Si on ne change qu’un morceau de la chaîne, ça ne fonctionne pas ». Didier Torny estime que le levier est encore plus en amont : « La rareté des postes entraîne un durcissement dans l’évaluation, avec des tentatives d’objectivation par des indicateurs, qu’ils soient bibliométriques ou autres, pour distinguer un grand nombre de très bons candidats ». Mais le sociologue rappelle également qu’après tout l’évaluation n’est pas imposée par un grand méchant venant de l’extérieur : « Dans la quasi-totalité des cas, l’évaluation pour les recrutements, les promotions, les publications ou les financements est sous le contrôle des chercheuses et chercheurs ».

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