Pourquoi les chercheurs fraudent-ils ?

Oeuvre d’une infime minorité, la fraude choque et interpelle, génération après génération. Tour d’horizon des situations qui peuvent pousser des chercheurs à tricher, illustré par des exemples emblématiques.

— Le 12 juillet 2024

À l’évocation du terme “fraude scientifique”, quelle image vous vient ? Peut-être celle d’un homme aux cheveux blancs, longs, arborant de grosses lunettes dans le style des années 1980 et une blouse blanche. Assis à son bureau, il explique calmement face caméra qu’il a trouvé le remède miracle contre la Covid-19. Vous stoppez la vidéo YouTube, retour à la réalité. Copinage entre éditeurs et auteurs, peer review douteux en raison d’un temps d’acceptation record – c’était la crise mais tout de même –, résultats invérifiables faute de données partagées… La volonté du microbiologiste de tordre la réalité pour imposer un traitement ne bénéficiant depuis d’aucune preuve de son efficacité a invisibilisé ses manquements éthiques. Notamment la conduite de nombreuses études (près 250 publications seraient concernées selon une étude publiée dans Research Integrity and Peer review) sans approbation d’un comité d’éthique ni consentement des patients – pour beaucoup des personnes particulièrement vulnérables comme des SDF ou des enfants, en France mais aussi dans des pays d’Afrique. Pire, lui et ses collègues de l’IHU de Marseille ont administré illégalement le fameux traitement à l’hydroxychloroquine à plus de 30 000 patients après son interdiction, comme en témoigne leur étude publiée en octobre 2023 dans la revue bien accommodante New Microbes and New Infections.

Aucune sanction académique n’a été prise envers les chercheurs de l’IHU

Le plus vieux métier. Si la figure de Didier Raoult, à la retraite depuis l’été 2021, reste encore bien présente sur certains plateaux télé et dans nos esprits, la fraude scientifique, bien qu’elle reste l’œuvre d’une infime minorité, n’est pas apparue avec la crise de la Covid-19. Données retouchées ou sélectionnées pour appuyer un propos, voire complètement inventées, les erreurs intentionnelles représenteraient selon une récente étude en biomédical publiée dans Scientometrics deux tiers des rétractations, dont de plus en plus de manipulation et de fabrication de données. Avec de lourdes conséquences. En santé d’abord, où, si l’on reprend l’exemple de Didier Raoult et de l’hydroxychloroquine, la molécule  “miracle” avait été ajoutée à la liste de celles testées dans le cadre de l’essai Discovery lancé le 24 mars 2024 sur 3 200 patients dans toute l’Europe, avec un coût de plusieurs millions d’euros. Des investissements qui n’ont pas bénéficié à d’autres recherches. De plus, les complications suite aux effets secondaires d’un traitement inadapté, voire d’une automédication comme l’hydroxychloroquine ont été largement observées, en France mais aussi aux États-Unis où Donald Trump, rappelons-le, partageait le crédo du microbiologiste phocéen. Malgré les rapports accablants de l’ANSM et de l’Inspection générale de l’ESR, aucune sanction académique n’a été prise envers les chercheurs de l’IHU.

Jan Hendrik Schön prétendait avoir réalisé un transistor dans un nouveau matériau. Tout était faux.

Zéro de conduite. Dans un tout autre domaine, celui de l’éducation, les politiques publiques en Grande Bretagne et aux États-Unis ont été influencées par le chercheur en psychologie sociale Cyril Burt, fait chevalier de la couronne britannique en 1946. Convaincu que l’intelligence humaine était principalement innée, il plaidait pour une détection et une mise à l’écart précoce des enfants considérés à l’époque comme déficients. Or, les travaux scientifiques sur lesquels il se basait ont depuis été largement décriés, comme l’explique le canadien Jean Gaudreau : les vrais jumeaux séparés à la naissance chez lesquels il avait soit-disant mesuré des quotients intellectuels similaires n’existaient en réalité pas. Enfin, dans le domaine de la tech’, le physicien allemand Jan Hendrik Schön, embauché aux très réputés Bell Labs étasuniens, prétendait au début des années 2000 avoir réalisé un transistor dans un nouveau matériau. Une révolution pour la microélectronique, qui aurait permis d’aller toujours plus loin dans les capacités de calcul. Malheureusement (ou pas), tout était faux. Il l’a par la suite reconnu, Jan Hendrik Schön avait “arrangé” ses résultats puis détruit les données expérimentales. La plupart de ses articles ont été rétractés – il en publiait un par semaine en 2001, dont des dizaines dans Nature et Science. Si vous manquez de lecture pour la plage, la journaliste scientifique Eugenie Reich détaille ce scandale dans son ouvrage Plastic Fantastic.

Kuo-Chen Chou a forcé les auteurs lui soumettant des manuscrits à citer ses propres publis.

Payés à la publi. Comment les chercheurs en arrivent-ils à se détourner à ce point de l’essence même de la recherche ? La pression à la publication est probablement la première réponse qui vous viendra à l’esprit. Publier pour soutenir sa thèse, obtenir de nouveaux financements ou accéder au graal – un poste permanent. Dans certains pays comme en Chine, publier dans des revues prestigieuses octroie le droit à des primes et en Arabie Saoudite, des universités embauchent à haut salaire des Highly cited researchers (HCR). Et pour se maintenir dans cette fameuse liste, certains sont prêts à tout. C’est le cas du biologiste sino-américain Kuo-Chen Chou, auquel nous avions consacré un court article en 2020 : éditeur en chef de la revue d’Elsevier Journal of Theoretical Biology, il a profité de son statut pour forcer les auteurs lui soumettant des manuscrits à citer ses propres publications (parfois plus de 50 d’un coup) ou à l’inscrire carrément dans la liste des auteurs. Trop gourmand ? Si la méthode lui a permis de doubler son nombre de citations en un an, elle a été épinglée par la communauté. Banni de la revue, le chercheur affilié à la King Abdulaziz University d’Arabie Saoudite disparaîtra du classement des HCR en 2019. Et la France n’est pas en reste : le système Sigaps calculant les dotations des établissements hospitalo-universitaires à partir du nombre de publis – relire notre dernière analyse sur le sujet – a très probablement été un élément clé dans les dérives perpétrées à l’IHU de Marseille. Si Didier Raoult a pu rafler 11 millions d’euros par an, selon ses propres dires, c’est que la limite entre soins et recherches n’existait plus, comme le raconte ce long papier de Science mag.

Le monde des startup n’est pas non plus épargné par le phénomène.

Fake it till… La pression du secteur privé s’immisce parfois dans la recherche académique. Comme l’ont démontré les historiens des sciences Naomi Oreskes et Erik Conway dans leur ouvrage Les marchands de doute (à lire absolument, plage ou non), les industriels du tabac et du pétrole ont méthodiquement entretenu le flou sur les conséquences de leur activité économique, en l’occurrence les cancers induits par le tabac et le changement climatique. Comment ? En finançant larga manu des recherches sur d’autres causes que ces maux – la qualité de l’air intérieur pour l’industrie du tabac par exemple. Des recherches qui ont débouché sur de nombreuses publications, signées par des chercheurs naïfs ou carrément payés pour le faire. Aujourd’hui, le monde des startup n’est pas non plus épargné par le phénomène : l’entreprise de biotechnologie Cassava Sciences vit depuis quelques années sous le feu nourri d’accusations de fraudes, notamment de manipulation d’image de la part d’Elisabeth Bik – relire notre interview. Dernier rebondissement en date, le professeur du City College de New York Hoau-Yan Wang a été reconnu coupable de fraude par la justice étasunienne. Cette décision de justice remet en cause la pertinence d’un potentiel traitement contre Alzheimer développé grâce à des dizaines de millions de dollars publics ;  la valeur en bourse de l’entreprise, estimée à plusieurs milliards en 2021, a également chuté. Pour revivre l’affaire, vous pouvez lire le très long format de Science mag : Blots on a field? 

« Il n’y avait pas de bouton d’arrêt. Mon cerveau était bloqué. Il fallait que ça explose. C’était le seul moyen. »

Diederik Stapel (The NYT)

Accro, accrocs. Un publish or perish qui, mêlé à une bonne dose de perfectionnisme, peut mener à l’addiction : première étape, regarder son h-index tous les trois jours, deuxième étape, retoucher les données car celles qu’on a obtenues ne nous plaisent pas, dernière étape, inventer carrément les données dans son bureau et recommencer encore et encore. Cet engrenage a été incarné par Diederik Stapel, chercheur néerlandais en psychologie sociale. Suspendu en 2011, plus de 50 de ses publications ont finalement été rétractées en 2015 et la réputation d’une vingtaine de thèses s’en trouvait entachée. L’article du New York Times de 2013, The Mind of a Con Man, revient de manière poignante sur l’un des plus gros scandales de l’histoire des sciences avec le témoignage de l’intéressé : « Il n’y avait pas de bouton d’arrêt. Mon cerveau était bloqué. Il fallait que ça explose. C’était le seul moyen. » Comme la plupart des affaires de fraudes, le pot aux roses a été découvert lorsque d’autres chercheurs ont tenté de répliquer ses résultats. D’où l’importance de l’ouverture de l’accès aux publications et du partage des données, comme nous en parlions à l’occasion de notre reportage aux Replication Games. On espère vous avoir donné, en plus de mauvais exemples à ne pas suivre, quelques pistes de réflexion à méditer lors de vos randos estivales. Des réactions ? Écrivez-nous !

Quand la vision du monde tort la science

On le constate, l’intuition voire la conviction profonde qu’une hypothèse doit être juste mène parfois à la fraude. Une conviction profonde parfois dictée par l’idéologie, comme l’illustre l’affaire de l’agronome soviétique Trofim Lyssenko, “pseudo scientifique” selon sa page Wikipedia. Et pour cause, il est à l’origine de la « génétique mitchourinienne » ou marxiste, une théorie niant un postulat de base de la génétique déjà connue au milieu du XXème siècle lorsqu’il exerçait : la sélection naturelle, considérée alors en Russie comme incompatible avec le communisme. L’agronome a donc tout fait pour démontrer qu’il était possible de modifier à l’infini les caractéristiques génétiques d’une plante en agissant sur son environnement (l’épigénétique découverte depuis lui aurait peut-être donné raison sur quelques points). Comme l’expliquait Claude Debru, historien et philosophe des sciences de la vie et de la médecine, à l’événement de l’Académie des sciences Erreurs en science le 30 avril 2024 – également dans ce podcast, Lyssenko aurait lancé de grandes collectes de données dans les campagnes russes où des paysans très serviables et mais très orientés auraient bien évidemment fait remonter les “bonnes données” permettant de confirmer sa théorie.

À lire aussi dans TheMetaNews

La recherche prise au piège de la stagnation

C’est au pied du mur qu’on voit mieux le mur. Avec l’arrivée de Michel Barnier à la tête d’un futur gouvernement dont on attend encore les premières nominations, la période de “démission” au sommet de l’État touche bientôt à sa fin après 51 jours d’attente rendus,...

Redémarrage forcé à Saclay

« If you meet or call colleagues from University Paris-Saclay, do not hesitate to communicate them this information as their email system is still down after this summer cyber attack. » Voici ce que vous avez pu lire ces derniers jours via vos listes de diffusion –...

Fin de partie rue Descartes

Le ministère de la recherche tourne au ralenti depuis quelques semaines. Avec un gouvernement cantonné aux « affaires courantes » depuis sa démission le 16 juillet dernier pour un temps indéterminé, le train des réformes esquissé par Emmanuel Macron le 7 décembre...