« L’ouverture des travaux de recherche est une obligation », insistait encore Alain Schuhl, directeur général délégué à la science du CNRS dans le webinaire du 30 septembre destiné aux personnels (à la minute 43:30). Hébergeant depuis plus de 20 ans la plateforme d’archives ouvertes HAL (relire l’interview de son créateur le physicien Franck Laloë), l’organisme avait défini en 2019 une feuille de route science ouverte, incitant très fortement ses chercheurs, protégés par la loi pour une République numérique (voir encadré), à déposer en accès ouvert l’ensemble de leurs publications. Une politique qui fonctionne : le CNRS peut se vanter de mettre à disposition du monde entier le texte intégral de plus de neuf publis sur dix. Suivi de près par les nombreux autres organismes et universités ayant mis en place un baromètre local de la science ouverte, dont certaines comme celle de Lorraine ont été pionnières en la matière. Mais comment atteindre l’objectif des 100% ? Faut-il contraindre les chercheurs à déposer en accès ouvert en ajoutant ce critère dans les évaluations ? Malgré les rumeurs, aucune institution n’a osé passer le pas… sauf Nantes Université qui, poursuivie en justice par l’un de ses chercheurs, a finalement fait marche arrière.
« Personne ne voulait obliger Philippe Forest à mettre ses romans en accès ouvert »
Plusieurs sources en off
Premier commandement. En mai 2021, sous l’impulsion de la nouvelle présidence, le Conseil d’administration de Nantes Université adopte à une très large majorité l’obligation de dépôt des publications dans HAL. Avec des conséquences importantes : seules les publications déposées dans HAL-Nantes seront prises en compte dans l’évaluation des labos et l’établissement de leurs dotations. « L’obligation était un choix politique : Carine Bernault [juriste, NDLR] avait été élue sur un programme d’ouverture : science ouverte, éducation ouverte… », explique Yann Marchand, directeur des bibliothèques universitaires de l’établissement. À l’époque, le vice-président recherche et science ouverte Olivier Grasset promet dans les colonnes de l’AEF un accompagnement des chercheurs. Certains sont très enthousiastes, comme Olivier Ertzscheid sur son blog Affordance. D’autres beaucoup moins : c’est le cas de l’enseignant chercheur en littérature Philippe Forest, également romancier et essayiste, qui dépose aussitôt un recours auprès du tribunal administratif de Nantes. Très vite rejoint par le syndicat national de l’édition (SNE) et celui des gens de lettres (SGDL). Pour Philippe Forest, la démarche va à l’encontre de la législation : « La loi pour une république numérique permet aux chercheurs de déposer en accès ouvert, mais en aucun cas de les oblige. » Et surtout, elle ne dit rien à propos des ouvrages (voir encadré).
Que dit la loi ?
Les baromètres de la science ouverte se sont envolés grâce à elle. Adoptée en 2016, la loi pour une république numérique, et plus précisément son article 30 qui apparaît dans le chapitre “économie de la connaissance”, donne la possibilité aux auteurs de travaux de recherche financés à plus de 50% par de l’argent public (c’est-à-dire pratiquement toute recherche faite dans des labos publics, sauf partenariat avec le privé) et publiés dans une revue périodique (paraissant au moins une fois par an) de déposer la version finale de son manuscrit acceptée pour publication, ceci « même après avoir accordé des droits exclusifs à un éditeur ». Un embargo de six mois (pour les sciences, techniques et médecine) à un an (pour les sciences humaines et sociales) est toléré et c’est pour le contourner (et aussi juguler l’explosion des frais de publication) qu’une stratégie de non-cession des droits a été élaborée, notamment par cOAlition S, le consortium européen des agences de financement. Au final, il ne s’agit que d’une incitation pour les chercheurs, avec la mise en place d’un outil pour choisir leur revue parmi celles qui s’étaient positionnées en faveur. En revanche, la loi ne dit rien en ce qui concerne d’autres types de publication comme des monographies ou des participations à des ouvrages collectifs, pour lesquels semblent difficilement imaginables des alternatives à la traditionnelle cession exclusive des droits d’auteurs (du moins pour une certaine durée, précisée dans le contrat d’édition).
Se tromper de colère. « Personne ne voulait obliger Philippe Forest à mettre ses romans en accès ouvert », s’agacent en off plusieurs défenseurs de la science ouverte pour qui l’enjeu est ailleurs. Mais pour le professeur de littérature, qui publie notamment chez Gallimard, la question dépasse son cas personnel. Il se pose en lanceur d’alerte face au « dogmatisme du tout open » qu’il perçoit comme une restriction de la liberté académique : selon lui, « on dépossède les chercheurs de leurs travaux ». Ce à quoi semble répondre Alain Schuhl dans l’une de ses dernières communications : « Peut-on parler de liberté académique quand on oblige les chercheurs à céder entièrement leurs droits de manière exclusive (…) comme l’exigent les éditeurs à but commercial ? À l’inverse, publier en accès ouvert avec une licence Creative Commons permet d’ouvrir des droits d’usage, et donc d’offrir des libertés d’agir. » Mais chaque discipline a ses habitudes de publication culturellement ancrées. Alors que les mathématiciens, qui vivent de preprint et d’eau fraîche – nous vous en parlions – frôlent les 80% d’ouverture selon le baromètre français, les sciences humaines et sociales dépassent à peine les 50%.
« Ce n’est pas tout noir ou tout blanc : certains éditeurs privés sont vertueux, il faut trouver un équilibre. »
Yann Marchand, Nantes Université
Pierre, feuille, ciseau. Exiger des chercheurs en littérature ou d’autres disciplines produisant des ouvrages à les déposer en accès ouvert – outre le fait qu’il peut être perçu comme un discours moralisateur, nous vous en parlions – reviendrait donc à les mettre devant ce choix cornélien : rentrer dans un rapport de force avec les éditeurs commerciaux pour obtenir la non-cession des droits – ce que certains des plus motivés osent faire et affirment être possible – ou bien se tourner exclusivement vers des éditeurs institutionnels, comme les presses universitaires – dont vous pouvez consulter le comptoir – qui se sont multipliées en France à l’image des Oxford ou Harvard University Press. Or les littéraires entretiennent une grande variété de publications, comme l’explique Jacques Dürrenmatt, professeur de philologie, poétique et stylistique à Sorbonne Université : « des productions purement scientifiques, d’autres plus grand public avec une ambition de diffusion du savoir, et enfin des créations personnelles qui peuvent également devenir un objet d’étude en soi, au sein d’un projet de recherche ». Entre recherche et création, la limite n’est donc pas toujours nette et les chercheurs de ces disciplines aiment publier un peu partout : presses universitaires, éditeurs commerciaux du champ scientifique (Hermann, Champion, Garnier… dans lesquels les chercheurs payent en général pour publier) et, pour ceux qui arrivent à y accéder, les “grands éditeurs” comme Gallimard ou Seuil où les auteurs sont en principe rémunérés.
Pas de dépôt, pas de financement
Si l’Agence nationale de la recherche (ANR) ou Horizon Europe peuvent exiger des chercheurs qu’ils déposent en accès ouvert immédiatement après publication le fruit de leurs travaux financés par leurs soins, c’est bien parce qu’un contrat est signé entre les deux parties. Les chercheurs financés par l’ANR s’engagent ainsi à ne pas céder leurs droits aux éditeurs. Ceux qui n’approuvent pas les conditions ne sont aucunement obligés de signer mais ils devront se passer de financement par ce biais. L’obligation par un établissement employeur semble d’une toute autre nature.
Front uni. Troisième acteur dans ce jeu de rôle grandeur nature : les éditeurs, vent debout face aux tentatives institutionnelles de généraliser l’open access. Selon eux, on mélange tout. Car si le mouvement de la science ouverte entend s’attaquer à l’oligopole des géants de l’édition scientifique comme Elsevier ou Wiley – actuellement poursuivis par un collectif de chercheurs étasuniens, nous vous en parlions – les petits éditeurs estiment payer les pots cassés : « Les politiques de science ouverte sont la goutte d’eau qui fait déborder le vase pour les éditeurs en difficultés », affirme Thomas Parisot, vice-président du SNE, animant le groupe universitaire au sein de celui-ci. Lui qui est également directeur général adjoint de la plateforme Cairn défend le rôle que jouent les éditeurs privés, créant « un espace de confiance » pour les communautés de recherche, et dénonce comme beaucoup « la tentative de réplication de pratiques qui fonctionnent peut-être bien dans des disciplines comme la physique, mais qui s’applique très mal en sciences humaines et sociales ». Avant de questionner : « Si l’on casse le système de revues, que va-t-on mettre sur HAL ? »
« Quand j’envoie à l’éditeur, mon texte est parfois exploité par et pour des intérêts privés »
Stéphane Gioanni
Never walk alone. Au sein des bibliothèques de l’université nantaise, Yann Marchand nuance : « Ce n’est pas tout noir ou tout blanc : certains éditeurs privés sont vertueux, il faut trouver un équilibre ». Mais pour lui le principe est limpide : la science ouverte permet de rendre à la société les fruits de recherches financées par de l’argent public (salaires des chercheurs compris), avec également comme enjeu l’accès des chercheurs de pays moins riches : « Durant la crise en Grèce, les universités ne pouvaient plus payer les abonnements et les chercheurs en ont pâti », affirme celui qui est également vice-président de l’Association française des directeurs et personnels de direction des bibliothèques universitaires et de la documentation (ADBU) dont se tient le congrès annuel du 9 au 11 octobre. L’objectif reste donc d’ouvrir un maximum mais sans lâcher la main des chercheurs : « Les politiques d’incitation ou d’obligation n’ont de sens que si l’on met en place des programmes d’accompagnement. » Des actions comme le soutien aux infrastructures nationales ou internationales de la science ouverte (on vous parlait de la base de données ouverte OpenAlex) ou le recrutement de personnels d’appui, financées par les économies faites sur les abonnements non renouvelés aux grands éditeurs, comme l’Université de Lorraine l’a fait après s’être désabonnée de Wiley l’an dernier.
Dilemme. Car certains chercheurs se sentent tiraillés entre leur désir d’ouverture et les contraintes de l’édition, faisant parfois face aux traditions de publication ayant cours depuis des décennies dans leur communauté. Stéphane Gioanni, professeur à l’Université Lumière-Lyon 2 en langue et littérature latines tardives et médiévales, aimerait ainsi que ses travaux puissent être lus par ses collègues d’Europe de l’Est ou d’Afrique, où les bibliothèques n’ont pas toujours les moyens d’acheter des livres coûteux : « Trouver tous les textes en ligne serait très précieux et permettrait l’essor de mon domaine de recherche dans certains pays, avec lesquels je pourrais ensuite collaborer ». Lui et ses collègues tirent de l’oubli des textes anciens dormant dans d’obscures archives, parfois à l’autre bout du monde, les traduisent et les annotent… pour enfin céder tous les droits à un éditeur, le plus souvent commercial. Si ces derniers leur permettent d’obtenir plus de visibilité, assurant notamment la diffusion (papier et/ou numérique), les chercheurs ont parfois le sentiment d’un accaparement de leur travail, pourtant payé par des deniers publics, sans aucune contrepartie : « Quand j’envoie à l’éditeur, mon texte est parfois exploité par et pour des intérêts privés », témoigne Stéphane Gioanni qui rêve d’une diffusion en libre accès des recherches financées sur fonds publics.
« Tant qu’il n’y aura pas de clarification, le sujet reviendra sur la table »
Thomas Parisot
Contourner la machine reste envisageable, en profitant d’un flou juridique et de la tolérance de certains éditeurs. De la même façon que les mathématiciens ou les physiciens déposent systématiquement une version de leur manuscrit mis en page par leur soin – ils utilisent le logiciel Latex, avec un rendu finalement très proche de celui des revues –, les chercheurs en sciences humaines et sociales déposent parfois la version “word” de leur texte en intégralité, par exemple sur la plateforme Academia. Une technique qui permet à toutes et tous de lire le document… mais pas de le citer. En effet, dans ces disciplines où les textes font souvent des centaines de pages, indiquer la bonne pagination – et c’est celle de l’éditeur qui prévaut – est crucial. Anciennement directeur du laboratoire Histoire et Sources des Mondes Antiques, Stéphane Gioanni et ses collègues ont plusieurs fois tenté de reprendre la main sur des collections scientifiques sans y parvenir : « En l’état actuel des choses, le droit ne nous avantage pas ». Afin de trouver des solutions, il défend une réflexion avec tous les acteurs, éditeurs commerciaux compris.
Science ouverte et évaluation : du sur mesure
Dans les laboratoires, l’évaluation s’appuie déjà en partie sur des outils de la science ouverte : HAL peut servir à extraire la liste des publications à destination du Hcéres (Haut conseil pour l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur) et les unités sont incitées à mettre en place leur propre baromètre, affichant ainsi la proportion d’open access dans leur production scientifique. C’est le cas à l’université de Lorraine qui fait le bilan de ses premières expériences, mais aussi à Nantes comme nous l’explique Yann Marchand, avec pour objectif de « définir pour chacun d’entre eux la trajectoire de science ouverte la plus adaptée ». Ancien directeur d’unité, Philippe Forest se dresse contre, déplorant que ses collègues, notamment les plus jeunes, ne doivent « se soumettre face à un véritable rouleau compresseur ». Et qu’en disent les comités d’évaluation, notamment en littérature ? Les deux présidents de section CNU Stéphane Gioanni (pour la 08) et Jacques Dürrenmatt (pour la 09) – qui examinent les dossiers des candidats à la qualification ainsi que de leurs collègues pour les promotions – témoignent du même ressenti : la mise en accès ouvert des publications n’est à l’heure actuelle pas un critère pertinent dans leur discipline et, dans les faits, ne fait tout simplement pas partie de la grille établie en interne. Reste qu’ « une proportion non négligeable des primes des enseignants chercheurs est attribuée par l’établissement, non sans une certaine opacité parfois », souligne Jacques Dürrenmatt – relire notre analyse. « La science ouverte permet de valoriser la diversité des productions : carnets de fouille en archéologie, données avec les data papers… », positive quant à lui Stéphane Gioanni.
But en or. Qu’a tranché la justice ? Rien, pour l’instant. Car après près de deux ans de suspens et avant que le Tribunal administratif ne se prononce, Nantes Université a finalement rétropédalé. Révisant ses règles à l’automne 2023 l’établissement vient d’annoncer en septembre 2024 un nouveau plan d’action. Aujourd’hui, l’université incite ses chercheurs à déposer en accès ouvert selon les termes de la loi de 2016 mais aucune sanction ni évaluation n’y est adossée. Une véritable occasion manquée pour le plus que convaincu Olivier Ertzscheid. D’autres pro science ouverte s’expriment en off : la façon de faire était maladroite. Le tribunal administratif a rendu sa décision le 1er août 2024, constatant le changement de cap de l’établissement nantais. Il n’a donc pas jugé l’affaire sur le fond, au grand dam des plaignants : « Tant qu’il n’y aura pas de clarification, le sujet reviendra sur la table », estime Thomas Parisot du SNE. Dans leur communiqué daté de septembre, les syndicats ayant mené l’action en justice au côté de Philippe Forest saluent la révision de politique de l’université mais affirment rester vigilants face aux incitations qui peuvent devenir une obligation déguisée. Notamment « par le poids de la hiérarchie universitaire ou des financements alloués à la recherche » (voir nos encadrés). En l’absence de score final, le match risque de jouer les prolongations.
Mise à jour du 14 octobre 2024 : les Presses Universitaires de France (PUF), contrairement à ce que leur nom semble indiquer, ne sont pas du tout universitaires mais appartiennent au groupe privé – et très fermé – Humensis. Nous l’avons donc retiré des exemples d’éditeurs institutionnels que nous citions.