Christophe Devys : « C’est un miracle que le Cneser fonctionne avec si peu de moyens »

Le conseiller d’État Christophe Devys préside le Cneser disciplinaire — le tribunal des enseignants-chercheurs — et détaille pour TMN son quotidien de juge, tout particulièrement dans les cas de violences sexistes et sexuelles.

— Le 16 octobre 2024

Photo de J-B. Eyguesier / Conseil d’État­

Vous avez été nommé président du Cneser disciplinaire en septembre 2023. Nomination qui avait suscité quelques inquiétudes du côté des  syndicats [relire notre analyse, NDLR]. Comment se sont passés vos premiers mois au sein de l’instance ?

J’entends les critiques émises au moment des discussions sur la réforme et je ne conteste pas du tout leur légitimité. Il y avait une question de principe : est-ce qu’il est bon qu’un conseiller d’État préside une commission qui était jusque-là composée uniquement de professeurs d’universités ou de maîtres de conférences, de pairs qui jugent leur pairs ? Je ne veux pas rentrer dans ce débat. Je remarque simplement que dans les ordres de médecins ou de paramédicaux par exemple il y a systématiquement un magistrat professionnel. Je pense que cela permet d’assurer une meilleure sécurité. Quant à mon ressenti après ces premiers mois à la présidence de l’instance, il est très positif. Je n’ai jamais senti la moindre réticence à mon égard de la part de ses membres. Et au contraire, j’ai découvert des personnes avec des parcours très variés, très impliqués et surtout qui affichent une véritable appétence pour les discussions juridiques. Une appétence qui, je crois, démontre l’utilité d’avoir un magistrat professionnel au sein de l’instance pour construire justement ces débats.

« Le témoignage des victimes se doit d’être écouté avec la plus grande attention, d’autant plus qu’elles ne font pas partie de la procédure »

Y a-t-il une affaire qui vous a particulièrement marqué depuis votre arrivée ?

Il y en a plusieurs. Celles qui nous troublent le plus sont les affaires de harcèlement ou de violences sexuelles. Dans ce genre de cas, nous sommes confrontés à des discours souvent radicalement contradictoires où il est très difficile de faire émerger une vérité absolue. D’autant plus que le jugement du Cneser disciplinaire intervient la plupart du temps avant celui du juge pénal. Dans les affaires de plagiat, par exemple, il y a moins d’implications humaines délicates. Les enseignants-chercheurs mis en cause ne peuvent pas se retrancher derrière leur naïveté ou leur non connaissance des textes. Pour les violences sexistes et sexuelles (VSS), la limite est beaucoup plus difficile à déterminer. Nous nous retrouvons souvent face à des victimes pour lesquelles les conséquences ont été très lourdes. Mais aussi face à des enseignants-chercheurs qui sont souvent dans l’incompréhension la plus totale. L’affaire de cet enseignant-chercheur qui a dormi avec son étudiante en est un exemple parfait [il faudra attendre notre prochain numéro de Comparutions pour avoir tous les détails, NDLR]. Ce sont ces situations qui nous mettent le plus en difficulté. Il faut réussir à poser des questions sans être trop brutal, notamment lorsqu’on s’adresse aux victimes. 

Au Cneser disciplinaire, les victimes n’ont que le statut de témoin et ne peuvent assister à l’intégralité de la procédure ni avoir accès au dossier complet, contrairement à l’enseignant mis en cause. Comment percevez-vous cette règle ? 

En effet, contrairement à d’autres ordres, les victimes ne sont présentes que comme témoins. Les textes qui régissent l’instance sont construits ainsi : les présidents d’université — et pour certains dossiers le ministre [la ministre avait par exemple fait appel devant le Conseil d’état pour l’affaire de ce numéro de Comparutions, jugeant la sanction insuffisante, NDLR] — sont les plaignants. Nous avons tous conscience de la difficulté de ce statut pour les victimes et essayons de leur laisser un espace de parole conséquent lorsqu’elles sont présentes au jugement, au risque de déplaire à certains mis en cause. Lors d’une affaire par exemple [dont nous vous racontions les dessous, NDLR], l’enseignant-chercheur accusé s’était plaint que les personnes venues témoigner en sa faveur aient eu moins de temps de parole que la victime. Nous considérons que le témoignage des victimes se doit d’être écouté avec la plus grande attention, d’autant plus qu’elles ne font pas partie de la procédure. Malheureusement elles sont très rarement présentes au jugement. Pour plusieurs raisons : d’une part, la formation de jugement est lourde, très solennelle, sans doute angoissante. D’autre part, les délais de traitement étant souvent très longs, elles ont souvent souhaité tourner la page.

« Après trois ans les jeunes femmes (…) renoncent souvent à être présentes aux audiences »

Les délais d’instruction des affaires dépassent très largement trois ans en moyenne, n’est-ce pas un problème ?

C’est en effet l’un des plus gros problèmes de l’instance aujourd’hui. Les délais actuels ne sont pas acceptables et représentent un handicap énorme pour nos jugements. D’une part parce qu’il est extrêmement difficile à accepter pour les victimes comme pour les mis en cause qui doivent attendre de longues années avant que la procédure n’arrive à terme. D’autre part parce que la qualité de l’instruction en est affaiblie, en particulier lorsqu’il est question de VSS, puisqu’après trois ans les jeunes femmes — les victimes sont majoritairement des femmes dans ce genre d’affaires — renoncent souvent à être présentes aux audiences. Un choix que l’on comprend facilement et que l’on respecte, mais qui fragilise nos décisions. Notre objectif est de réduire ce délai à 18 mois en moyenne d’ici deux ans.

À quoi sont dus ces délais de traitement ?

À de nombreux facteurs. Pour commencer le nombre de requêtes : près de 80 par an. Si une partie d’entre elles sont des demandes de sursis à exécution ou des demandes de dépaysement, il reste une quarantaine d’affaires au fond que nous devons traiter. Pour vous donner une petite idée, jusqu’à maintenant il y avait une séance de jugement par mois avec deux ou trois affaires au fond en moyenne à chaque formation. Vous multipliez par 10 [le nombre de mois au cours desquels ont lieu des jugements, NDLR] et vous voyez bien que la capacité de jugement n’était clairement pas suffisante. Ce à quoi il faut ajouter les aller-retours avec le conseil d’État qui annulait nombre de nos décisions et nous les renvoyait. Un nombre important d’affaires était donc jugées deux fois par le CNESER disciplinaire, avec un délai inacceptable. Cet objectif de réduction des délais a été partagé par tous les membres du Cneser disciplinaire dès le début. Et nous sommes aujourd’hui passé à deux séances par mois, ce qui demande une disponibilité plus importante de la part des membres. Je leur suis reconnaissant d’avoir accepté.

« Le moindre oubli, la moindre erreur peut entraîner l’annulation de la décision »

La réduction de ces délais passe aussi par l’amélioration de la qualité formelle des décisions qui sont souvent cassées par le conseil d’État. Qu’avez-vous mis en œuvre ?

Mon rôle premier est d’assurer la qualité juridique des décisions, précisément pour éviter les aller-retours avec le Conseil d’État. Le nombre d’affaires faisant l’objet d’un pourvois en cassation représentait 20 à 25% des affaires et le taux d’annulation était de l’ordre des deux tiers ou des trois quarts. Bien souvent pour des motifs de rédaction de la décision. C’est tout un processus pour lequel il faut être très méticuleux. Le moindre oubli, la moindre erreur peut entraîner l’annulation de la décision par le conseil d’État. Un exemple concret : depuis peu le droit du silence — très courant aux États-Unis — est entré en vigueur dans le droit disciplinaire et l’oubli de sa mention à l’enseignant mis en cause peut-être un motif d’annulation. Ne pas faire l’objet d’une annulation en cassation n’est pas ce qui m’anime, il y en aura toujours. Ce qui m’anime surtout c’est de rendre la décision la plus juste possible et la plus solide en droit. Aujourd’hui le taux de pourvoi en cassation est significativement plus faible qu’auparavant et j’espère que le taux d’annulation diminuera également. Nous sommes également en bonne voie pour diminuer le délai moyen de jugement. Mais il va falloir un temps, certainement un an ou deux, pour commencer à percevoir des impacts importants sur la réduction de ce retard.

Les membres du Cneser disciplinaires ne sont pas tous des professeurs de droit. Y a-t-il des formations sur les questions juridiques à leur destination ?

Non et c’est une autre faiblesse de l’instance. Il faut absolument que des formations pérennes se mettent en place. Pour l’instant, n’avons eu ni le temps ni les moyens de le faire, il a fallu directement commencer à juger les affaires pour ne pas prendre plus de retard. Nous avons néanmoins organisé des temps de formation sur le droit administratif et une rencontre avec la quatrième chambre de la section du contentieux du Conseil d’État — une première. Les discussions étaient très riches et ont fait ressortir l’envie des membres d’avoir plus de formations de ce type.

«  Concernant les VSS, nous avons tous conscience de la gravité de ces sujets »

Qu’en est-il des formations sur le sujet des VSS ?

Évidemment elles font aussi partie des formations qu’il nous faut absolument organiser. Les VSS représentent près de la moitié des affaires que nous traitons aujourd’hui. L’objectif devrait-être, lors de la nomination d’un nouveau Cneser, de pouvoir offrir un éventail de formations juridiques puis, à côté, des formations sur des sujets plus spécifiques : les VSS, le harcèlement moral mais aussi le cumul d’emploi des professeurs d’université, par exemple. Ce sont des questions juridiques très fines sur lesquelles un cours par un « sachant » serait extrêmement utile. Concernant les VSS, nous avons tous conscience de la gravité de ces sujets et les membres de l’instance ont tous très à cœur d’aborder ces problèmes le plus justement possible. Nous échangeons beaucoup de lectures de textes universitaires sur le sujet au sein du conseil. Mais la mise en place de ces formations demande du temps et des moyens. 

Lorsqu’on est membre du Cneser disciplinaire, comment détermine-t-on la sanction adéquate ?

C’est une question essentielle pour les juges que nous sommes. Nous étudions avec une grande attention chaque dossier, écoutons tour à tour les différents témoins, puis délibérons tous ensemble pour, dans un premier temps, qualifier les faits [déterminer s’ils sont ou non constitutifs d’une faute disciplinaire, NDLR] et, si oui, déterminer la sanction adéquate. Les discussions sont très intéressantes du fait de l’implication des membres dans l’étude du dossier. L’un de mes objectifs pour l’instance serait que l’on puisse disposer d’une base de jurisprudence qui permettrait à ses membres de savoir dans quel cadre s’inscrit une affaire par rapport à celles jugées précédemment. C’est essentiel pour assurer le bon fonctionnement de l’instance. Mais sa mise en place demanderait évidemment du temps mais aussi des moyens… que le Cneser disciplinaire n’a pas.

« Je ne pensais pas que devenir président de cette instance représenterait autant de travail »

Après quelques mois, vous faites donc le constat d’un manque de moyens alloués à l’instance ?

Pour être complètement honnête, c’en est très préoccupant : c’est un miracle que cette instance arrive à fonctionner avec si peu de moyens. Et il faut le souligner : aujourd’hui si elle tient c’est grâce à l’engagement de chacun des membres et du greffier en chef. Il y a un manque de moyens financiers certain — qui nous permettrait donc notamment de mettre en place cette base de jurisprudence et les formations – mais aussi un manque de moyens RH. Le greffe du CNESER disciplinaire est réduit à son seul greffier en chef, là où il faudrait une équipe, idéalement de trois à cinq agents. J’ai évidemment fait remonter toutes mes inquiétudes au ministère.

Vous avez un passé universitaire, pensiez-vous que la présidence du Cneser disciplinaire représenterait une charge de travail aussi grande ?

J’ai été nommé à la présidence du Cneser disciplinaire par le Conseil d’État. Et ma nomination est en effet sans doute due à mon passé de chercheur en mathématiques appliquée. C’est sans doute très prétentieux de ma part de me présenter ainsi mais mon doctorat dans cette matière m’a fait découvrir le monde universitaire, que j’ai beaucoup aimé et que je respecte énormément. Cela dit, je ne pensais pas que devenir président de cette instance représenterait autant de travail. Je peux en témoigner pour moi mais aussi et surtout pour les autres membres qui font ce travail de manière très assidue.

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