Crédit photo : Laurent Pagani/Labos 1point5
Un groupement de recherche (ou GDR pour les intimes), vous en avez peut-être un dans votre domaine : regroupant les équipes travaillant autour d’une même thématique, il permet d’animer la communauté, d’organiser des colloques… Parmi les 32 existants au niveau national, l’un est d’un genre particulier : Labos 1point5, dont la raison d’être est de comprendre l’empreinte environnementale de la recherche et la réduire. Fondé en mars 2019 par l’agronome Tamara Ben Ari et l’astrophysicien Olivier Berné (nous vous en parlions), le collectif, qui s’est depuis en partie transformé en GDR sous les tutelles conjointes du CNRS, de l’Inrae et d’Inria, souffle cette année ses cinq bougies et organisait du 5 au 7 novembre son troisième grand colloque biennal dans les locaux de Sorbonne Université, à Jussieu. Nous y étions, badge en papier tenu par un fil de laine autour du cou, sobriété oblige. Avec ces questions en tête : la recherche arrivera-t-elle à coller aux objectifs de neutralité carbone en 2050 scellés par les accords de Paris ? Quels sacrifices les chercheuses et chercheurs sont-ils prêts à faire ? Des pistes de réponses graĉe à cette organisation qui, bien que largement institutionnalisée, reste toujours rebelle.
« Nous devons faire de la science avec l’objectif de sortir de la crise [écologique, NDLR]. C’est très politique »
Yamina Saheb
Excel-lence. Plutôt que de rentrer immédiatement dans les tableaux de chiffre à double entrée et les graphiques en camembert des bilans carbone, les organisateurs ont tenté de nous projeter dans le futur. « Nous sommes au point A, vers quel point B voulons-nous aller ? », interrogeait Tomas Legon, sociologue à l’Institut de la transition environnementale. Pour Aude Lapprand, déléguée générale de l’association Sciences Citoyennes qui s’exprimait lors d’une table ronde, « l’orientation des grands programmes de recherche devrait être décidée démocratiquement. » Que des conventions citoyennes flèchent 10% des budgets européens est une de leurs propositions phares. Plutôt que de servir la croissance économique et la compétitivité industrielle, la recherche pourrait ainsi être orientée vers des questions socialement utiles, devenant ainsi plus soutenable : « La pertinence des recherches est à privilégier devant l’excellence », abonde Odin Marc de l’Atelier d’écologie politique (Atécopol) de Toulouse, qui suggère d’abandonner ou du moins de mettre en pause certains sujets de recherche. Faut-il carrément arrêter la recherche ? Nous vous en parlions.
La pente est forte. « Nous devons faire de la science avec l’objectif de sortir de la crise [écologique, NDLR]. C’est très politique », admet Yamina Saheb, invitée à donner une conférence d’une heure sur la notion de sobriété. La chercheuse, ingénieure de formation, devenue spécialiste des politiques énergétiques et autrice du GIEC, vient de créer son propre institut, le World Sufficiency Lab, spécialement dédié aux études interdisciplinaires sur le sujet. Sa définition de la sobriété ? L’ensemble des mesures politiques et pratiques quotidiennes visant à limiter la demande en énergie, matériaux, sols et eau, tout en garantissant le bien-être de tous et dans le respect des limites planétaires. Comment l’appliquer à la recherche, l’interrogent les membres de Labos 1point5 ? Peu de littérature existe, répond l’intéressée : « Nous sommes au tout début de la compréhension et de grands chantiers restent ouverts pour les jeunes chercheurs ! », s’enthousiasme Yamina Saheb.
« Les retours d’expérience allument souvent une étincelle : et pourquoi pas nous ? »
Sophie Schbath
Zig-zags. « Beaucoup de collègues sont en pré-bifurcation, et Labos 1point5 est un espace qui permet d’y réfléchir et de se ré-orienter », estime Kévin Jean sous l’étiquette des Scientifiques en rébellion (collectif sur lequel nous avions écrit une série de papiers). Un processus pas évident pour tout le monde. Comme tous les chercheurs du BRGM, Sandra Lanini doit continuellement remporter des appels d’offres pour financer à la fois ses recherches mais aussi son salaire. Elle cherche donc comment se rémunérer pour le temps qu’elle aimerait consacrer à Labos 1point5. D’autres chercheurs investis dans le GDR, participant notamment à des études sur l’empreinte carbone de la recherche, ne souhaitent pas forcément s’y consacrer à temps plein : « Garder une activité de recherche au sein de mon labo, avec les collègues, permet de conserver une certaine légitimité », nous glisse l’un d’entre eux. Environ deux cent personnels de la recherche – principalement des chercheurs en poste – se sont déplacés pour assister au colloque à Jussieu, le double suit en visio à travers toute la France.
Boîte à outils. Le groupement de recherche s’articule autour de trois activités : mesurer l’empreinte écologique de la recherche, accompagner les labos dans la transition et promouvoir l’enseignement des enjeux écologiques dans le supérieur. Le premier pôle a notamment développé l’outil GES 1point5 qui a donné lieu à près de 2800 bilans par environ 1330 labos, un tiers des unités de recherche en France. D’autres impacts que les émissions de CO2 sont aujourd’hui pris en compte et une version de l’outil à destination des universités verra très bientôt le jour. Mise en place il y a presque un an, une plateforme Transition 1point5 recense les initiatives de réflexion et les mesures concrètes de réduction mises en place. Environ 200 actions ont été partagées par une vingtaine de labos à l’heure actuelle, des chiffres que les membres de Labos 1point5 aimeraient voir grossir : « Les retours d’expérience allument souvent une étincelle : et pourquoi pas nous ? », reste convaincue Sophie Schbath, que nous avions interviewée il y a un peu plus d’un an pour notre analyse sur le sujet.
« D’année en année, on fait nos bilans de gaz à effet de serre, on n’a plus de doute. Ensuite, on fait quoi ? On va devenir fou ! »
Une participante au colloque
2050 maintenant. Mais la mise en place de mesures contraignantes n’est pas chose aisée. Le sociologue au CNRS Emmanuel Monneau étudie actuellement les freins à la décarbonation via une enquête de terrain menée dans plusieurs labos. « Craignant une explosion en interne, les directions d’unité ainsi que les chercheurs, parfois déjà en conflit dans d’autres instances, souhaitent préserver le labo comme un lieu d’exception, où l’on se retrouve autour des séminaires pour parler de science », analyse-t-il. Les enjeux écologiques seraient-ils donc parfois sacrifiés pour conserver une bonne ambiance de travail dans les labos ? L’inaction apporte son lot de frustrations : « Sommes-nous là uniquement pour mesurer ? D’année en année, on fait nos bilans de gaz à effet de serre, on n’a plus de doute. Ensuite, on fait quoi ? On va devenir fou ! », réagit à chaud une participante au colloque
Éclaireur. Certains chercheurs n’attendent pas que le reste du labo les suivent. Les low-tech, identifiées comme pertinentes pour la transition écologique par l’Ademe, requièrent encore son lot de recherche – avis aux amateurs. Le docteur en ergonomie Antoine Martin présentait son état des lieux des recherches low-tech et sur la low-tech en France, recommandant notamment l’adaptation des offres de financement pour la mutualisation ou la réparation ou l’accompagnement des chercheurs souhaitant bifurquer. Au sein de l’institut Néel à Grenoble, haut lieu de la recherche en matière condensée impliquant salle blanche ultra propre, systèmes lourds de cryogénie et autres équipements énergivores, un petit groupe de physiciens tente depuis quelques mois de rebattre les cartes pour construire un cadre permettant de réaliser leurs recherches en tendant vers plus de sobriété – Le Monde en parlait, nous leur avions rendu visite en juin dernier et nous vous en reparlerons certainement. Le groupe composé d’une vingtaine de motivés propose de se transformer en cobayes pour une étude de sciences humaines et sociales : comment travailler mieux avec moins ? Avis aux intéressé·es !
« Les directions d’unité ainsi que les chercheurs, parfois déjà en conflit dans d’autres instances, souhaitent préserver le labo »
Emmanuel Monneau
Down top. Et si la solution venait des institutions ? L’Institut de recherche sur le développement (IRD) présentait fièrement la mise en place cette année d’une sorte de convention citoyenne pour le climat en interne : 40 chercheurs et personnels tirés au sort ont planché durant une dizaine de sessions sur la transformation écologique de l’organisme, signant un rapport remis en juin dernier à la direction. Au total, 18 objectifs et plus de 40 actions, dont seulement 5 n’ont pas été retenues par la direction pour établir une stratégie qui sera soumise au vote du conseil d’administration. Un exemple pour les autres organismes et universités ? D’après une analyse déposée sur bioRxiv des stratégies de réduction d’une cinquantaine d’organisations allant du labo à l’université dans onze pays dont la France, l’informaticienne Anne-Laure Ligozat et le physicien Christophe Brun présentaient les recommandations à destination des établissements dont peu avaient réellement défini une stratégie complète de réduction des émissions. Il y a encore du pain sur la planche et Labos 1point5 ne risque pas de se retrouver au chômage technique.