Ces chercheurs qui veulent arrêter la recherche

La recherche fait-elle plus de mal que de bien ? Historiquement restée marginale, cette question se pose aujourd’hui pour de plus en plus de scientifiques.

— Le 8 juillet 2022

« Même la science la plus désintéressée qui se fait dans le contexte actuel, même la plus éloignée de l’application pratique, a un impact négatif. » Voici la conclusion sans détours, dans un contexte de guerre froide et de menace nucléaire qui résonne étrangement avec l’actualité, du mathématicien Alexandre Grothendieck en 1972, peu de temps après avoir démissionné pour protester contre le financement – partiel – de son institut par le ministère de la Défense. Encore aujourd’hui, la question de l’innocuité des activités scientifiques n’est pas facile à aborder dans la communauté, comme nous l’a rappelé la récente pandémie de Covid. Le débat sur l’origine du virus et la potentielle responsabilité des chercheurs s’est fermé très vite, pour se rouvrir seulement en mai 2021 quand des chercheurs ont décidé d’enquêter sur l’implication éventuelle de leurs confrères dans cette catastrophe.

« La communauté scientifique peut partir dans le décor en amenant l’Humanité avec elle. »

François Graner

Une pandémie plus tard. Le biophysicien – et historien la nuit – François Graner est l’un d’entre eux. Cinquante ans après le fameux discours d’Alexandre Grothendieck devant ses collègues du Cern « Allons-nous continuer la recherche scientifique ? », il tente de répondre à cette question. Pour lui, l’épisode de la Covid montre qu’on ne peut pas faire confiance aux chercheurs pour s’autoréguler, notamment quand il s’agit d’évaluer l’innocuité et la finalité de leurs recherches : « La communauté scientifique peut partir dans le décor en amenant l’Humanité avec elle. » Si il y a quelques années, on pouvait lui accorder le bénéfice du doute, « le risque pandémique lié aux recherches en virologie est aujourd’hui évident », analyse François Graner.

Regard citoyen. C’est pourquoi il est crucial que les non-scientifiques puissent garder un œil sur les activités des chercheurs et les rappeler à l’ordre si besoin, clament les tenants de la critique des sciences et les partisans des recherches participatives. Le dialogue entre chercheurs et citoyens était d’ailleurs un des objectifs du colloque Faut-il arrêter la recherche ? organisé en mai à Grenoble. Pour Agnès Blanchard*, une des co-organisatrices de l’événement qui a tenu à garder son anonymat, la Covid a remis en question la légitimité des experts et des publications scientifiques auprès du grand public : « Quelle que soit son opinion, on pouvait trouver une publication qui allait dans son sens. Et même pour les chercheurs, les publications scientifiques sont là non pas pour mieux comprendre mais pour renforcer une opinion ». 

« On me demandait de bidouiller. À l’époque, la malscience était un sujet tabou. »

Agnès Blanchard

Rupture de bans. Scientifique de formation, Agnès Blanchard* aurait pu faire une thèse mais n’a pas adhéré au milieu de la recherche, hyperspécialisé et en quête effrénée de résultats, qu’elle a découvert lors de son stage de master : « Je devais reproduire des résultats, mais dès qu’ils ne collaient pas, on me demandait de bidouiller. À l’époque, la malscience était un sujet tabou ». Aujourd’hui, elle l’est un peu moins et certains en parlent, dont le docteur et journaliste scientifique Nicolas Chevassus-au-Louis, auteur de Malscience. De la fraude dans les labos en 2016, qu’il présentait d’ailleurs au colloque de Grenoble. Pour lui, la question de continuer ou non la recherche est audacieuse et sérieuse. En effet, pour pallier les fraudes et « les articles bidonnés », un ralentissement est nécessaire.

Ralentissement cognitif. Rejoignant les considérations écologistes, la décroissance des activités scientifiques est de plus en plus sérieusement envisagée. « La recherche est actuellement encouragée pour soutenir la croissance économique, c’est un fait », explique François Graner. Et, en considérant le risque que des personnes mal intentionnées s’en emparent, la multiplication des recherches signifie mathématiquement plus de potentiels impacts négatifs. « On pourrait considérer qu’il suffit de réorienter les activités scientifiques mais mon opinion personnelle est qu’il faut les diminuer », explique François Graner, également intervenant au colloque de Grenoble et qui reconnaît aussi les « très bons côtés de la recherche ».

« Le déclin de la recherche fondamentale ou à tout le moins sa stagnation est déjà amorcée depuis des décennies »

Jean-Marc Lévy-Leblond

Tous les chemins. Serait-il possible de vivre dans une société sans recherche ? Le physicien et essayiste Jean-Marc Lévy-Leblond s’est posé la question. À travers les exemples de la Rome antique ou du monde arabo-musulman qui a connu un déclin de la production scientifique après le XIIème siècle, il affirme qu’il est possible que la technique avance sans recherche. C’est d’ailleurs ce qu’il est en train de se passer selon lui, la plupart des technologies actuelles découlant de grandes découvertes scientifiques datant du début du XXème siècle, comme la relativité ou la quantique. « Le déclin de la recherche fondamentale ou à tout le moins sa stagnation est déjà amorcée depuis des décennies », analyse le chercheur. Une preuve ? La lenteur croissante du développement des grands projets (astrophysique, particules fondamentales, etc.). Et les vaccins contre la Covid ne sont pas un contre-exemple, selon lui  : « Les découvertes fondamentales en biologie moléculaire telles que les fonctions génétiques de l’ADN et de l’ARN, datent des années 1950 ».

Attendus au tournant. Certains chercheurs vont-ils jusqu’à déserter et se reconvertir, comme ces jeunes ingénieurs – derniers en date après ceux d’AgroParisTech ou ces diplômés de Polytechnique – ? Oui, même si ces “bifurqueurs” sont certainement moins visibles dans la recherche qu’ailleurs car ils abandonnent au moment de candidater aux concours. « Les démissions de chercheurs en poste sont marginales mais je vois des collègues qui réorientent leur recherche », observe François Graner, qui a lui-même opéré un virage vers des travaux sur la décroissance. « Ce mot “décroissance” était tabou dans notre milieu scientifique jusqu’en 2018 ou 2019. À cette époque, lorsque j’ai prononcé ce mot pour la première fois en séminaire, beaucoup de collègues se sont montrés intéressés car ils se posaient des questions. Une barrière psychologique a véritablement sauté », témoigne le biophysicien.

« Le plaisir des brillants se fait aux dépens d’une répression véritable vis-à-vis du scientifique moyen. »

Alexandre Grothendieck

Claquer la porte. Alors, quitter la recherche ou pas ? Pour François Graner, la bonne stratégie est de rester et d’utiliser à bon escient la légitimité acquise en tant que directeur de recherche. De plus, les institutions ne voient pas ses questionnements d’un si mauvais œil : il est même invité à tenir sur ce sujet des conférences ou des cours, le dernier devant cent cinquante étudiants. Agnès Blanchard* relativise également la pertinence de la désertion individuelle : « Il y a des problèmes dans la recherche comme ailleurs. Ces questions ne doivent pas être réduites à des choix personnels. Il faut un changement politique et structurel à bien plus grande échelle. »

Noces d’or. En 1972, Alexandre Grothendieck soulignait déjà l’aspect social et le mal-être dans la recherche, suite au suicide d’un de ses collègues mathématiciens. Pourquoi faisons-nous de la recherche ? Pour le plaisir, certes, mais « le plaisir des uns, le plaisir des gens haut placés, le plaisir des brillants, se fait aux dépens d’une répression véritable vis-à-vis du scientifique moyen », répondait-il. Des mots qui résonnent encore aujourd’hui face à l’augmentation de la précarité chez les jeunes chercheurs. Cependant, la situation post mai-68 était bien différente, rappelle Jean-Marc Lévy-Leblond, connu pour ses réflexions autour de la critique des sciences depuis plus d’un demi-siècle. À une époque où les universités et les postes se multipliaient, « les jeunes chercheurs avaient une mentalité plutôt optimiste, leur posture critique relevait plus d’espoirs et de projets que de rejets et de renoncements », explique-t-il.

Les temps changent. Le groupe Survivre et vivre où militait Grothendieck faisait donc plutôt figure d’exception en portant une critique écologique, bien avant les désillusions des années 1980 et 1990. Son caractère visionnaire explique peut-être pourquoi ses textes sont toujours cités aujourd’hui. « La nouvelle génération se pose plus de questions », observe Agnès Blanchard*. Ces questions, qui pouvaient autrefois braquer, ont attiré des chercheurs au colloque de Grenoble, même parmi les employés du CEA voisin dont les travaux (nucléaire, 5G, quantique…) révulsent les militants anti « technoscience ». « Il y a vingt ans, ce colloque aurait été subversif. Aujourd’hui, plus du tout. »

* Les prénoms et noms ont été changés.

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