Le Cern, en étau entre deux idéaux

Plus grand, plus cher, plus performant : avant même l’éventuel premier coup de pelle, le projet de Future Circular Collider déclenche un débat qui, signe des temps, est autant scientifique que sociétal.

— Le 14 mars 2025

Crédit photo : CERN

Les visites au Cern laissent toujours une forte impression, qu’on soit physicien ou pas. Lorsque la “machine” est à l’arrêt, il est possible de descendre à une centaine de mètres de profondeur marcher le long de “l’anneau”, dans un tunnel qui s’étend sur 27 kilomètres de circonférence autour de Genève. Lorsqu’il est en fonctionnement, le Grand collisionneur de hadrons (ou en anglais Large Hadron Collider, LHC), actuellement le plus puissant accélérateur de particules au monde, fait tourner à très haute vitesse des particules invisibles à l’œil nu, guidées et accélérées par des aimants ultra puissants, jusqu’à ce qu’elles entrent brutalement en collision. Naissent alors des gerbes de nouvelles particules de toutes sortes, que les physiciens tentent de caractériser grâce à des détecteurs dont le plus grand, ATLAS, a la taille d’un immeuble de 10 étages. À la surface, ingénieurs chercheurs ou doctorants sont scotchés aux écrans installés par dizaines dans d’immenses salles de contrôle. Dans la cafétéria, des scientifiques venus des quatre coins du globe – 17 000 en tout peuvent s’y croiser – se retrouvent en ce lieu unique fondé il y a 70 ans. Bienvenue dans l’antre d’une communauté de chercheurs pas comme les autres qui, pour étudier l’infiniment petit, construit de gigantesques infrastructures.

« Le FCC est un cas d’école »

Laurent Husson

Gouverner, c’est prévoir. Planifiant tout sur des décennies, les physiciens des particules pensent déjà, et ce depuis plusieurs années, au coup d’après. « On exploite nos machines jusqu’au bout, mais à un moment, on a besoin d’un appareil plus performant », expliquait la directrice adjointe des accélérateurs et de la technologie du Cern Malika Meddahi au micro d’une émission spéciale de La Science, CQFD. Celle qu’ils ont imaginée a été nommée le Future Circular Collider (FCC), l’instrument « le plus puissant jamais construit par l’Humanité pour étudier les lois de la Nature au niveau le plus fondamental », assurait à la télévision suisse la directrice du Cern Fabiola Gianotti. D’un coût estimé à 16 milliards d’euros, le projet nécessitera le creusement d’un tunnel de 90 km de circonférence, trois fois plus que le précédent, ainsi qu’une quantité importante de matériaux et d’électricité. Signe des temps, ce gigantisme assumé est aujourd’hui jugé à l’aune de son empreinte environnementale. De quoi susciter des questionnements existentiels au sein même du monde de la recherche : « Le FCC est un cas d’école », estime Laurent Husson, chercheur CNRS en sciences de la Terre signataire d’une tribune s’opposant au projet.

La meilleure défense. Bien avant le premier coup de pioche – les travaux ne commenceraient au mieux qu’après 2030 – et avant même la publication de l’étude de faisabilité prévue fin mars, les Scientifiques en rébellion ont déjà lancé les hostilités avec une tribune publiée dans Libération le 25 février 2025 (disponible également sur leur site). Devrait-on sanctuariser la recherche fondamentale, la laissant au-dessus de toutes critiques ? Ou faudrait-il au contraire faire une croix sur la Big science ? Les 400 signataires, de toutes disciplines, ont tranché : ils appellent sans détours à renoncer au FCC, un projet qu’ils critiquent autant sur son aspect scientifique que sur ses impacts sociétaux et environnementaux. Les défenseurs du projet n’ont pas tardé à contre-attaquer : Patrick Janot, physicien au Cern et coordinateur de l’étude de faisabilité, leur a répondu point par point lors d’une interview à L’Express début mars ainsi qu’au travers d’un texte rédigé avec son collègue Alain Blondel. Entre les deux camps, la majorité silencieuse compte les points. 

« L’empreinte carbone n’est pas significative »

Patrick Janot

Des chiffres et des lettres. Première pomme de discorde : les chiffres, notamment ceux concernant l’empreinte environnementale du FCC. Son bilan carbone cristallise en effet les critiques des Scientifiques en rébellion – nous dressions leur portrait. Tirées des documents émis par le Cern il y a quelques années, les quantités avancées par la tribune sont qualifiées par Patrick Janot d’ « erreurs » et de « mauvaises informations ». Profitant de progrès techniques, le Cern va en effet pouvoir revoir son budget carbone à la baisse. Le Cern table au minimum sur une consommation électrique du FCC comprise entre 1,4 et 2 TWh/an – presque le double d’une ville comme Genève. Sans compter que le creusement du tunnel devrait engendrer l’excavation de 16 millions de tonnes de matériaux ; se posera alors la question de leur stockage. Et quelle empreinte carbone pour le FCC ? Les Scientifiques en rébellion donne à la grosse louche une estimation en millions ou dizaines de millions de tonnes d’équivalent CO2 – celle de la France entière était de 623 millions en 2022. De son côté, Patrick Janot réduit drastiquement la facture, en prenant notamment en compte la seule construction du tunnel qu’il compare aux émissions de 1000 Français sur toute leur vie.

Le juste prix. Divergence sur les chiffres donc mais aussi sur leur interprétation. Alors que les Scientifiques en rébellion qualifient le projet de « démesuré », pour Patrick Janot « l’empreinte carbone n’est pas significative ». « Le Cern est dans le déni », réagit Laurent Husson des Scientifiques en rébellion. Et si le débat ne portait en réalité que sur l’existence même du FCC ? Pour deux physiciens du domaine que TheMetaNews a interrogés, employés par le CNRS, collaborant au Cern et sensibles aux questions écologiques, la machine ne doit pas être construite à n’importe quel prix. Mais où placer le curseur ? Jessica Leveque a un avis très positif pour la pertinence scientifique du projet mais des réserves sur son acceptabilité environnementale. Yann Coadou, quant à lui, était à deux doigts de signer la tribune des Scientifiques en rébellion dont il est l’un des coauteurs, mais s’est finalement abstenu. S’il partage une grande partie de ses arguments, il estime prématuré de demander l’arrêt du projet et préfère laisser une chance à ses promoteurs d’améliorer leur copie sur l’impact environnemental (des efforts déjà entamés au Cern, nous vous en parlions dans notre analyse sur les grandes infrastructures et leur empreinte). Reste une autre question, pas moins importante : le jeu en vaut-il la chandelle, scientifiquement parlant ?

Ceci était la première partie de notre analyse, la seconde sera publiée le 21 mars 2025.

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