La très grande empreinte des très grandes infrastructures de recherche

Observatoires, supercalculateurs ou accélérateurs, les grandes infrastructures concentrent une part non négligeable du bilan carbone de la recherche.

— Le 1 décembre 2023

Voici maintenant quelque temps qu’un certain nombre d’entre vous réalise des bilans carbone à l’échelle des labos. Ayant démarré en 2018, les premiers “transitionnent” même, votant des mesures concrètes de réduction des émissions – nous vous en parlions en septembre. Mais les émissions de gaz à effet de serre (GES) ne s’arrêtent malheureusement pas à la porte du labo. Si les déplacements et les achats sont maintenant pris en compte dans ces bilans, l’utilisation des grandes infrastructures de recherche, elle, ne l’est pas encore. Mais c’est pour bientôt.

« Le poste des données domine tous les autres »

Jürgen Knödlseder

Sortez la calculette. À l’Institut de recherche en astrophysique et planétologie (IRAP) de Toulouse, Jürgen Knödlseder et ses collègues ont voulu en avoir le cœur net : « Combien pèsent les données qu’on utilise tous les jours dans nos émissions ? », s’interrogeaient-ils. La réponse les a pris de court : plus que les déplacements, les missions, les achats, « ce poste domine tous les autres », explique le chercheur au CNRS. En effet, 70% du bilan carbone de l’IRAP provient du développement et de l’utilisation d’infrastructures – des résultats publiés dans Nature Astronomy

Droit à l’inventaire. Pour en arriver là, il leur a fallu estimer l’empreinte carbone de celles utilisées par leur labo : « Il en existe toute une panoplie : observatoires au sol, télescopes spatiaux, antennes radios… Nous développons également des instruments, notamment pour des sondes », raconte Jürgen Knödlseder, également impliqué dans le collectif Labos 1point5 – on vous en parlait à nos débuts. En partant du résultat obtenu pour les infrastructures utilisées par leur labo, les astrophysiciens ont extrapolé pour la très longue liste de toutes celles existantes (près de 500 pour les plus grandes) afin d’estimer le montant global des émissions annuelles de toute la communauté mondiale d’astrophysique – environ une mégatonne d’équivalent CO2, si le chiffre vous parle. 

« Une partie [des chercheurs] adhère, d’autres se trouvent plein d’excuses »

Jürgen Knödlseder

Tête de pipe. Comment en attribuer une fraction à son laboratoire ? « Chaque discipline a ses usages, qui conditionnent la répartition de l’empreinte carbone par heure de calcul, par utilisateur ou par service », explique Marie-Alice Foujols, ingénieure de recherches au CNRS participant activement au groupe de travail sur les infrastructures au sein de Labos 1point5. Les astrophysiciens n’ayant que peu d’information à leur disposition ont quant à eux évalué la taille de leur communauté par le nombre d’auteurs sur les publications concernées : 30 000 têtes. Le résultat tombe donc : plus de 35 tonnes de CO2 émises par astronome et par an – leur publication dans Nature Astronomy en mars 2022 avait fait parler.

Ralentir ? « Notre message principal est que cette empreinte est importante et que nous n’avons pas d’autres moyens que de réduire la cadence », alerte Jürgen Knödlseder. Une communication pas tout à fait reçue cinq sur cinq : « Une partie adhère, une autre se trouve plein d’excuses, questionnant notamment la solidité de nos résultats », raconte l’astrophysicien. Les auteurs se sont donc attelés à les consolider, en travaillant sur chaque infrastructure et son empreinte détaillée par cycle de vie, une méthode plus précise que l’estimation basée sur les coûts usuellement utilisée en premier abord. D’autre part, Jürgen Knödlseder cherche à comprendre l’évolution de cette empreinte carbone : « Globalement, elle n’a fait qu’augmenter depuis la fin de la seconde guerre mondiale », explique le chercheur qui souhaite également modéliser des scénarios de réduction. 

« Nous comptons étendre [le calcul de l’empreinte carbone] à d’autres infrastructures »

Marie-Alice Foujols

Sur tous les continents. Une démarche unique en son genre qui en inspire d’autres. L’outil GES 1point5 proposera d’ici quelques semaines – nous vous en reparlerons – la possibilité d’inclure l’empreinte générée par l’utilisation de trois types de grandes infrastructures : celles d’astronomie, les supercalculateurs et les accélérateurs. « Nous avons commencé par ces trois-là, mais nous comptons l’étendre à d’autres infrastructures », commente Marie-Alice Foujols. En effet, la France participe à 22 très grandes infrastructures de recherche (TGIR), recensées par la Cour des comptes en 2019 et à plus d’une centaine d’Infrastructures de Recherche selon la Feuille de route du ministère en 2021. Les grands observatoires au Chili, en Espagne et en France y figurent mais également le Grand équipement national de calcul intensif (GENCI), le réseau Renater, des accélérateurs comme le Ganil à Caen ou Soleil à Saclay, le détecteur d’ondes gravitationnelles Virgo en Italie, les Humanités numériques ou la Flotte océanographique française. Du travail en perspective !

Bilan perso. Pour l’heure, les choses avancent dans le domaine du calcul intensif : le GENCI, en collaboration avec Labos 1point5 et le groupement de service EcoInfo, a entrepris la dure tâche d’estimer l’empreinte de ses centres de calcul, missionné par le ministère de la Recherche – vous pouvez lire le texte de Guillaume Aulanier dans la revue AMUE. Une estimation des émissions par heure de calcul selon le type – CPU ou GPU pour les connaisseurs – déjà proposée depuis quelques jours lors du dépôt de demandes, avec également une vision de l’ensemble des projets d’un laboratoire pour les directions d’unité. Celle-ci sera intégrée dans l’outil GES 1point5, explique Marie-Alice Foujols, co-autrice d’un article dans la même revue.

« Dans le bilan d’un labo, ces émissions peuvent “écraser” celles associées aux achats, aux missions, etc. »

Mélissa Ridel

Pot commun. Côté physique de l’infiniment petit, le travail est également bien engagé. Mélissa Ridel, maîtresse de conférences à Sorbonne Université et membre de Labos 1point5, planche actuellement avec deux collègues pour déterminer l’empreinte carbone de leurs précieuses données issues des accélérateurs : « Nous voulons proposer un chiffre par utilisateur, dont le nombre est une donnée publique communiquée par le Cern », explique la chercheuse au Laboratoire de physique nucléaire et des hautes énergies (LPNHE). 

Quadrature. Justement, le Cern a été précurseur sur le sujet en proposant dès 2017 un rapport sur l’environnement dont il est sur le point de publier la troisième édition pour la période 2021-2022. Anna Cook, coordinatrice dudit rapport, avertit : « Il s’agit de l’impact des installations du Cern dans la région genevoise ». Les voyages des utilisateurs entre leur pays d’origine et la Suisse ne sont donc pas inclus. La grande nouveauté sera la prise en compte de la partie achats, qui représente un part non négligeable du bilan carbone de l’organisme : « Le Cern est engagé dans une démarche éco-responsable mais l’équation est complexe, étant donné que nous devons répartir équitablement nos fournisseurs parmi nos 23 états membres plus les dix associés », explique Anna Cook.

« La recherche doit faire sa part, en cohérence avec les valeurs portées par le Cern »

Anna Cook

Fièvre acheteuse. « Ajouter les achats affine grandement l’estimation », estime Mélissa Ridel qui, avec ses collègues de Labos 1point5, s’appuieront sur les données communiquées par le Cern pour estimer son empreinte dans l’outil GES 1point5. Avec des émissions annuelles en fonctionnement de l’ordre de 200 000 tCO2 et un nombre d’utilisateurs d’environ 15 000, elle devrait être de l’ordre d’une dizaine de tonnes de CO2 par chercheur et par an. Un chiffre qui dépendra également de la partie du Cern utilisée, le Grand collisionneur de hadrons (LHC) étant beaucoup plus gourmand en énergie et en refroidissement que les autres infrastructures. 

Effet rustine. Un refroidissement, celui des détecteurs de particules précisément, qui n’est d’ailleurs pas anodin : « Il est actuellement effectué par des gaz dit fluorés possédant un pouvoir de réchauffement [de l’atmosphère ce coup-ci, NDLR] bien plus élevé que le CO2 », explique Mélissa Ridel. « Pour en réduire l’impact, le Cern entreprend notamment des campagnes de réparation des fuites et se concentre sur la recherche de gaz alternatifs plus respectueux de l’environnement », répond Anna Cook. Mais cela ne suffira certainement pas à coller aux objectifs de réduction des accords de Paris. La vraie question est la suivante : le Cern devra-t-il un jour tourner au ralenti ? « La recherche doit faire sa part en cohérence avec les valeurs portées par le Cern », estime la coordinatrice environnement du centre. L’institution appelle chacun de ses collaborateurs à prendre leur part, notamment en limitant les émissions associées aux déplacements. 

« Nous avons énormément de données non exploitées »

Jürgen Knödlseder

Du neuf avec du vieux. « Depuis peu, toutes les réunions sur les futurs détecteurs incluent une discussion sur l’impact environnemental, ce qui n’était pas débattu auparavant », remarque Mélissa Ridel. La réduction des activités n’est en revanche jamais évoquée : « Elle impliquerait une transformation de nos métiers qui n’est pas évidente à envisager ». Contrairement à la communauté des physiciens des hautes énergies où il n’existe qu’un seul Cern, des astrophysiciens comme Jürgen Knödlseder dénoncent « une surenchère des nouveaux instruments souvent démultipliés pour des enjeux géopolitiques ou concurrentiels ». Il imagine ainsi réduire la construction de nouvelles infrastructures, voire l’activité de celles existantes sans trop de conséquences. « Nous avons énormément de données non exploitées », affirme Jürgen Knödlseder qui, par exemple, propose à ses stagiaires l’exploitation de données datant de 2000. 

Faire la lumière. D’ici début 2024, l’outil GES 1point5 devrait donc prendre en compte les émissions liées à l’utilisation de quelques grandes infrastructures, avant de l’étendre à d’autres. Sans perdre de vue les problématiques telles que la consommation d’eau, de matériaux, les déchets… Alors que le récent rapport du Hcéres – relire notre analyse – « recommande vivement au CNRS d’entreprendre un travail  approfondi sur l’évaluation ou la mesure  de l’impact de ses activités sous tous leurs aspects », dont celui environnemental, pour Marie-Alice Foujols, « l’objectif est d’éclairer les décisions, qu’elles soient à l’échelle des laboratoires ou plus largement à l’occasion des temps de prospectives – celles du CNES et de la flotte océanographique française étant en cours. » 

Faut-il ajouter l’empreinte des infrastructures au bilan des labos ?

« Tout est une question de présentation », explique Mélissa Ridel qui, elle, a ajouté les émissions associées à l’utilisation des accélérateurs dans le bilan de son labo. Car s’il ne faut pas oublier cette part importante, l’opération peut avoir quelques effets pervers : « D’une part, certaines infrastructures non encore évaluées peuvent ainsi être invisibilisées, d’autre part, ces émissions peuvent “écraser” celles associées aux achats, aux missions, etc. », prévient la physicienne. Donnant ainsi l’impression aux chercheurs que cela ne dépend pas d’eux et qu’ils n’ont donc rien à changer…

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