« Les politiques considèrent la science un peu comme une “danseuse” »

— Le 30 avril 2025

Médecin, chercheuse, directrice d’agences puis ministre de la Santé au début du Covid, Agnès Buzyn veut aujourd’hui réhabiliter la recherche et la parole scientifique. Elle vient de lancer le think tank Évidences pour ce faire.

« Le réel finit toujours par s’imposer » quand il s’agit de réalités scientifiques, déclariez-vous dans une interview au Figaro, comment pouvez-vous en être aussi sûre ?

J’en suis effectivement persuadée mais cela peut prendre du temps. « Le mensonge prend l’ascenseur, la vérité prend l’escalier », dit le proverbe : faire fi du réel et façonner le monde selon une vision unique ne peut avoir qu’un temps. Sur le changement climatique, Donald Trump peut continuer sa destruction systématique des agences en charge de cette question mais les phénomènes météorologiques extrêmes s’imposeront aux Américains ; même si l’intéressé persiste dans son déni, ceux qui le soutiennent devront en sortir. Il en va de même pour les vaccins : Robert Kennedy Jr [antivax nommé par Donald Trump en tant que secrétaire d’État à la santé, NDLR], fait face en ce moment à une réémergence de la rougeole. Si l’épidémie prend de l’ampleur, la question de vacciner largement la population se posera, quelle que soit son opinion sur le sujet. Les citoyens n’adhèreront à ses thèses complotistes que jusqu’à un certain point. Je suis donc fondamentalement optimiste. 

« La vulgarisation scientifique ne prêche que des convaincus »

Vous employez un terme important, celui de « complotisme ». Certains doutes émis légitimement par la population y ont parfois été assimilés, n’était-ce pas une erreur rétrospectivement ?

Vous avez absolument raison, je suis extrêmement prudente quand je l’emploie : les « vrais » complotistes, à savoir les personnes ayant une lecture des faits totalement biaisée en associant des faits vérifiés et des causalités imaginaires, ne représente que 10 à 15% de la population, ce qui est déjà énorme, je vous l’accorde. Certains travaux, notamment ceux de David Chavalarias [auteur de Toxic data, relisez son interview, NDLR], tendent à prouver qu’elles émergent des mêmes personnes, qui mêlent différentes théories allant du « platisme » à la guerre en Ukraine. La grande majorité des citoyens expriment des doutes légitimes, noyés qu’ils sont dans des informations contradictoires et souvent effrayantes, qui se gravent plus facilement dans leur mémoire. Elles circulent plus vite que les infos vérifiées en jouant sur la peur ou la colère, il s’agit d’un biais cognitif à la fois qualitatif et quantitatif. En regard, les institutions scientifiques ne sont pas armées pour diffuser largement des infos vérifiées — les bots russes ne les relaient évidemment pas. Par cartésianisme en France, le doute est légitime, nos concitoyens remettent en cause la véracité des faits, ce qui est certainement sain jusqu’à un certain point. Un des projets d’Évidences est d’identifier dans les études internationales de sciences humaines et sociales les leviers pour déconstruire ces biais cognitifs pour donner au moins autant d’écho aux infos vérifiées qu’aux fake news.

La communauté scientifique ne s’est-elle pas historiquement « contentée » de produire des connaissances sans se soucier de la manière dont elles allaient être perçues dans la société ?

Effectivement. C’est aussi une des raisons qui m’a motivée à construire ce think tank : la vulgarisation scientifique ne prêche que des convaincus et il a longtemps été considéré qu’elle se suffisait à elle-même pour transmettre à la population la connaissance du réel. Or il me semble qu’aujourd’hui, on atteint les limites de ce que la vulgarisation peut apporter. Il ne faut pas se leurrer : au-delà de la diffusion de fake news, il existe une volonté de déstabilisation de nos démocraties pour créer une société du chaos. Mais, je ne suis pas pour encadrer la liberté d’expression, au contraire, il faut toujours pouvoir se méfier d’une parole officielle quand elle existe. On sait où l’interdiction commence mais pas quand elle finit : regardez l’exemple américain. Personne n’a été vertueux là-bas, ni les démocrates avec la « cancel culture » ni Donald Trump avec la sienne en miroir. Il faut éviter ces dérives et les moyens de lutter contre la désinformation ne passent pas par une interdiction ni par le fact-checking : nous travaillons sur ces sujets au sein d’Évidences [le think tank dont elle est à l’origine, plus d’infos ici, NDLR], nous en dévoilerons les résultats et les propositions en fin d’année. Nous avons atteint les limites des techniques habituelles, que ce soit le fact-checking ou la vulgarisation scientifique, qui n’atteignent pas le bon public. 

« Je continue d’être positiviste en misant sur le fait que le progrès scientifique nous sauvera »

Ne faut-il pas également que la science accepte sa part d’ombre ?

Je paraphrase Etienne Klein qui dit dans un de ses ouvrages que la défiance envers la science vient d’une déception, parce que le progrès tant attendu ne se manifeste pas de façon évidente [relire notre interview d’Yves Gingras qui parlait des promesses de la science, NDLR], voire que la science a été pourvoyeuse de malheurs, ce qui est certainement vrai. La désaffection de la science provient aussi du fait qu’elle a été perçue comme dominatrice, à la source d’une perte de libertés publiques, notamment pendant le Covid. Mais le progrès en général n’est que ce que l’Humanité en fait et le stopper au nom des malheurs qu’il a pu créer est une vision trop négative. Où est l’espoir dans l’avenir dans ce cas ? Je continue d’être positiviste en misant sur le fait que le progrès scientifique nous sauvera peut être des désastres à venir, notamment climatique. La décroissance ou le renoncement à l’enfant que prônent certains ne sont pas une voie. Il ne faut pas oublier, chemin faisant, que les découvertes en biologie nous ont permis d’allonger l’espérance de vie de 20 ans en deux générations dans le monde entier, y compris parmi les pays les plus pauvres…. Ce sont des souffrances en moins et j’espère qu’il en ira de même avec le climat dans les années à venir. Notre seule planche de salut, c’est la science et pas seulement les sciences « dures » mais aussi les sciences humaines et sociales.

Voit-on et entend-on suffisamment les chercheurs, notamment dans les médias ?

Parler au grand public n’est pas donné à tout le monde or la science est de plus en plus spécialisée, complexe. Passer d’un monde expert, où l’on trace son sillon en étudiant une molécule et une seule, à un langage plus universel n’est pas une évidence. Je pense que les chercheurs qui le souhaitent doivent y être formés : exprimer des doutes, des hypothèses peut être compliqué à saisir pour le grand public. Rien n’est tout blanc ni tout noir en recherche et le Covid nous a donné malheureusement un exemple des dégâts que peuvent occasionner les faux experts. Les institutions peuvent et doivent être plus volontaristes dans ce domaine, en formant leurs experts à la parole dans les médias même si certaines le font, notamment sur l’agriculture, mais c’est encore insuffisant. Un chercheur est un citoyen comme un autre ; il peut être militant, voire utiliser son savoir scientifique dans sa démarche militante, il ne faut évidemment pas l’empêcher. Néanmoins, la parole doit toujours être « déontologiquement prudente », si je puis dire. 

« La science ne fait que rappeler les faits, voilà pourquoi science et politique cohabitent mal »

Venons-en au rapport des politiques à la recherche : y a-t-il une différence d’approche entre la gauche et la droite sur le sujet ?

Je ne le crois pas. La désinformation scientifique existe autant à gauche qu’à droite et encore plus quand on se rapproche des extrêmes. Si je ne devais prendre qu’un exemple, EELV a un rapport parfois assez troublant avec les faits scientifiques, je rappelle que Michèle Rivasi [ex députée européenne, décédée en 2023, NDLR] a été une antivax notoire. Mais ils sont dans le même temps beaucoup plus lucides sur le climat qu’à droite. De manière générale, les politiques ont un rapport compliqué à la science parce qu’ils ne la comprennent pas. Être politique, c’est être élu. Être élu, c’est être aimé, cela revient souvent à flatter le bon sens populaire or la science est souvent contre-intuitive, elle est déloyale politiquement parce qu’elle ne sert aucune thèse préétablie. Quand un fait scientifique est trop disruptif dans l’inconscient collectif, les politiques ont tendance à passer outre. 

En 2018, vous vous êtes opposée à Didier Guillaume, alors ministre de l’Agriculture sur le fait que l’éthanol contenu dans le vin était le même que celui d’autres boissons alcoolisées et qu’il était donc potentiellement aussi toxique. Cette confrontation ne résume-t-elle pas à elle seule le conflit entre un discours scientifique et la société ?  

Je n’ai effectivement fait que rappeler un fait scientifique mais comparer le vin aux autres alcools, qui plus est avant le Salon de l’Agriculture, avait effectivement été perçu comme politiquement incorrect. On m’a rétorqué que je ne connaissais rien à la culture française, que le vin n’était pas de l’éthanol, etc. Cela illustre bien le fait que la politique doit en permanence arbitrer entre des intérêts divergents : la science ne fait que rappeler les faits, voilà pourquoi science et politique cohabitent mal. J’ai parlé en tant que scientifique alors que j’étais ministre à l’époque… mais nous devons pourtant pouvoir dire les deux. Il faut à la fois accepter le fait que le vin contient de l’éthanol et préserver une culture ou des filières agricoles. l’intérêt général doit prendre en compte toutes les dimensions. Voilà le rôle du politique : trouver cette ligne de crête pour concilier connaissances scientifiques et intérêts particuliers. 

« [La France] finance [la science] en espérant que de temps en temps, on puisse s’enorgueillir d’un prix Nobel »

La science ne les met-elle pas souvent face à leur propre impuissance, voire les oblige à un partage des pouvoirs ?

Il faut une force de conviction incroyable et ne pas hésiter à déplaire pour la défendre envers et contre tout la valeur des faits objectifs, quitte à ne pas être dans l’air du temps. Maintenir la rigueur scientifique est un effort de tous les instants quand il s’agit d’action politique. C’est certainement pour cette raison que les scientifiques, notamment en France, sont un peu mis à l’écart. Le positionnement du Conseil présidentiel à la science [relire notre enquête, NDLR] mis en place en 2024 ne me paraît pas répondre à ces enjeux si j’en juge l’ordre du jour de sa première [et seule, NDLR] réunion. Quel peut être l’avis d’un président de la République sur les macrophages ? Il aurait dû y être question d’investissement, ou de valorisation des métiers scientifiques, voilà le but d’un conseil positionné auprès d’un président. Les Anglais ont au sein de chaque cabinet ministériel un Chief Scientific Officer, délégué par les agences scientifiques, ce n’est pas le cas en France. De plus, il y a très peu de scientifiques parmi les politiques ou les hauts fonctionnaires. Ces derniers partagent une monoculture “école de commerce / Ena” [rebaptisée INSP depuis 2022, NDLR] au détriment des ingénieurs comme c’était le plus souvent le cas avant. Les politiques considèrent la science un peu comme une “danseuse” : on la finance en espérant que de temps en temps, on puisse s’enorgueillir d’un prix Nobel. Or les politiques — c’est une raison d’être d’Évidences — devraient comprendre qu’elle est une assurance vie pour notre avenir collectif. Sans production de connaissance, pas de brevet, pas de souveraineté, pas de richesse : c’est ce que préconisait le rapport Draghi, dont les propositions sont malheureusement encore au point mort. Il suffit de regarder les dépenses en R&D de notre pays, tombées à 2,19% du PIB, alors que de nombreux pays investissent beaucoup plus. 

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