Fraudes : mais que font les éditeurs ?

Face à la massification des fraudes à la publication, les maisons d’édition s’organisent. Plongée dans leurs services intégrité scientifique qui enquêtent, non sans difficultés.

— Le 17 octobre 2025

Simple lecteur·ices ou reviewers, les chercheur·ses se retrouvent de plus en plus confronté·es à des articles de mauvaise qualité, parfois publiés dans des revues réputées. Certaines erreurs se voient comme le nez au milieu de la figure, d’autres sont plus subtiles. Certaines semblent intentionnelles, d’autres de simples inattentions – nous vous en parlions. Mais toutes ont en commun une chose : ces publications faussent la littérature scientifique – the scientific record comme disent nos homologues anglo-saxons. Des publis qui font, au passage, enrager les scientifiques. Car leurs demandes de correction, voire de rétractation, prennent souvent des lustres – si elles aboutissent –, les faisant douter d’une réelle volonté d’action chez les éditeurs. D’après une étude de 2023 analysant plus de 17 000 publications signalées sur PubPeer, seulement 21,5% d’entre elles avaient fait l’objet d’une correction. Pourtant, les maisons d’édition, du moins certaines d’entre elles, ne semblent pas rester les bras croisés. 

« Nous avons eu à investir [dans l’intégrité] »

Kim Eggleton (IOP)

Les Experts : Publis. Ces dernières années, la plupart des maisons d’édition se sont dotées d’un service dédié à l’intégrité scientifique. Ou l’ont largement étoffé : sept personnes y travaillent à temps plein chez IOP Publishing – un éditeur de taille moyenne, à but non lucratif et spécialisé en physique – contre une et demi en 2019 –, douze personnes à Sage – connu pour ses revues en sciences humaines et sociales – contre une seule en 2021 et 25 personnes actuellement chez Wiley. Les directeur·ices de ces unités étaient auditionné·es fin septembre – la séance est visionnable en ligne – dans le cadre d’un projet initié par les académies états-uniennes pour faire émerger un consensus sur la correction de la science, a priori pas avant début 2026. Avec une volonté affichée de transparence : « Nous recevons des demandes aussi bien internes qu’externes et nous sommes joignables via notre site web », assurait Mike Streeter, à la tête du service intégrité de Wiley.

Triés sur le volet. « Nous avons eu à investir », témoigne Kim Eggleton de chez IOP Publishing. Un investissement qui se compte chez le géant Springer Nature « en dizaine de millions de dollars pour construire une équipe “intégrité scientifique”, assistée par d’autres services [notamment juridique, NDLR] ainsi que des outils, afin de prévenir mais aussi de résoudre les problèmes après publication », exposait au comité Chris Graf, chef de l’équipe intégrité chez Springer Nature. Car le volume explose : en 2024 Springer Nature a publié 480 000 articles, pour 2,3 millions de manuscrits soumis. Une avalanche de soumissions qui demande une sélection plus drastique : « En maths, nous n’avons accepté qu’un cinquième des manuscrits contre un tiers il y a dix ans », détaillait Chris Graf.

« Ces mauvais acteurs ont également accès à des technologies avancées pour contourner les nôtres »

Chris Graf (Springer Nature)

Meunier ne dort pas. IOP Publishing suspecte une part non négligeable (15 à 16%) des articles soumis de provenir d’acteurs malintentionnés, faisant le lien avec de précédents articles rejetés ou rétractés pour manquement à l’intégrité scientifique. Après examen, 12% des manuscrits seraient rejetés pour « préoccupations éthiques » avant même d’être envoyés au reviewers, expliquait fin septembre Kim Eggleton. La majorité provient sans doute de paper mills, « ces entreprises coordonnées qui frappent encore et encore » – nous vous en parlions récemment. « Le volume et la complexité des investigations augmentent d’année en année », abondait Adya Misra, docteure en biologie et en charge depuis 2021 de l’intégrité scientifique chez Sage. Cette dernière parlait de tentatives de « manipulation systématique » à chaque étape : peer review, mise en ligne des articles… 

Faux monnayeurs. Une situation qui oblige les maisons d’édition à passer au crible de logiciels les manuscrits soumis : détecteurs de plagiat, d’images manipulées… Des outils tantôt développés en interne, tantôt achetés à des startup, dont le nombre explose sur ce créneau. Avec des besoins en évolution : « Ce qu’on vérifiait il y a quelques années, [les fraudeurs] arrivent aujourd’hui à le contourner », avouait Kim Eggleton de chez IOP Publishing, attestant être constamment à la recherche de nouvelles caractéristiques pour les identifier. « Ces acteurs malintentionnés ont également accès à des technologies avancées », abondait Chris Graf de chez Springer Nature, tentant l’analogie d’une véritable « course à l’armement ». Chez Wiley,  environ 70% des affaires traitées par l’équipe intégrité le sont avant publication, détaillait Mike Streeter. Une réalité qui s’est imposée à eux : « Nous sommes en train d’évoluer vers un système préventif, peut-être excessif. »

« Depuis début 2025, 1000 articles ont été rétractés, la plupart ayant été publiés dans des actes de colloques »

Luigi Longobardi (IEEE)

Le temps au temps. Mais si la technologie aide, « le jugement humain reste crucial », nuançait Chris Graf. Et pratiquement toutes les maisons d’édition auditionnées étaient unanimes : in fine, la décision – correction, rétractation ou maintien de la publication – revient à un humain, qui est dans la plupart des cas l’éditeur en chef de la revue, sur les recommandations du service intégrité. Ceci explique aussi les délais : « Il y a cette perception que nous, maisons d’édition, serions trop lentes à agir. Elle est en partie justifiée mais elle provient en partie du travail manuel que demandent les investigations », expliquait alors Adya Misra de chez Sage. Des enquêtes qui impliquent en général les auteurs, leurs institutions, les reviewers et parfois des experts extérieurs… « qui ont tous des intérêts différents », soulignait Chris Graf avant d’ajouter : « Nous exigeons des preuves d’autant plus solides quand ce sont des tiers qui signalent. »

Points faibles. Des investigations qui mènent parfois à la rétraction. En 2024 Springer Nature y a procédé pour 2900 publications. Pour Chris Graf, il s’agit tout simplement de « la démonstration de notre engagement dans la surveillance post publication ». Plus de six sur dix avaient été publiés avant 2023, avec une grande variété de fraudes : « Pas toutes n’auraient pu être identifiées avant publication », insiste-t-il. Toutes les maisons sont touchées par le phénomène. « Depuis début 2025, 1000 articles ont été rétractés, la plupart ayant été publiés dans des actes de colloques », expliquait Luigi Longobardi, chargé de l’intégrité scientifique chez la société savante Institute of Electrical and Electronics Engineers (IEEE) – nous vous parlions de leur nouveau frais de publication – qui publie près de 400 000 papiers par an dont les trois quarts dans des actes de colloques. De par le volume des soumissions, les temps de relecture contraints par les deadlines des conférences et leur organisation décentralisée – « il existe des milliers de sous-comités dans des thématiques et des régions du monde variées », attestait Luigi Longobardi – les conference proceedings sont particulièrement vulnérables aux tentatives de fraudes.

« Web of Science ou Scopus (…) n’ont pas d’obligation légale de faire rapidement une mise à jour »

Kim Eggleton (IOP)

Gros lots. Preuve de l’attaque ciblée sur certaines revues, les rétractations se font ces dernières années par lot de plusieurs dizaines, voire centaines de publications. Presque chaque mois, le média en ligne Retraction Watch en signale de nouvelles : une cinquantaine par Sage en août, 122 chez Frontiers en juillet, plus de 200 par Wiley en mars… La plus importante à ce jour a eu lieu en avril 2025 : près de 700 articles rétractés au sein de la revue Journal of Intelligent and Fuzzy Systems rachetée par Sage en 2023, pour un total de plus de 1500 rétractations en moins d’un an. « Lorsque l’on démarre une investigation, on trouve souvent d’autres articles (…) ce qui augmente le volume », témoignait Mike Streeter de chez Wiley. Des rétractations massives qui peuvent ternir la réputation d’une revue mais aussi ses métriques. Suite à la décision – largement saluée – de Clarivate en juin 2025 d’exclure les rétractations du calcul du fameux impact factor (IF), certains s’inquiétaient que les revues, punies deux fois, ne soient pas incitées à rétracter. Mais seule une revue sur cent verrait son IF diminuer, et ce très faiblement – une baisse inférieure à 3% pour la moitié des revues concernées, selon Clarivate.

La tête froide. Face au stigmate associé à la rétractation, « il est important de ne pas catégoriser les rétractations comme « bonnes ou mauvaises » », prêchait Chris Graf, souhaitant qu’elle reste un outil “neutre”. « Nous sommes conscients qu’elle peut être perçue comme une punition mais nous essayons de ne pas l’utiliser comme telle », abondait Luigi Longobardi de IEEE. Kim Eggleton témoignait quant à elle de la difficulté de rendre visibles leurs corrections ou rétractations, une fois effectuées : « On envoie l’information aux bases comme Web of Science ou Scopus mais celles-ci n’ont pas d’obligation légale de faire rapidement une mise à jour. C’est un réel problème car la plupart de nos lecteurs passent par ces bases. » Et peuvent donc ne jamais être informés d’une modification, voire de la rétractation d’un article. On vous rappelle au passage que plus de 920 000 articles citent des papiers considérés comme problématiques et que ChatGPT traite les papiers rétractés comme s’ils ne l’étaient pas, selon une récente étude publiée dans Learned Publishing.

« De nombreuses personnes essayent de nous empêcher d’enquêter, et nous n’en parlons pas assez. »

Adya Misra (Sage)

Comme du cristal. Sans parler des corrections que certaines revues ne signalent même pas. En septembre 2024, plusieurs chercheurs membres de la communauté des détectives – dont Guillaume Cabanac, relire son portrait – alertaient dans un preprint déposé sur arXiv au sujet de ces « corrections furtives » : sur les 131 identifiées, 25 venaient de chez MDPI – cet éditeur de la zone grise – 22 de chez Elsevier, deux de chez Springer Nature, idem pour IEEE. Les détectives leur demandaient expressément d’effectuer les modifications de manière transparente et uniformisée. « Des recommandations existent, soulignait Chris Graf appuyé par ses homologues, il reste à harmoniser les pratiques. » Deux organisations à but non lucratif regroupant les maisons d’édition sont actives sur le sujet : le Committee on Publication Ethics (COPE) vient de mettre à jour son guide sur la rétractation et la National Information Standards Organization (NISO) a publié en juin 2024 ses recommandations.

Sûr et certain. Malgré la pluie de rétractations, les maisons d’édition restent évidemment très précautionneuses : « Il n’y a rien de pire que de revenir sur une rétractation », témoignait Luigi Longobardi de chez IEEE. Car les conséquences peuvent également arriver du côté juridique : « Vous aurez des nouvelles de mon avocat », s’est déjà entendu dire Kim Eggleton. En 2024, un scientifique indien menaçait de poursuivre en justice Springer Nature et Wiley suite à la rétractation de trois de ses articles. Pour Kim Eggleton, ces menaces sont la nouvelle tactique des fraudeurs pour ralentir l’action des éditeurs. Un constat partagé par l’ensemble des représentants des services intégrité des maisons d’édition présents en ligne fin septembre devant la commission des Académies états-uniennes. Ce qui poussait Adya Misra de Sage à se livrer: « Celles et ceux qui ne sont pas impliqués dans ces investigations ne réalisent pas l’hostilité et la défiance auxquelles nous faisons face. De nombreuses personnes essayent de nous empêcher d’enquêter, et nous n’en parlons pas assez. »

Et en France ?

La maison d’édition EDP Sciences, historiquement basée au Sud de la région parisienne – nous vous en parlions – et rachetée en 2019 par la Chinese Academy of Sciences, était mentionnée dans un article de L’Express sur les revues dévoyées – relire notre analyse. Depuis 2021, la nationalité des auteurs dans certains actes de colloques avait été bouleversée, avec des autocitations excessives et des phrases torturées. EDP Sciences a réagi en mettant en pause la publication de deux revues et en rétractant des numéros spéciaux d’une autre. En mars 2025, la maison d’édition assurait son engagement pour l’intégrité scientifique en mentionnant le recours à des outils pour détecter les paper mills et évaluer la qualité des articles soumis. Secrétaire adjointe aux publications de la Société de mathématiques appliquées et industrielles (SMAI) jusqu’en juin 2025, la chercheuse Amandine Véber a témoigné pour nous de la réactivité de la maison d’édition qui gère les revues de la société savante.

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