Photo Ilker Doğan
En quoi les paper mills représentent un danger ?
Les paper mills [ou usines à papiers, si l’on veut le traduire en français, NDLR] sont des entreprises à but lucratif qui vendent à la demande le statut d’auteur au sein d’un article déjà accepté dans une revue. On pourrait se demander où est le mal, après tout les chercheurs payent bien des article processing charges (APC) pour publier dans certaines revues en accès ouvert. Mais le problème avec les paper mills n’est pas seulement que les auteurs d’une publication ne sont pas les auteurs réels des travaux. En effet, les articles vendus contiennent souvent des plagiats, des données manipulées ou fabriquées. Ils représentent donc un danger pour la communauté académique et la littérature scientifique.
« Une entreprise russe que j’ai identifiée a vendu auprès de plus de 1000 auteurs pour plus de six millions de dollars »
Anna Abalkina
Depuis quand existent-ils ?
Le premier paper mill a été documenté en 2013. Depuis, nous avons la preuve que des dizaines existent dans le monde : en Russie, en Iran, au Kazakhstan… Et c’est un marché lucratif : une entreprise russe que j’ai identifiée a vendu auprès de plus de 1000 auteurs pour plus de six millions de dollars. Nos connaissances restent fragmentaires mais nous sommes certains d’une chose : ils prolifèrent. Les paper mills sont particulièrement étudiés en médecine, où ils représenteraient près de 3% des publications, selon certaines estimations. En science sociale, leur présence serait moindre – 1,5% de la littérature. Au global, au moins 400 000 publications auraient été vendues par des paper mills.
Pouvez-vous donner le nom de certaines de ces entreprises ?
Dans les pays de l’ex-Union soviétique que j’étudie particulièrement au sein du Institute for East European Studies de l’université libre de Berlin, les paper mills sont des entités légales : elles emploient officiellement du personnel, payent leurs impôts, établissent des contrats en bonne et due forme avec leurs “clients”… et reçoivent parfois même des business awards. Je peux citer International Publisher en Russie [qui a même une page Wikipédia, NDLR] ou Science Publisher en Lettonie.
« Savoir pourquoi les chercheurs ont recours à des paper mills est une vraie question de recherche »
Anna Abalkina
Comment les chercheurs achètent-ils auprès des paper mills ? Et pourquoi ?
Les moyens sont nombreux. Il est possible d’acheter directement sur le site web du paper mill, via les réseaux sociaux en échangeant des messages via Whatsapp ou Telegram, ou bien en répondant à des annonces diffusées sur Facebook… C’est relativement facile et le journaliste russe Alexander Litoy l’a fait, puis a interviewé ses “co-auteurs” – ceux qui avaient acheté une place d’auteurs sur le même article que lui. Savoir pourquoi les chercheurs ont recours à des paper mills est une vraie question de recherche. Notre hypothèse est celle du publish or perish : ils en ont besoin pour obtenir leur doctorat, un poste ou une promotion. Ces achats sont d’ailleurs parfois financés par des appels à projet remportés en toute légalité.
S’ils sont de mauvaise qualité, voire frauduleux, comment ces articles passent-ils le filtre du peer review ?
Nous avons identifié plusieurs méthodes. La première consiste à corrompre l’éditeur et lui demander d’accepter l’article puis de changer les auteurs quelques jours avant la publication – des lettres parfois rendues publiques en attestent. La seconde est de soumettre les articles à des special issues [nous vous en parlions dans le cas de MDPI, d’autres le font également, NDLR] dirigées par des éditeurs invités qui sont souvent de mèche avec les paper mills. La dernière méthode est de passer par de faux reviewers qui produisent des rapports positifs. En effet, beaucoup de revues invitent les auteurs à recommander de potentiels reviewers et les éditeurs ont tellement de mal à trouver des chercheurs qui acceptent de relire les manuscrits soumis qu’ils font appel à ces reviewers suggérés, qui sont, dans le cas des paper mills, de mèche avec eux. En tant que chercheuse sollicitée pour du peer review, je peux comprendre les difficultés des éditeurs : j’ai actuellement cinq articles à reviewer et je suis obligée d’en refuser de plus en plus fréquemment.
« En 2011, j’ai découvert qu’un de mes articles avait été plagié (…), c’était pour moi un scandale »
Anna Abalkina
Comment combattre ces paper mills s’ils agissent légalement ?
Il est souvent très difficile de prouver que ces entreprises sont en tort car beaucoup de pays ne possèdent pas de législation sur la fraude scientifique. Il s’agit d’être inventif et de trouver des lois qui peuvent s’appliquer. Par exemple, la maison d’édition prédatrice OMICS a été poursuivie aux États-Unis puis condamnée en 2019 à payer 50 millions de dollars pour pratiques commerciales trompeuses [malgré les promesses faites sur le site web, les manuscrits étaient publiés avec peu ou pas de peer review, sans archivage ni indexation dans les bases de données, avait montré un journaliste de Science, NDLR]. Concernant les paper mills, une action en justice est en cours contre l’entreprise russe International Publisher. Celle-ci aurait mis en ligne sur son site plus de 80 000 abstracts de vrais articles déjà publiés ailleurs pour brouiller les pistes. Il s’agirait d’usurpations d’identité qui pourraient nuire à la réputation de chercheurs tout à fait légitimes. Certains d’entre eux ont porté plainte. Reste à voir si la justice russe réagira.
Vous traquez également les revues “détournées” (hijacked journals en anglais). Qu’est-ce ?
Les revues détournées sont des arnaques en ligne qui utilisent le nom de revues authentiques pour prétendre qu’elles le sont et faire payer des frais de publication aux auteurs. Plus de 320 ont été identifiées depuis 2020, que j’ai regroupées depuis mai 2022 dans une liste mise en ligne par Retraction Watch et certaines copient des revues de grandes maisons d’éditions comme Elsevier ou Springer Nature avec des sites web présentant le même design. Ces revues détournées collaborent avec les paper mills : ils échangent leur réseau de clients et peuvent leur proposer des offres spéciales pour publier en gros 10, 20 ou même 100 articles. Or ces derniers ne sont pas passés à travers l’étape de peer review, affichent de faux auteurs et se retrouvent pourtant indexés par Google Scholar et cités dans la littérature scientifique – en 2022 nous en avions identifiés plus de 800 – parfois dans des revues prestigieuses. C’est très problématique.
« Lorsque l’affaire a été révélée, plusieurs personnes ont été démises de leurs fonctions »
Anna Abalkina
Comment avez-vous plongé dans ces sujets ?
En 2011, j’ai découvert qu’un de mes articles avait été plagié dans une thèse et la revue dans laquelle elle était publiée ne voulait pas la rétracter, c’était pour moi un scandale. Ce n’est qu’ensuite que j’ai réalisé avec d’autres collègues l’ampleur du phénomène : des centaines de thèses et d’articles étaient des plagiats. Suite à nos interpellations et à nos nombreux rapports [Anna Abalkina a participé activement au projet Dissernet, lancé en 2013, NDLR], les diplômes frauduleux ont été retirés mais nous avions compris qu’il s’agit de toute une organisation, une sorte de dissertation mill. Par exemple, certains professeurs avaient supervisé des dizaines de thèses plagiaires ou étaient dans le comité éditorial des revues qui les publiaient. D’autres encore occupaient des fonctions haut placées en Russie, à la tête de la commission de validation des thèses ou au ministère. Lorsque l’affaire a été révélée, plusieurs personnes ont été démises de leurs fonctions. Cela a donc été un succès.
Avez-vous été inquiétée ou subi des menaces ?
Pas directement mais on a essayé de me décourager. Alors que j’enquêtais sur des thèses plagiées dans une université russe, la personne chargée des ressources humaines m’a conseillé de me concentrer sur ma grossesse car j’étais enceinte à ce moment-là. Une autre personne qui m’avait entendu poser des questions sur un des professeurs impliqués m’a clairement recommandé de ne pas creuser plus le sujet. Je ne les ai pas écoutés et quelques jours avant la naissance de mon enfant, j’ai écrit un long article décrivant les fraudes. Le professeur dont je dénonçais les pratiques, et qui était encore sur sa période de probation, a été écarté. Finalement, j’ai quitté la Russie en 2011 lorsque Poutine a déclaré se représenter à la présidence. Une grande vague d’émigration a eu lieu à ce moment-là.
« Il ne s’agit pas d’uniquement détecter les fraudes mais de déterminer l’ampleur exacte du phénomène »
Anna Abalkina
Vous faites partie des dix personnalités qui ont marqué la science en 2024 selon Nature. Qu’est-ce que cela représente pour vous ?
Je suis honorée d’être dans cette liste et heureuse de voir mon travail récompensé. Ces recherches autour des fraudes dans la littérature scientifique méritent d’être reconnues et de nombreuses questions restent ouvertes. Nous appelons à plus de recherches sur le sujet. Il ne s’agit pas d’uniquement détecter les fraudes mais de déterminer l’ampleur exacte du phénomène, de comprendre comment les paper mills opèrent, à quel point les chercheurs en sont conscients et quelles sont les conséquences sur la science et le monde académique. L’enjeu est que la communauté scientifique puisse continuer à travailler dans de bonnes conditions.