Michelle Bergadàa : « Les chartes ne servent qu’à rassurer ceux qui sont déjà intègres »

— Le 18 mars 2021

La chercheuse canado-suisso-française Michelle Bergadàa, spécialiste de l’intégrité, dirige l’Institut de Recherche et d’Action sur la Fraude et le Plagiat Académiques (IRAFPA).

A-t-on une idée de l’ampleur des fraudes scientifiques et du plagiat ?

C’est beaucoup plus qu’on ne le croit et c’est éminemment variable. Cela va de pratiques très ciblées et circonscrites jusqu’à des situations plus complexes qui mêlent invitation d’auteurs sur des articles, thèses soutenues devant des jurys de complaisance ou endocitation (citations circulaires)… A l’IRAFPA, nous ne faisons de la médiation que sur des faits très précis. Un cas peut être plus ou moins grave, un individu peut être plus ou moins manipulateur mais, s’il a le support d’un réseau, cela peut impacter les dispositifs de publication de nos journaux scientifiques. Et une personne qui n’est pas intègre va également divulguer de la fausse connaissance sans états d’âme.

Certaines disciplines sont-elles plus touchées que d’autres ?

Toutes les disciplines sont touchées mais la fraude y prend des formes différentes. En histoire ou en littérature, vous verrez du plagiat, du vol d’idée ou de concept. En mathématiques, vous constaterez de fausses démonstrations. En physique, ce sera de la fraude aux résultats. En sociologie, des chercheurs “quantitatifs” présenteront de faux positifs sur des échantillons, alors que des chercheurs “qualitatifs” inventeront des verbatims ou des entretiens.

Quelle est votre action à l’IRAFPA ?

Nous n’intervenons que sur des dossiers – qui font parfois 300 pages – en collectant des preuves solides, factuelles. Nous sommes devenus une sorte de remède à l’omerta. Puis nous écrivons aux instances concernées par ces actes de délinquance de la connaissance : président d’université, directeur de laboratoire, rédacteur en chef de revue… Devant les preuves, ils sont obligés d’agir. Mais on ne peut pas tout régler, notamment les problèmes de déontologie ou de mésententes entre personnes, par exemple.

Justement, doit-on parler de déontologie en recherche ?

C’est un concept français car les anglophones n’ont qu’un seul mot « ethics » pour désigner la morale, la déontologie et l’éthique, alors que le français nous permet de les distinguer. Les entorses à la déontologie consistent en de mauvaises pratiques, comme inviter un auteur sur un papier pour se faire inviter le coup d’après. Une faute éthique serait par exemple de contrevenir aux dispositifs légaux du droit d’auteur.

Comment expliquer ce genre de comportement de délinquance académique ?

Il y a une violence symbolique [concept introduit par les sociologues Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, NDLR] dans notre monde académique qui fait que les personnes en début de carrière se retrouvent vite associées à un réseau de personnes qui se protègent mutuellement. Les nominations dans les comités au CNU sont des luttes de pouvoir qui n’ont souvent rien de scientifique. Parfois, les enjeux deviennent tellement politiques qu’ils conduisent à la nomination de personnes qui n’ont pas les compétences requises.

Que peut-on faire lorsqu’on assiste à des manquements ? 

Les meilleurs conseils sont les suivants : garder son calme, prendre son mal en patience et accumuler les preuves en restant factuel. Et surtout ne pas en parler au tout venant ! Ce genre de comportement n’est jamais isolé. Dans tous les cas que nous avons analysés à l’IRAFPA, l’ensemble de la carrière est impactée. Ceux qui sont manipulateurs au quotidien le sont également dans leurs travaux. Un exemple connu est la vice-présidente recherche de Grenoble, qui avait plagié nombre de ses écrits.

Le serment pour les docteurs, vous y croyez ?

Un serment d’Hippocrate pour les chercheurs, pourquoi pas, il faut bien commencer par quelque chose. Mais quand je me souviens des mauvais comportements que j’observais lorsque j’étais moi-même en thèse, j’aurais préféré que ces personnes prêtent également serment ! Je crois beaucoup plus à la déontologie qui, étymologiquement, vient de discours et de devoir. Il faut que les chercheurs en discutent et non qu’on leur impose un serment abstrait. La déontologie évolue avec les pratiques, c’est par le débat que les valeurs peuvent se transmettre, pas dans l’absolu, pas dans des règlements imposés par la hiérarchie.

Donc les chartes d’intégrité, ce n’est pas utile d’après vous ?

Si la déontologie ne suit pas, non. C’est comme si vous faisiez un code de la route avec des limites de vitesse sans radar et sans police en espérant que les conducteurs seront gentils. Les chartes ne servent qu’à rassurer ceux qui sont intègres et au mieux à coincer les « grands bandits » mais ne changent pas les pratiques : le manque d’intégrité se niche dans les petites négligences du quotidien.

Alors comment fait-on la police ?

Il faudrait déjà s’accorder sur des règles au quotidien. Et elles peuvent être différentes selon que l’on soit en littérature ou en physique. Un tel code de déontologie doit surtout émerger d’un débat démocratique entre chercheurs. Ils pourraient ainsi édicter leurs propres règles et les afficher à l’entrée de chaque laboratoire.

Avez-vous un exemple dans lequel un code de déontologie aurait été utile aux chercheurs ?

Au Canada, un doctorant a été retoqué par le comité d’éthique de son établissement auprès duquel il avait déposé plainte. Il avait publié un article avec son directeur de thèse et un autre chercheur invité et ce dernier avait, trois ans après, traduit l’article en espagnol et publié le texte sans prévenir les autres auteurs. Lorsque nous l’avons contacté, son argument était « dans notre discipline, nous fonctionnons comme ça »… et il avait réussi à en convaincre le comité d’éthique ! Les règles du jeu n’étaient pas clarifiées dès le départ : s’ils avaient eu un code de déontologie propre à leur labo, ils auraient pu s’en servir comme base d’argumentation.

Dans votre livre Le temps entre science et création (Ed. EMS) paru en 2020, vous parlez de former des « champions de l’intégrité ». Où ça en est ? 

On sait former les jeunes chercheurs à devenir intègre et beaucoup aspirent à l’être. L’IRAFPA se consacre prioritairement aux « sages de l’intégrité » qui sont des référents, directeurs d’écoles doctorales, parfois des bibliothécaires en contact direct avec des problèmes d’intégrité et qui ne sont pas outillés. Nous leur apportons les bases légales, le nombre de cas, la connaissance des spécificités des disciplines et des médiations. Des écoles d’été sont organisées par l’IRAFPA pour leur renforcer les c ompétences dont ils ont besoin.

Un organisme national et indépendant serait-il pertinent selon vous ?

Un organe central, je n’y crois pas. C’est typiquement français – sans vouloir vous critiquer. Nous en traitons dans un chapitre de notre livre à venir, Urgence de l’intégrité académique, auquel quatre juristes ont participé. Le problème principal est la longueur des procédures – jusqu’à six ans pour les procédures juridiques. Imaginez qu’un article frauduleux soit publié dans Nature ou The Lancet en 2020. Le temps qu’on s’aperçoive que les données ont été manipulées et que l’article soit retiré, nous sommes en 2026. Pendant ce temps-là, l’idée fausse s’est propagée.

Quelle serait la solution la plus rapide alors ?

Tant que les présidents d’universités ne seront pas tenus responsables, tant qu’on ne leur coupera pas les financements, rien ne se passera. Au Luxembourg, une commission permanente dépendant du FNR [Fonds National de la Recherche, NDLR] que je présidais avait été mise en place : nous enquêtions sur tous les cas où des manquements à l’intégrité étaient allégués. Au fil des années, la commission a eu à traiter des dossiers de différents degrés de gravité, allant du non référencement de citations jusqu’à un cas de falsification de données. Nous écrivions au président de l’université pour demander des explications sur le comportement d’un chercheur. Ça fonctionnait parce que le FNR détenait les cordons de la bourse.

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