Anatomie de scientifiques en rébellion

Des militants en blouse blanche qui se collent à la glu les mains au sol pour bloquer une route, revendiquant d’urgence des actions pour le climat ? Ce sont peut-être vos collègues, participant à un mouvement qui monte depuis quelques années.

— Le 21 octobre 2022

Quatre chercheuses et chercheurs français sont à Berlin cette semaine. Pas pour une conférence mais pour désobéir. Élodie Vercken, écologue à l’Inrae que nous avions interviewée en mars dernier, en fait partie. Ils y rejoignent une cinquantaine de scientifiques du monde entier venus protester contre l’inaction climatique à quelques semaines de la COP27 qui se tiendra en Égypte. Rester sous la barre des 1,5°C de réchauffement global ne semble pour beaucoup plus atteignable, les scientifiques appellent donc à entrer dans l’âge des conséquences. Dimanche 16 octobre au soir, des activistes en blouse blanche ont perturbé le sommet de l’OMS (Organisation Mondiale pour la Santé) et ce lundi, d’autres se sont introduits au sein du ministère des Finances pour déployer une banderole dénonçant les conséquences meurtrières de la dette des pays du Sud. 

« Je ne veux pas dire plus tard à mes enfants que je savais et que je n’ai rien fait  »

Marie P.*

À Berlin, Marie P.* participe pour la première fois à des actions de désobéissance civile. Post-doctorante en océanographie et détentrice d’une bourse prestigieuse, elle a fait 20 heures de bus depuis le Sud de la France avec trois collègues. Le sentiment d’urgence la pousse à agir : « Depuis quinze ans, les océanographes accumulent chaque jour des données sur le changement climatique et rien ne bouge. Je ne veux pas dire plus tard à mes enfants que je savais et que je n’ai rien fait », explique-t-elle. Encore peu formée à la désobéissance civile, la jeune chercheuse a participé à ses premières actions “en soutien” – c’est-à-dire prenant un risque faible, principalement tenir des banderoles et crier des slogans. Lundi 17 octobre au soir, les quatre scientifiques français s’apprêtaient à rejoindre “le point de contact” où seront données les informations pour le lendemain – au dernier moment pour éviter les fuites, évidemment. Les organisateurs ont également mis en place un “lieu régénératif” permettant aux activistes de se “ressourcer”après des actions qui peuvent être intenses et difficiles à gérer émotionnellement : « En tant que scientifique, on n’est pas habitué à sortir de notre zone de confort », témoigne l’océanographe.

« Parfois, il faut sortir le gros klaxon »

Julia Steinberger

Si Marie P.* est novice, d’autres sont beaucoup plus aguerris. Le 11 octobre dernier, Julia Steinberger se faisait arrêter à Berne après avoir bloqué une route. « Rester assise pendant une demi-heure aurait pu être reposant si je n’avais pas eu un camion qui faisait vrombir son moteur devant mon nez. J’étais soulagée lorsque la police est arrivée ! », raconte-t-elle. Pour la chercheuse en économie écologique à l’université de Lausanne – au passage fille du prix Nobel de physique Jack Steinberger –, militante et activiste depuis son adolescence, s’engager fait partie de la vie. La désobéissance civile reste pour elle un outil « ni plus agréable, ni plus pratique » mais le dernier recours quand tout a échoué : « Parfois, il faut sortir le gros klaxon », dit-elle, l’œil espiègle malgré une bonne dose de fatigue. En plus du reste – encadrer ses quatre doctorants, bloquer des routes et gérer sa vie de famille – la chercheuse a donné des conférences publiques en soirée cette semaine : « Ce n’est pas parce que le dialogue politique ou la communication scientifique n’ont pas fonctionné qu’il faut les abandonner », explique-t-elle.

« Nous avons tous quelque chose à dire en tant que scientifique, même si l’on n’est pas climatologue »

Kevin Jean

L’urgence de la situation et le contexte social poussent de plus en plus de chercheurs à revoir la méthode. Pour un certain nombre d’entre eux aujourd’hui engagés dans le mouvement Scientifiques en Rébellion, le tournant a eu lieu 2018, avec la sortie du rapport spécial sur les conséquences d’un réchauffement planétaire de 1,5°C par le GIEC et le mouvement climat qui a suivi. « Les jeunes nous disaient qu’ils étaient prêts à sortir de leur zone de confort. Je me suis donc demandé : “Et qu’est-ce que je fais, moi ?” », se remémore Xavier Capet. Pour cet océanographe, se lancer dans la désobéissance civile a été une réponse. Dans les communautés scientifiques, les débats autour de la responsabilité des chercheurs et de l’exemplarité dans leurs pratiques sous le prisme écologique donnent à ce moment-là naissance au collectif Labos1point5. C’est en son sein qu’un petit noyau cogite déjà au sujet des moyens d’actions, dont Kevin Jean, alors président de l’association Sciences Citoyennes : « Nous avons tous quelque chose à dire en tant que scientifique, même si l’on n’est pas climatologue », clame le maître de conférences en épidémiologie, avant d’expliquer : « Tout chercheur est à même de jauger de la force du consensus scientifique. De plus, la transition écologique concerne tous les domaines ».

« J’ai réalisé que ce que je faisais était bien insuffisant devant l’ampleur du problème global »

Isabelle Goldringer

C’est exactement ce qu’a réalisé Isabelle Goldringer il y a quelques années. Directrice de recherche à l’Inrae, elle travaille quotidiennement avec des agriculteurs qui veulent faire évoluer leurs pratiques. « Ma recherche en agroécologie me va bien. À ma petite échelle, j’ai l’impression d’apporter ma pierre à l’édifice pour faire bouger les choses dans une direction que j’estime souhaitable », raconte-t-elle. Mais tout s’effondre pour elle en 2018 à la lecture du livre de Pablo Servigne et Raphaël Stevens : « J’ai réalisé que tous les enjeux exposés dans les différents domaines étaient connectés et que ce que je faisais était bien insuffisant devant l’ampleur du problème global ». Isabelle Goldringer commence donc à s’intéresser aux mouvements comme Extinction Rebellion sans oser sauter le pas. 

« Quand on m’a proposé de venir à l’action, j’ai su qu’il fallait que je le fasse en tant que chercheur »

Xavier Capet

En 2019 plusieurs scientifiques commencent à participer à des actions en tant que citoyens puis en tant que scientifiques, sans que la frontière entre les deux soit nette. En avril 2019 lorsque plus de 2 000 militants climat bloquent la Défense, les chercheurs Kevin Jean et Xavier Capet en sont. « J’ai passé toute la journée dans la tour Total. En croisant des journalistes, j’ai réalisé que si je l’avais fait en tant que scientifique, le poids aurait été beaucoup plus grand », raconte Xavier Capet. Cela aurait pu le freiner, pourtant, il saute le pas un an plus tard lors des actions contre l’extension de l’aéroport de Roissy Charles-de-Gaulle dans le nord de la région parisienne à l’automne 2020. « Cela faisait une année entière que je passais mes soirées à travailler sur le transport aérien et ses conséquences. Quand on m’a proposé de venir à l’action, j’ai su qu’il fallait que je le fasse en tant que chercheur », explique Xavier Capet – plus en détails ici sur son compte Twitter. Pendant que lui, l’astrophysicien Jérôme Guilet représentant Scientifiques en rébellion et d’autres militants faisaient irruption sur le tarmac, deux groupes d’une cinquantaine de personnes dont des scientifiques lançaient une action de communication à l’intérieur de l’aéroport. Ce jour-là, Isabelle Goldringer participait à sa première action.

« Beaucoup d’entre nous n’aiment pas la blouse blanche… on a fini par l’adopter »

Kevin Jean

Le collectif international Scientist Rebellion voit officiellement le jour en février 2020 avec la publication d’une tribune appelant à la rébellion et à la désobéissance civile recueillant plus de 1 000 signatures de chercheuses et chercheurs du monde entier. Un mois plus tard, trois chercheurs français passent à l’action, dont Kevin Jean. Après avoir pris la parole sur le climat et la biodiversité, les scientifiques brandissent les portraits d’Emmanuel Macron décrochés par des militants. Ils seront arrêtés et mis en garde à vue durant 24 heures. À l’époque, pas de blouse blanche : « Beaucoup d’entre nous n’aiment pas la blouse… on a fini par l’adopter car elle permet de nous identifier », explique Kevin Jean. Quelques jours après c’est le début du confinement, premier d’une série qui mettra entre parenthèses beaucoup de mouvements sociaux et marquera les scientifiques alertant sur les enjeux climatiques – comme l’analysait le sociologue Michel Dubois. « On a arrêté le monde pour un virus, mais la protection des écosystèmes nécessaires à notre survie n’est pas une priorité », se désespère Marie P.*. « Rien de comparable n’avait été obtenu sur le climat alors que les scientifiques alertent depuis 40 ans », déplore quant à lui Kevin Jean. 

« Il y avait beaucoup d’amour et de joie »

Manua

Le discours du Président de la République à l’été 2021 finira de convaincre l’agro-écologue Isabelle Goldringer : « Après avoir enchaîné les confinements, Emmanuel Macron annonçait avec France 2030 une relance de l’économie, notamment du secteur aéronautique, sans aucune contrainte écologique et sociale… Ce n’était pas possible ! » Elle révise donc ses priorités et décide de sortir – partiellement bien sûr – du petit milieu de chercheurs qu’elle connaît pour s’investir dans son territoire via la défense des terres agricoles menacées par l’urbanisation grandissante du plateau de Saclay – son labo a d’ailleurs perdu plusieurs 70 hectares de terrains d’expérimentation au gré des déménagements. Isabelle Goldringer participe à la vie du camp de Zaclay, presque une Zone à défendre (ZAD), installée à quelques encablures du CEA par des militants de tous horizons qui ponctuent la vie du cluster scientifique par des actions de désobéissance civile – relire notre article. Pendant ce temps-là, Scientifiques en Rébellion se structure lentement.

À l’automne 2021 le mouvement se réveille pour la COP26, organisant sa première action d’ampleur internationale. Le 6 novembre 2021 des scientifiques en blouse blanche s’enchaînent sur un pont de la ville et le bloquent durant plusieurs heures, aboutissant à l’arrestation de 21 d’entre eux. Manua, coordinateur de Scientist Rebellion en France, y était : « Il y avait beaucoup d’amour et de joie », raconte cet homme qui travaille à la frontière entre l’art et la science, également militant au sein d’Extinction Rebellion. Ces émotions ont voyagé outre-Manche jusqu’aux chercheurs français, comme en témoignait l‘écologue Élodie Vercken

« J’ai une certaine légitimité car je sais comment la science fonctionne, mais je ne suis pas du tout climatologue »

Alice Meunier

En avril 2022, les scientifiques rebelles remettent le couvert et c’est un climatologue américain qui ouvre le bal en Californie. Peter Kalmus et trois autres scientifiques s’enchaînent aux portes de la banque JP Morgan Chase pour protester contre les investissements dans les énergies fossiles. Ils seront bien évidemment arrêtés – le symbole du scientifique avec les menottes fait partie de la stratégie de communication – et Peter Kalmus signera une tribune dans The Guardian en jouant à fond sur cette carte : « Climate scientists are desperate: we’re crying, begging and getting arrested ».

La première action de Scientifiques en Rebellion en France a eu lieu quelques jours plus tard : « Ça n’avait rien à voir avec les actions que j’avais vu faire dans le passé : il ne s’agissait que de scientifiques, accompagnés de quelques militants », témoigne Xavier Capet. Entre 20 et 30 scientifiques entrent un samedi après-midi d’avril dans la galerie de paléontologie du Muséum national d’histoire naturelle à Paris et refusent de quitter les lieux au moment de la fermeture. En blouse blanche, certains s’enchaînent sous le grand squelette de mammouth. Dans ce lieu hautement symbolique, des chercheurs alertent sur l’urgence écologique. Parmi eux, Isabelle Goldringer entame une conférence sur les liens entre agriculture et changement climatique. L’impact médiatique reste cependant limité.

Combien de scientifiques le mouvement compte-t-il en son sein aujourd’hui ? Difficile à dire, sachant qu’il ne s’agit pas d’une association où l’on prend son bulletin d’adhésion mais d’un collectif avec par essence des contours flous. Seule indication quantitative, 850 signataires de la tribune auraient demandé à être tenus au courant des actions.

« La perspective d’une garde à vue est insignifiante mise en parallèle avec les conséquences du changement climatique sur le monde »

Xavier Capet

En ce mois d’octobre, des actions souvent plus douces ont été organisées le weekend dernier par des groupes locaux à Paris, Toulouse, Nice ou Montpellier, pour accompagner les collègues en Allemagne. Alice Meunier a saisi cette occasion pour rejoindre le mouvement, non sans beaucoup d’interrogations : « J’ai une certaine légitimité car je sais comment la science fonctionne, mais je ne suis pas du tout climatologue. Et j’ai du mal avec les actions physiques. » Mais face aux conséquences des pollutions sur l’Homme et la biodiversité qu’elle observe, la chercheuse en biologie cellulaire ne comprend pas que les chercheurs fassent encore l’autruche : « Alors que les causes sont connues, les yeux dans le microscope, les chercheurs continuent à étudier les mécanismes de phénomènes qui ne cessent d’augmenter… On devrait être dans la rue ! » Après avoir suivi un atelier sur la désobéissance civile en août dernier, elle et d’autres chercheurs dont Kevin Jean ou Isabelle Goldringer ont fait irruption à la Fête de la science samedi dernier à Jussieu, arborant blouse blanche et banderoles. Les réactions étaient plutôt mitigées : « Le mot “rébellion” effraie et certains sceptiques nous ont interpellés sur la soupe de tomate jetée sur un tableau de Van Gogh ». Vous aussi, ça vous a choqué ? Pourtant les tableaux sont sous vitre.

« Si jamais un jour je me fais arrêter pour ça, j’arriverai à l’expliquer à mes enfants »

Alice Meunier

S’attaquant à un symbole, celui d’un pays riche qui carbure au charbon et aux grosses voitures, les scientifiques en rébellion continuent les actions à Berlin depuis nos interviews. « Cette fois-ci nous avons pris plus de risques ! », nous écrivait Marie P.* mardi 18 octobre. Pendant que certains scientifiques bloquaient la route, d’autres ont aspergé le bâtiment de faux sang ou se sont “glués” sur le sol, bloquant l’entrée du ministère des Transports allemand pour réclamer la décarbonation du secteur. Arrêtés par la police, ils ont été relâchés au bout de deux heures. Mercredi 19 au soir neuf activistes se sont introduits dans le musée Porsche, réclamant une limite de vitesse abaissée à 100 km/h sur les routes allemandes. Les organisateurs veulent maintenir la pression jusqu’à la COP27 en novembre, avec des actions de plus en plus risquées, emportant probablement quelques chercheurs en prison. Pour beaucoup de rebelles restés en France, ce sont des contraintes familiales qui les ont empêchés de partir – pratiquement tous les chercheurs interrogés pour cet article sont parents – et en aucun cas la peur de se retrouver derrière les verrous. Pour Xavier Capet, « la perspective d’une garde à vue est insignifiante mise en parallèle avec les conséquences du changement climatique sur le monde ». Quant à Julia Steinberger, son unique peur est celle de se réveiller dans cinq ans et « de réaliser que je n’ai pas fait assez ». Alice Meunier ne sait pas si elle arrivera à s’exposer physiquement mais elle n’a aucune inquiétude sur sa justification : « Si jamais un jour je me fais arrêter pour ça, j’arriverai à l’expliquer à mes enfants ».

Fin du premier épisode, la suite est à lire ici : La neutralité scientifique percutée par la crise climatique

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