Antoine Petit : « Le milieu de la recherche est inégalitaire »

— Le 24 janvier 2020
Antoine Petit, PDG du CNRS, a choisi TMN pour parler de la future loi de programmation, du système de recherche, de la parité… et de Darwin, bien sûr. Interview.

Dans la tribune des Echos parue en novembre dernier, vous plaidez pour une réforme darwinienne, d’une part, mais surtout inégalitaire. Qu’est-ce qu’une réforme inégalitaire ?


J’ai indiqué le soir des 80 ans du CNRS devant Emmanuel Macron que la réforme devait être inégalitaire ou « différenciante », si l’on devait faire dans le politiquement correct [Si vous voulez réécouter, c’est par ici, NDLR]. Pour moi, le milieu de la recherche est par nature inégalitaire, comme le sont tous les milieux de haut niveau : le sport est inégalitaire, la grande cuisine est inégalitaire, le cinéma aussi. En recherche, on passe notre temps à créer des inégalités : entre les gens pris au CNRS et ceux qui ne le sont pas, entre les directeurs de recherche et ceux qui ne le sont pas, etc. Je ne pensais pas que cela allait perturber les gens à ce point-là : je voulais simplement dire qu’on ne pouvait pas avoir une loi qui consisterait à avoir 100 et à donner 1 à chacun. La loi devait assumer que certaines disciplines ont besoin de plus de moyens que d’autres, qu’il y a des champs où il faut moins investir, que des gens sont plus performants que d’autres, etc. Ce sur quoi tout le monde est d’accord… mais il ne faut pas le dire. Je n’ai notamment pas entendu grand monde remettre en cause l’existence de l’Agence nationale de la recherche (ANR), qui crée des inégalités de fait : soit vous êtes pris, soit vous ne l’êtes pas. Nous avons en 2019 proposé que les taux de succès aux appels à projet soient portés à 30% ou 40%, cela crée également des inégalités. Autre exemple : le classement de Shanghai, qui traumatise totalement les universités. C’est donc une fausse polémique comme on les adore ; le milieu de la recherche veut se croire égalitaire alors qu’il est tout sauf égalitaire, en commençant par la base : quand on soumet un papier, il peut être rejeté. C’est le quotidien des chercheurs. Mais le fait de le dire a perturbé un certain nombre de gens, y compris parmi des normaliens, des gens en poste à l’institut universitaire de France ou même, c’est d’ailleurs drôle, au Collège de France. Le système de la recherche n’est pas égalitaire, ça n’a pas de sens. M’accuser de darwinisme social est très facile mais ce n’est que de la rhétorique .

A défaut de viser l’égalité, le système pourrait au moins essayer de combler les inégalités, non ?

Je ne suis pas sûr. Le système doit viser à renforcer sa performance. Je vais prendre un exemple sur un sujet qui m’est cher : les conditions d’accueil des chargés de recherche au CNRS. On a réussi à faire un package moyen de 10 000 euros par personne. Dans certaines disciplines, c’est trop, dans d’autres au contraire, ce n’est pas assez. Ce ne serait pas absurde de différencier les taux en fonction de la discipline, de la séniorité… Voilà des inégalités. Je trouve cette polémique absurde encore une fois.

Revenons maintenant sur le terme « darwinien » et les réactions qu’il a suscité. De quel darwinisme parliez-vous ?


Il y a un terrain sur lequel je n’irai pas, c’est le glissement sémantique vers le darwinisme social. C’est comme si j’étais accusé de racisme, je répondrais simplement « non » sans me justifier plus. Intellectuellement, m’accuser de darwinisme social et, par rebond, d’être un affreux jojo est très facile mais ce n’est que de la rhétorique comme savent le faire certaines disciplines scientifiques, même si je concède volontiers que ce n’est pas le terme le plus pertinent que j’aurais pu utiliser. Ce mot darwinien, que vous avez utilisé vous-même pour votre média [TheMetaNews, c’est Darwin-win, NDLR], je suis sûr qu’on aurait pu vous reprocher de ne pas l’avoir utilisé à bon escient. L’acceptation du mot n’est pas la même pour le commun des mortels et j’avais cru préciser les choses en ajoutant « une loi qui encourage les scientifiques, équipes, laboratoires, établissements les plus performants à l’échelle internationale », il serait bon de ne pas l’oublier. Si on demande de l’argent au contribuable, il me semble normal et non choquant de lui garantir qu’il sera distribué de manière « ambitieuse et vertueuse ». Toute cette polémique est intracommunautaire, si vous sortez la tête de la communauté des chercheurs, personne ne sait de quoi il est question. 

Venons-en à la Loi de programmation. Au moment où l’éducation, la santé, la police réclament des moyens, pourquoi en donner à la recherche ?

Le problème numéro 1 de cette loi est de convaincre des non chercheurs d’investir dans la recherche. Quoi qu’on puisse en dire, nous sommes globalement tous d’accord entre nous sur ce qu’il faut faire. Reprenons les propositions de la pétition qui a rassemblé 15 000 signatures [Non à une loi inégalitaire, lancée par le chercheur François Massol, NDLR] : ce sont les mêmes que nous avons faites au sein des groupes de travail, à savoir des moyens et de la simplification. Les divergences surviennent sur des points de second ordre. Il s’agit avant tout d’un choix politique : il ne s’agit pas d’investir pour les chercheurs mais d’investir pour le pays. Les chercheurs ne demandent pas de l’argent pour eux mais parce que nous sommes convaincus que la France doit rester un grand pays et garder sa souveraineté. A quel niveau faut-il investir ? Comme l’a répété Emmanuel Macron, les 3% du PIB sont l’objectif, 1% pour le public – nous sommes actuellement à moins de 0,8% – et 2% pour le privé.

On fêtera cette année les 20 ans de la promesse des 3% recherche, quelle assurance avez-vous qu’elle sera tenue ?


La seule chose importante, ce sont les faits. Il est vrai que nous n’en avons pas jusqu’à présent, à ceci près que la ministre a annoncé hier lors de ses voeux [Le 21 janvier au soir, NDLR] que les jeunes chercheurs ou maîtres de conférence seraient payés deux fois le Smic. C’est tangible et ça nous laisse espérer que l’objectif de 1% sera atteint mais personne n’en a la moindre assurance, ne serait-ce que parce qu’en 2022, il y a des échéances présidentielles. Les promesses actuelles n’engagent pas celles du prochain président. C’est néanmoins la première fois depuis longtemps qu’on sent une volonté politique d’investir dans la recherche.

C’est le début du retour à la normale pour les jeunes chercheurs, chroniquement sous-payés en France ?


Je crois aux actes et pas aux discours, c’est pour cette raison que nous avons augmenté la rémunération des doctorants de 30% l’année dernière. Le CNRS n’a pas f ait de surenchère, comme cela a pu nous être reproché, il a tiré le système vers le haut. Mais le critère numéro 1, au-delà du salaire, est l’environnement de travail et le package d’accueil. Nous devons leur donner un package d’accueil de manière presque automatique pendant deux à trois ans pour qu’ils puissent ensuite candidater à des appels à projets français ou européens, c’est inscrit dans notre contrat d’objectifs et de performance. 

Rien d’inégalitaire dans cette démarche…


Elle pourra l’être. Parfois la seule façon de combattre des inégalités est d’en créer. Si on donne la même chose à tout le monde, dans la mesure où tout le monde ne part pas du même point, vous ne faites que renforcer les inégalités et pas les contrebalancer.



L’emploi à vie qu’offre la recherche publique est un facteur d’attractivité, réduire le nombre de permanents et multiplier les contrats précaires n’est-il donc pas contre-productif ?


C’est un vrai sujet de discussion et j’ai l’impression, au moins dans certaines disciplines, que c’est beaucoup moins vrai qu’avant. Le gens ont des parcours de mobilité plus forte : nos recrutements se font à 30% à l’étranger, ces recrues préfèreront souvent un CDI mieux payé qu’un statut de fonctionnaire. Le système de tenure track, fréquent ailleurs, ne les perturbe pas ; devenir fonctionnaire les attire moins que trouver un environnement scientifique de qualité. Le recrutement de chercheurs permanents est indispensable et la majorité des recrutements doit se faire ainsi, qu’il n’y ait pas d’ambiguïté dans mes propos, mais proposer pendant 5 ans un contrat est attractif parce qu’il permet d’avoir une perspective et de monter une activité de recherche.

Parlons des “tenure track” et des CDI de chantier, ces contrats ne
viennent-ils pas ajouter de la complexité à un système qui l’est déjà ?

Ce sont deux sujets différents. Proposer à certaines personnes en CDD renouvelables des CDI de chantier dans les EPST [Qu’est-ce qu’un EPST, NDLR], où ils peuvent être prolongés jusqu’à six ans, c’est un progrès par rapport à la situation actuelle. Si vous allez à la banque avec un CDI de chantier, vous aurez plus de facilité à obtenir un prêt par exemple. Cet outil est intéressant également pour des personnels d’appui à la recherche recrutés grâce à des projets européens, par exemple, qui mène à des situations absurdes et à des pertes de compétences quand la limite de six ans est atteinte. Les tenure track sont un autre sujet : ils n’existent pas actuellement en France, malgré les initiatives de certaines universités [notamment à Clermont-Ferrand, NDLR]. Ils doivent être complémentaires de ce qui existe actuellement. Nous avons proposé qu’un chercheur puisse commencer sa carrière avec un contrat comprenant une charge d’enseignement faible mais non nulle et qu’il ou elle puisse être ensuite titularisé dans une université, suite à un deal que nous aurions passé avec elle. La charge des jeunes maîtres de conférence est aujourd’hui beaucoup trop forte, c’était beaucoup plus facile il y a trente ans. Vous allez me dire que ça crée des inégalités, certes, mais la situation est telle que des chargés de recherche font zéro heure d’enseignement et les maîtres de conférence en font 192. L’idée est de laisser à ces derniers le temps de faire de la recherche et un peu d’enseignement et que le CNRS soutienne les universités dans cette démarche. J’espère que cette proposition sera retenue dans la loi.

Au-delà de cette mesure, au-delà des revalorisations accordées par Frédérique Vidal et de l’augmentation probable des budgets de l’ANR, qu’attendez-vous de la LPPR ?

Je sais ce que nous avons demandé, je ne sais pas ce que nous aurons. Nous avons besoin de moyens dans les organismes de recherche. Il faut être cohérent. Plus personne ne remet plus en cause notre existence, ce sont des combats d’un autre temps. Mais nous devons avoir les moyens de notre politique scientifique et cet argent ne peut pas venir uniquement des appels à projets français ou européens que les équipes vont chercher. 

La LPPR n’en prend pas le chemin !


Nous verrons. Nos demandes [les propositions du groupe de travail n°1 de préfiguration de la loi, NDLR] portaient sur des préciputs augmentés de façon conséquente au niveau de l’ANR ainsi qu’au niveau européen et une extension des principes des Carnot [Si vous voulez en savoir plus, NDLR]. Ce sont des mannes financières non négligeables qui remonteraient au niveau de l’établissement que nous redistribuerons de façon inégalitaire.

Le taux de 30% est actuellement évoqué pour ces “overhead”, est-ce suffisant ?


Nous avons chiffré ces augmentations pour l’ANR, de 550 millions à 2 milliards mais ce qui importe est que ces augmentations soient régulières. Si dès 2021 ou 2022, on atteint 1% du PIB consacré aux dépenses publiques de recherche, ce sera formidable mais personne n’y croit vraiment : y parvenir en cinq ans serait très bien.  

Pourquoi renforcer ce système d’appel à projet plutôt que de simplement augmenter les budgets des instituts et les dotations des labos ?

Ce n’est pas l’un ou l’autre mais l’un et l’autre. Il faut convaincre que nous avons besoin de financement et les gens qui nous en octroient doivent savoir la manière dont on les utilise. Le soutien aux laboratoires devrait être au moins doublé, c’est un vrai sujet, on a des difficultés à mener une politique scientifique. Il nous faut plus de doctorants, nous en avions recruté 200 en 2019, seulement 180 l’année prochaine ; il nous faut également plus d’ingénieurs ou revivifier l’accueil des chercheurs étrangers… Mais qu’une partie de ces sommes nous viennent directement, et l’autre par le biais des préciputs n’est pas absurde.

La LPPR marquerait également un retour à la notation des équipes de recherche. L’évaluation ne sert-elle pas juste à rassurer les financeurs ?

Pour les chercheurs, la question n’est pas d’être évalué mais d’être trop évalués, ils le sont en permanence : quand ils demandent une promotion, qu’ils soumettent un papier, etc. Il serait absurde de lier les moyens d’un laboratoire à sa note : imaginons qu’un laboratoire prioritaire pour le CNRS, travaillant sur un sujet essentiel, soit évalué “moyen moins” ou “moyen plus”, c’est peut être qu’il faut y mettre plus de moyens ! La question des notes est discutable mais il est impossible de se réfugier derrière pour décider. Nous augmentons la taille de nos laboratoires depuis quelques années avec des structures parfois fortes de 200 personnes. Les réduire à une note serait absurde. De plus les critères d’évaluation doivent être définis, non par le Hcéres [Haut Conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur, NDLR] mais par les tutelles du laboratoire. Certains laboratoires ne font pas d’innovation, d’autres sont au contraire proches des acteurs économiques, on ne peut pas en attendre la même chose. Que vous soyez sprinter, lanceur de poids ou sauteur en hauteur, la mesure de votre performance ne sera pas la même, c’est pareil. Aux tutelles de décider des critères, aux pairs ensuite de voir si ces critères sont remplis mais il ne peut y avoir d’automaticité entre la note et les moyens du laboratoire. Il serait absurde de lier les moyens d’un laboratoire à une note.

C’est pourtant ce qui est craint aujourd’hui…


On est les champions du monde de la crainte. Le pire est toujours possible, c’est sûr, mais je trouverais plus intéressant qu’on ait une discussion sereine sur le sujet. Ce que je viens d’exposer peut faire consensus. En simplifiant à outrance le problème, on se trompera tous. Y a-t-il un métier au monde où la qualité se résume à un nombre ? Même à la télévision la qualité ne se résume pas à l’audimat. Que dit l’audimat ? Si vous diffusez un match de foot ou Apostrophes, vos critères de succès ne seront pas les mêmes. La question de la note n’est pas fondamentale, elle ne doit être qu’un élément de la décision. Le danger est que des gens en position de décider se réfugient derrière. Cette évaluation doit en outre se faire au niveau international, c’est un grand enjeu.

Emmanuel Macron n’a pourtant pas dit autre chose le 26 novembre dernier en parlant de « bons », de « mauvais » et d’un système « mou », non ?

Que l’évaluation soit suivie d’effets c’est normal. Mais les effets ne peuvent pas être la conséquence directe d’une note, ce serait nier la politique scientifique d’un établissement.


A propos de la parité : les femmes sont encore sous-représentées chez les directeurs de recherche, notamment, comment allez-vous inverser la tendance ?


Nous avons déjà décidé en 2019 de promouvoir autant de femmes qu’il y en a dans le vivier de départ. Si par exemple il y a 35% de femmes dans un institut, nous en promouvons la même proportion aux postes de directeur de recherche. Nous l’avons fait dans tous les instituts. Cela a un vrai effet parce que l’autocensure féminine est plus importante que chez les hommes. La mesure n’a pas été facile à appliquer, y compris auprès de certaines femmes, opposées au système de quota parce qu’elles ont la crainte de ne pas être promues sur des critères uniquement scientifiques. Mais nous avons pris des mesures et nous continuerons.

Dernière question : est-ce qu’engager 10 directeurs de recherche « externes » au moment où le CNRS ne peut plus recruter que 250 chercheurs par an n’est pas un mauvais signal ?

Même dans une période difficile, on ne peut pas se recroqueviller sur soi-même. L’objectif est de recruter des gens qui ne sont pas déjà en poste dans l’Enseignement supérieur en France, de très bons éléments qui vont augmenter notre capacité à faire de la bonne recherche, quelque soit leur nationalité. Mettre les postes dans la commission interdisciplinaire 50 est un artifice technique, il s’agit de postes en réserve. Nous n’allons pas essayer d’attirer que des stars – je n’ai jamais utilisé ce terme pour les gens que nous allons recruter – mais nous essaierons d’adapter la rémunération à leur situation. Une fois ces dix personnes connues, nous discuterons des possibilités. Ce n’est d’ailleurs pas en proposant des postes de DR2 que nous attirerons des stars interplanétaires. On est actuellement en phase d’étude des dossiers : des gens de très bon niveau ont candidaté, c’est une bonne nouvelle pour le CNRS.

Photos : @sophiegaubert_photography

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