Cédric Villani : « Les questions qui m’ont le plus tourmenté sont toujours ouvertes »

— Le 3 septembre 2021
Avant la politique, Cédric Villani a d’abord été chercheur… enfin enseignant-chercheur, et cela fait une différence ! Retour sur une carrière de mathématicien qui n’est peut-être pas derrière lui.

Parlons de votre parcours de chercheur : peut-on dire que vous avez fait une carrière “express” ?

Ma carrière “rapide” est à remettre dans le contexte de mon domaine : en mathématiques, il y a des particularités, comme le rejet du recrutement local [relire notre numéro sur les mathématiciens, NDLR] ou les opportunités données aux jeunes. Je n’avais que 27 ans quand l’ENS Lyon m’a recruté… et je ne suis pas le dernier à avoir été recruté avant 30 ans ! Mais je n’ai pas été uniquement focalisé sur la recherche, les collègues m’ont tout de suite fait confiance pour prendre des responsabilités. J’ai été six ans président de la commission de spécialistes chargée des recrutements au sein de mon laboratoire, directeur adjoint du labo, j’ai siégé dans des conseils scientifiques et animé des groupes de travail et des conférences publiques. C’était aussi sous l’influence de cet environnement lyonnais que je me suis sérieusement investi dans la vulgarisation scientifique dès le milieu des années 2000 et que j’ai pris la direction de l’Institut Henri Poincaré à un âge où, d’habitude, on se concentre sur ses recherches.

On parle beaucoup d’attractivité de la recherche et de fuite des cerveaux au sujet des jeunes chercheurs. Mais de l’autre côté, on voit aussi beaucoup de précarité et de compétition dans l’accession aux postes. Où se situe le problème selon vous ?

Pendant longtemps j’ai pu dire qu’en France, des disciplines telles que les mathématiques, l’informatique ou la physique théorique étaient plutôt épargnées par la fuite des cerveaux. Ce n’est plus le cas. En effet, les grands acteurs privés internationaux de l’algorithmique, en premier lieu les GAFAM, recrutent beaucoup de jeunes chercheurs, de manière délocalisée – même à Paris dans leurs sièges français, même en province via le télétravail – en leur offrant de bons salaires et des conditions de travail incroyables [relire notre numéro sur l’IA et le langage]. Il faut donc renforcer l’attractivité des métiers de la recherche en revalorisant les salaires et en facilitant le travail des jeunes chercheurs, notamment dans le recrutement de collègues ou dans l’accès à des équipements performants. Les recrutements doivent continuer à se faire tôt – j’en ai moi-même bénéficié – et je pense que les postes de chargé de recherche au CNRS sont cruciaux car parfaitement adaptés aux jeunes chercheurs débutant leur carrière. 

Vous avez reçu la médaille Fields en 2010. En quoi a-t-elle constitué un tournant ?

Dès la réception de la médaille, on se voit invité de partout pour donner des séminaires et des conférences, pour toutes sortes de publics. On devient en quelque sorte l’ambassadeur de sa discipline. Cela peut être vu comme un frein à sa carrière, à cause de la baisse de la productivité qui l’accompagne lorsque l’on répond à toutes les sollicitations – ce que font tous les lauréats ou presque. Dans mon cas, cela a été d’autant plus vrai car j’ai pris mon rôle très à cœur. J’ai aussi siégé dans les conseils scientifiques d’entreprises comme Orange ou Atos et mis un pied dans le monde associatif ; je préside d’ailleurs toujours Musaïques, association engagée à l’interface entre art, technologie et handicap. J’ai aussi commencé à militer politiquement, dès 2010, dans les milieux du fédéralisme européen. 

A propos de politique, un amendement, finalement rejeté, que vous avez proposé pour la loi Recherche, visait à ce que les chercheurs enseignent également. Tous les chercheurs doivent-ils devenir enseignants chercheurs ?

Il est bon que les chercheurs enseignent aussi, ne serait-ce qu’à petites doses. Je l’ai expérimenté à titre personnel : certaines de mes actions de recherche ont été nourries de cours que j’ai donnés et certains de mes cours se sont nourris de mes recherches. J’ai toujours cru à l’importance de l’enseignement et je crois être le seul de toutes les médailles Fields françaises à ne pas être passé par la case CNRS [Nous n’avons que René Thom (médaillé Fields en 1958) également dans ce cas, NDLR]. En revanche, j’ai été lauréat de programmes de décharge d’enseignement, comme celui de l’IUF, qui est d’ailleurs une formule remarquable. Soyons clairs, sans l’IUF je n’aurais jamais eu la médaille Fields ! D’ailleurs j’ai agi avec la plus grande énergie pour que la loi prévoit une forte augmentation du nombre de postes d’IUF. Pour en revenir à l’amendement que vous évoquez, il recherchait un certain équilibre : des postes de chercheurs avec une petite charge d’enseignement et des postes d’enseignants chercheurs avec des décharges, en particulier pour les maîtres de conférence en début de carrière. 

Enseigner se fait-il donc au détriment de la recherche ?

L’enseignement nourrit la recherche : les deux sont nécessaires. Mais seulement tant que les volumes horaires d’enseignement ne sont pas écrasants ! Pour ma part je suis conscient d’avoir pu enseigner dans des conditions privilégiées. Il faut tenir compte de la pyramide des âges et permettre aux nouveaux enseignants-chercheurs de moins enseigner : c’est une période très exigeante où l’on doit faire ses preuves. Cette décharge d’enseignement ne doit pas être compensée exclusivement par les chercheurs, c’est un équilibre à trouver. Quel est cet équilibre, je ne peux pas vous le dire aujourd’hui.

Nous venons de publier deux numéros (à consulter ici et ) sur les chercheurs autistes. Le monde de la recherche est-il inclusif ?

Durant ma carrière en France ou à l’international, j’ai croisé un certain nombre de profils singuliers, soit au plan cognitif, soit au plan sensoriel. À Lyon, un de mes collègues non-voyant a été directeur du labo : il s’inscrit dans une tradition de grands chercheurs non-voyants ou souffrants d’autres handicaps – Euler, Lefschetz, Morin… À Berkeley, j’ai connu Richard Borcherds qui a bien du mal à mener une conversation ou à savoir quand c’est son tour de parler au téléphone. On voit en quelques secondes que c’est un profil cognitif singulier. Cela ne l’empêche pas d’être un professeur épanoui qui a reçu la médaille Fields et qui est extrêmement respecté. La recherche est peut-être un des milieux qui accepte le plus la différence car on attache davantage d’importance aux idées : les travaux parlent pour eux. Ceci étant dit, il reste beaucoup de progrès à faire, notamment sur la sous-représentation des femmes, qui reste importante.

A quel niveau faut-il agir au sujet des femmes ?

On voit bien que les femmes en recherche progressent plus lentement dans leurs carrières. Il y a aussi une forte censure de la part de la société, voire d’autocensure de la part des jeunes femmes douées : le déterminisme pèse très fort sur les jeunes filles. La prise de conscience a eu lieu il y a bien longtemps déjà. On ne peut pas se contenter de l’égalité des chances, il faut activement pousser les jeunes filles vers des carrières scientifiques.

Et au sujet des personnes “racisées” ou issues de milieux sociaux défavorisés ?

En France, nous ne faisons pas de statistiques ethniques mais le relatif manque de diversité dans la recherche est une réalité. Je me souviens, lors de mes premiers cours aux États-Unis, j’avais été stupéfait par la diversité de l’audience – toute relative en fait, car la majorité des participants étaient des jeunes chercheurs immigrés, qui n’avaient pas suivi de cursus scolaire aux États-Unis. Nous pouvons faire beaucoup plus en France pour favoriser les cursus des jeunes chercheurs issus d’autres continents. Pendant des années j’ai plaidé la cause des étudiants sub-sahariens et recommandé que des filières leur soient réservées. Appelez cela de la discrimination positive si vous le souhaitez. De manière générale, la grande leçon est qu’il ne suffit pas de donner les mêmes conditions à tous pour faire bouger les lignes. J’ai conscience que la révision à la hausse des frais d’inscription pour les étudiants non-européens est un mauvais signal, malgré les possibilités de dérogation. Cette mesure a été décidée sans débat parlementaire et je suis favorable à ce qu’elle soit abandonnée si son impact s’avère négatif. 

L’OPECST, que vous présidez, aborde régulièrement les questions d’intégrité scientifique. Doit-on créer une police de la recherche ?

Il existe aujourd’hui des organisations comme Pubpeer, dont la violence envers les chercheurs a pu faire polémique. Ce que l’OPECST recommande dans son dernier rapport de mars [relire notre numéro sur le sujet], c’est que le réseau de référents intégrité scientifique soit réellement mis en place. Car aujourd’hui, il n’est que peu utilisé. Ce n’est pas dans la culture : bien trop souvent on préfère ne pas faire de vagues. Les rôles de ces référents seraient de prendre au sérieux les plaintes, de les rendre publiques le cas échéant.

Dernière question : vous considérez-vous toujours chercheur ?

Je ne pourrais plus dire quand exactement mon activité de recherche s’est mise en pause. Durant ma direction de l’Institut Poincaré, j’ai continué à donner des enseignements à l’Université Lyon 1, des cours doctoraux. Je comptais faire de même tout en siégeant à l’Assemblée mais cela s’est avéré impossible en pratique. J’ai donc renoncé à tout service et à mon salaire universitaire. Je conserve tout de même de forts liens avec le monde de la recherche : je discute souvent avec mon réseau d’anciens collègues et j’assiste régulièrement aux séminaires en ligne de l’Institute for Advanced Study – je donne encore des séminaires de recherche à l’occasion. Mon activité de recherche pourrait-elle reprendre un jour ? Pourquoi pas. Les questions qui m’ont le plus tourmenté sont toujours ouvertes.

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