Derrière les milliards de l’IA summit

Passées les annonces retentissantes lors du sommet sur l’IA, la concentration des technologies d’intelligence artificielle, largement aux mains de grands groupes, interroge.

— Le 14 février 2025

Personne ne se faisait d’illusion : le sommet pour l’action sur l’intelligence artificielle qui s’est tenu à Paris en ce mois de février 2025 était avant tout un exercice diplomatique – et commercial. Des dirigeants politiques du monde entier, parmi lesquels le premier ministre de l’Inde Narendra Modi, le chancelier allemand Olaf Scholz ou la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen, avaient fait le déplacement. Des hommes et femmes d’affaires, comme le PDG d’OpenAI Sam Altman, étaient également de la partie pour cette grande messe officiant au Grand Palais puis à la Station F les 10 et 11 février. Avec un suspense qui a plané jusqu’au mardi : invité, Elon Musk allait-il pointer le bout de son nez, comme l’écrivait avec humour Libération ? Il a préféré annoncer depuis Washington son intention de racheter OpenAI, ce qui n’a évidemment pas manqué d’alimenter les conversations aux cocktails. Au programme de ce sommet : présentations et ateliers le lundi, tandis que le mardi était consacré à une session plénière entre diplomates d’un côté et d’un Business Day à la Station F de l’autre – le second ayant bien plus attiré l’attention des médias.

« Il ne faut pas avoir peur (…) Les bombes nucléaires visent à raser des villes, l’IA vise à rendre les gens plus intelligents et le monde meilleur »

Yann Le Cun

Money money. Que serait un sommet international sans la signature d’accords commerciaux ? Le bal a été ouvert dès jeudi 6 février avec une annonce qui en a surpris plus d’un : la construction en France par les Émirats Arabes Unis d’un campus consacré à l’IA, doté d’un data center géant. Un investissement estimé entre 30 et 50 milliards d’euros. D’autres sont venus s’ajouter à la pile, en provenance de grands fonds d’investissement américains ou canadiens, comme Brookfield et son projet de data center à Cambrai pour 20 milliards, mais aussi d’entreprises françaises comme Mistral AI dont le co-fondateur et docteur – diplômé de Paris-Saclay – Arthur Mensch a annoncé la construction d’un centre de calcul en Essonne. Le Président de la République Emmanuel Macron pouvait donc sortir la calculatrice dimanche soir sur le plateau de France 2 : au total 109 milliards d’euros seront injectés par des entités privées dans les prochaines années. L’équivalent pour la France du projet Stargate, affirmait le Président, en référence aux 500 milliards de dollars annoncés par Donald Trump le 21 janvier.

« Plug, baby, plug ». Mais contrairement aux États-Unis où Trump veut forer à tout va, la France, avec ses centrales nucléaires, aurait de l’énergie à revendre : « L’électricité est là, il n’y a plus qu’à se brancher », déclarait Emmanuel Macron en clôture de la première journée du sommet ce lundi 10 février. Alors qu’Ursula von der Leyen annonçait le lendemain une initiative similaire au niveau européen – « InvestAI » visant à mobiliser 200 milliards d’euros d’investissements – l’objectif pour le Président français est bien de « positionner la France comme un leader mondial ». Attirer des centres de données et de calcul constitue donc une manière de rester dans la course à la puissance pour faire tourner des modèles de plus en plus gourmands. Une course pour l’instant largement dominée par les géants outre-Atlantique et contestée par la Chine avec son modèle censément plus frugal DeepSeek. En France, les start-up se développent doucement mais sûrement, menée par la “licorne” Mistral AI. Celles-ci peuvent notamment compter sur une des grandes fiertés nationales : le supercalculateur Jean Zay, opéré* par une unité CNRS, l’Idris, sur le plateau de Saclay.

« Come here to work, and stay. France is the place to shape the future of AI »

Philippe Baptiste

Sur le plateau. Et la recherche fondamentale dans tout ça ? Celle-ci bénéficie depuis 2018 d’une partie de la stratégie nationale pour l’intelligence artificielle, lancée suite à la mission Villani et qui y consacre 2,5 milliards d’euros octroyés par le plan France 2030 – finançant notamment le supercalculateur Jean Zay. 560 millions d’euros de financements publics avaient ensuite été injectés en 2022, notamment pour la formation, suivi de 360 millions d’euros annoncés par Emmanuel Macron en marge du sommet Vivatech en mai 2024. Au menu, le lancement d’un Programme et équipements prioritaires de recherche (PEPR) IA doté de 73 millions d’euros sur six ans ainsi que des « IA-clusters » : neuf « centres d’excellence » de recherche et en formation bénéficiant chacun d’environ 20 millions d’euros. À deux semaines du sommet le 24 janvier 2025, les ministres Élisabeth Borne, Philippe Baptiste (Recherche et Enseignement supérieur) et Clara Chappaz (Numérique) se sont rendus au centre Inria de Saclay pour une présentation en mode speed dating des projets – nous y étions. « L’idée est de faire simple et d’être attractif, donc je vous le demande : n’organisez pas d’appel à projets », avait plaidé Philippe Baptiste auprès des porteurs des IA-clusters certainement déjà convaincus. Mais pas de nouvelles annonces de financement à l’horizon.

Avertissement. La recherche était pourtant à l’honneur en amont du sommet lors des journées scientifiques organisées les 6 et 7 février par l’Institut Polytechnique de Paris. Social listening sur les réseaux sociaux pour étudier la propagation de fake news, analyse d’images satellites pour mesurer l’évolution de bidonvilles sur Terre ou repérer des planètes habitables à des années lumières… Nous avons pu écouter des chercheurs français et internationaux présenter comment ils appliquent l’IA à des domaines variés… et même pour évaluer la qualité des publications scientifiques, nous vous en reparlerons prochainement. L’IA pour un futur durable était le thème d’une des sessions et nous retiendrons l’éclairante présentation de Sasha Luccioni, responsable climat chez Hugging Face (entreprise franco-américaine proposant des bibliothèques open source pour l’IA), dont Les Échos dresse le portrait. De la consommation énergétique des modèles aux biais dans les données, la chercheuse a plaidé pour plus de transparence à tous les niveaux et mis en garde face à cette course effrénée : « Certains des plus gros dataset sont incorrects à 98% ».

« Seule la recherche publique peut mener des recherches qui ne sont pas monétisables »

Milind Tambe

On the floor. Prenant sa suite sur la scène du grand amphithéâtre Poincaré de l’X, le ministre de la Recherche Philippe Baptiste, anciennement enseignant-chercheur en informatique dans le même lieu, a tenu un discours très enthousiaste : « L’IA redéfinit ce qu’il est possible de faire en recherche », citant notamment la restauration de Notre-Dame. Un cercle vertueux, somme toute, entre l’IA accélérant certains domaines et ces derniers fournissant les données pour entraîner de nouveaux modèles. Suite à l’accord, annoncé la veille par l’Élysée, entre la France et les Émirats Arabes Unis sur la construction du « data center le plus puissant d’Europe », le ministre de la Recherche avait également une annonce à faire en ce vendredi 7 février 2025 : la signature d’un partenariat entre l’École Polytechnique et la Mohamed bin Zayed University of Artificial Intelligence. Alors que les investissements dans le domaine se comptent aujourd’hui en dizaines de milliards, Philippe Baptiste a souligné « l’urgence de maintenir une recherche de pointe pour guider cette révolution technologique. » Il a également invité les chercheurs du monde entier à rejoindre l’aventure : « Come here to work, and stay. France is the place to shape the future of AI. »

Brain drain. Mais la recherche publique peut-elle réellement rester compétitive face aux géants de la tech’ ? C’était la question posée lors d’une table ronde organisée mardi 11 février à l’ENS PSL, dans le cadre d’un side event du sommet : AI in the city @ ENS (voir encadré). Devant un panel d’acteurs de la recherche française, allemande et étasunienne, la philosophe Stéphanie Ruphy – relire notre interview – distribuait la parole. « Seule la recherche publique peut mener des recherches qui ne sont pas monétisables mais importantes pour la société, comme la lutte contre le Sida chez les personnes sans abri ou la protection de la faune sauvage », argumentait en substance Milind Tambe, chercheur aux deux casquettes : publique à Harvard et privée chez Google Deepmind. Celui-ci militait donc pour la diversité des types de recherche et l’importance de former des doctorants à l’université. « Il faut maintenir une masse critique de talents », abondait Gunther Friedl de la Fondation Dieter Schwarz, finançant notamment des chaires en Allemagne.

« Devons-nous toujours voir plus gros ? Il y a beaucoup à faire en dehors des grands modèles de langage »

Jamal Atif

36 15 IMMO. Les former, certes, mais comment les retenir ? Les jeunes chercheurs en IA, notamment sortant d’universités prestigieuses, quittent la recherche académique pour le privé plus massivement que dans les autres disciplines. Une fuite des cerveaux que documente un article publié dans la revue AI & Society. Leurs destinations privilégiées ? Les géants de la tech’, Google et Microsoft en tête. Il faut dire que les salaires y sont jusqu’à dix fois plus élevés que dans le secteur public, témoignent plusieurs panélistes dont Stéphane Mallat, professeur au Collège de France qui a passé une partie de sa carrière aux États-Unis : « Pour un jeune qui cherche à se loger, c’est irrésistible. » Augmenter les salaires suffirait-t-il ? Pour Milind Tambe, c’est en misant sur le type de problématiques abordées que la recherche académique pourra concurrencer le privé dans l’attractivité des “talents”.

Big is beautiful ? Encore faut-il qu’elle bénéficie de moyens comparables. Milind Tambe l’admet : les grandes infrastructures de calcul auxquelles il a accès chez Google n’existent pas à Harvard. Malgré la montée en efficacité des modèles, « la prochaine vague de l’IA sera la robotique et elle demandera d’énormes puissances de calcul. La recherche académique doit-elle y renoncer ? », interroge Stéphane Mallat. La présidente de l’Agence nationale de la recherche (ANR) Claire Giry défend la politique du gouvernement : celui-ci a assuré une « continuité dans le financement ». « Devons-nous toujours voir plus gros ? Il y a beaucoup à faire en dehors des grands modèles de langage », estime pour sa part Jamal Atif, professeur à l’université Paris Dauphine-PSL, qui se dit également inquiet de la concentration de pouvoir dans les mains de quelques acteurs. 

« La confiance du grand public a besoin d’un équilibre entre public et privé »

Stéphane Mallat

Garde-fous. Finalement, le rôle de la recherche sur lequel tous les intervenants s’accordent est celui d’un garant vis-à-vis de la société. « Comment vérifier les résultats de DeepSeek ? Cela peut vous paraître trivial mais la recherche académique permet une véritable validation », estime Stefan Wrobel‬, directeur du Fraunhofer Institute for Intelligent Analysis and Information Systems qui accompagne la commercialisation de recherches appliquées. Et la nécessité d’une indépendance de la recherche est rappelée par Stéphane Mallat : « Si tous les chercheurs reçoivent plus de la moitié de leur salaire d’une grande entreprise, comment garder de la distance ? La confiance du grand public a besoin d’un équilibre entre public et privé. »

Guerres et pAIx. Car on ne peut l’oublier, certaines utilisations de l’IA sont désastreuses – à l’entrée du colloque de l’ENS, des étudiants alertaient sur son utilisation par Israël dans le conflit à Gaza – et la grogne monte : la Quadrature du Net appelle à résister et le monde de la culture se mobilisait lors d’un contre-sommet au théâtre de la Concorde. Face à cela, les scientifiques gardent-ils la tête sur les épaules ? Des grands noms du domaine semblent réellement inquiets d’une perte de contrôle de l’IA par l’homme – les fameux risques existentiels dont parlait Pierre Noro dans notre interview. Plutôt que le sommet, le prix Nobel 2024 Geoffrey Hinton a préféré honorer de sa présence une conférence portant sur l’éthique qui s’est tenue à Paris les 6 et 7 février, tandis que Yoshua Bengio a présenté un rapport sur la sécurité, appelant à plus de régulation

« Certains des plus gros dataset sont incorrects à 98% »

Sasha Luccioni

Stop ou encore ? D’autres scientifiques veulent au contraire continuer à avancer et ne pas être freinés, comme Yann Le Cun, un des pionniers du domaine officiant aujourd’hui chez Meta. Lors du Paris-Saclay summit qui se tenait le 12 février, celui-ci a balayé d’un revers de la main les risques : « Il ne faut pas avoir peur (…) les bombes nucléaires visent à raser des villes, l’IA vise à rendre les gens plus intelligents et le monde meilleur, la comparaison est ridicule ». Pour lui, une IA open source et diversifiée – pas seulement produite par la Chine et la Silicon Valley – est la garantie pour contrôler des usages mal intentionnés.
Une vision pro business, facilitant les investissements au détriment de la régulation s’est finalement imposée lors de ce sommet, comme l’analysent également France Info ou Mediapart. Ce 11 février, le sommet pour l’action sur l’IA s’est clôt par une déclaration pour « une intelligence artificielle durable et inclusive pour la population et la planète » en demi-teinte, signée par 61 pays dont la Chine et l’Inde mais pas les États-Unis ni le Royaume-Uni. La course ne semble pas prête de s’arrêter.

Un personnage clé

C’est Anne Bouverot qui a ouvert le sommet sur l’IA lundi 10 février. Docteure en informatique et cheffe d’entreprise, elle avait rendu en mars 2024 avec Philippe Aghion (économiste au Collège de France) un rapport intitulé IA, Notre ambition pour la France. Avec 25 recommandations pour (re)dynamiser le secteur et ne pas créer un retard technologique, notamment par rapport aux États-Unis ou la Chine, il avait inspiré les annonces présidentielles du printemps 2024. Au même moment, Anne Bouverot était sollicitée par Emmanuel Macron pour devenir « envoyée spéciale » et organiser le sommet qui vient de se dérouler – pour lequel nous n’avons pas été accrédité. Une organisation au sein de laquelle Mediapart voit un mélange des genres entre public et privé. La scientifique étant également présidente du conseil d’administration de l’ENS-PSL, l’établissement ne pouvait laisser passer l’occasion de mettre sur pied la journée de colloque qui s’est tenue rue d’Ulm mardi 11 février, à laquelle nous avons participé.

* La formulation a été légèrement modifiée lors d’une mise à jour du 17/02/2025.

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