Au mois de novembre 2024, vous avez quitté la Royal Society, l’équivalent britannique de l’Académie des sciences française. Le regrettez-vous ?
Aucunement, je suis encore plus satisfaite de ma décision aujourd’hui. J’ai quitté la Royal Society pour dénoncer la présence d’Elon Musk dans ses rangs et, depuis, son comportement n’a fait qu’empirer : il est chaque jour un peu plus extrême. Je suis donc très heureuse de ne plus être associée à une organisation dont il fait partie. La Royal Society — et toutes les organisations similaires — ont pour rôle de représenter la science et de porter la voix des scientifiques. Partant de ce constat, je suis déçue qu’elle n’ait pas plus réagi. La Royal Society peut revenir un jour sur sa décision ; ce n’est pas exclu mais les procédures sont tellement complexes qu’il faudra attendre plusieurs mois au minimum.
« Son comportement n’est plus celui d’un scientifique digne de confiance »
Dorothy Bishop
Dans quel contexte Musk a-t-il intégré la Royal Society ?
Musk a été admis au sein de la société savante pour ses travaux sur les voitures électriques et les fusées. On voyait en lui un grand entrepreneur, quelqu’un de très compétent pour repousser les limites de la technologie et pour faire le pont, à sa manière, entre science et société civile. Certaines personnes plus cyniques pensaient que la Royal Society espérait une donation importante mais cela ne s’est pas produit. Son élection en 2018 n’était donc pas complètement déraisonnable. Mais ses positions ont évolué ces dernières années : il va bien souvent à l’encontre de la science et propage massivement de fausses informations ou des discours haineux via son réseau social X.
À l’été 2024, plusieurs membres de la Royal Society ont écrit une lettre pour dénoncer les comportements d’Elon Musk. Quel a été le déclic ?
Il y avait des signes avant-coureurs depuis plusieurs années, surtout pour les personnes présentes sur les réseaux sociaux. Mais l’événement qui a poussé certains membres de la Royal Society à dénoncer les comportements d’Elon Musk a eu lieu à l’été 2024, alors que le meurtre de trois fillettes occupait l’espace médiatique au Royaume-Uni. Musk s’est très rapidement aligné avec la droite britannique, qui en imputait la responsabilité à des musulmans, bien que l’homme responsable du meurtre ne le soit pas. Musk a utilisé X pour attiser la violence raciale sur des faits infondés, ce qui a débouché sur l’attaque de plusieurs mosquées. C’est suite à ces événements que 74 membres de la Royal Society, dont moi-même, ont adressé une lettre à la présidence pour exprimer leur opposition à la présence de Musk.
« Ce ne sont pas des comportements que l’on attend d’un scientifique »
Dorothy Bishop
Que lui reprochez-vous concrètement ?
Prenons X pour commencer. Que ce soit sur le climat ou sur les vaccins pendant la crise sanitaire, ses positions vont à l’encontre même du consensus scientifique. Il propage de fausses informations et incite à la haine envers ceux dont les idées sont différentes des siennes. Un des cas les plus frappants est celui d’Anthony Fauci [ancien conseiller médical en chef du gouvernement américain, NDLR], lui aussi membre de la Royal Society. Musk a multiplié les attaques contre ce scientifique qui, pendant la pandémie, avait défendu les vaccins et le confinement. Des attaques qui avaient pour but de l’envoyer en prison et de décrédibiliser sa parole. Un autre exemple est son projet Neuralink : il est accusé de bafouer les procédures réglementaires et éthiques. Ce ne sont pas des comportements que l’on attend d’un scientifique de la Royal Society, une des plus vieilles sociétés savantes du monde.
Quelles suites y a-t-il eu à cette lettre ?
La lettre signée par 74 membres de la société savante était en elle-même une situation inédite. La présidence a fait recours à des avocats qui ont étudié le dossier mais n’ont pas vu dans les actions de Musk une atteinte à la Royal Society. L’un des arguments était que la Royal Society se doit d’être considérée comme apolitique, d’abord parce qu’il s’agit d’une organisation caritative et ensuite, parce que son rôle est aussi de conseiller le gouvernement, peu importe son orientation politique. Je ne dis pas que ces arguments sont injustifiés mais dans notre lettre nous ne nous attardions pas sur nos différends politiques avec Elon Musk. Nous avons simplement souligné le fait que son comportement n’est plus celui d’un scientifique digne de confiance. Lorsque j’ai compris qu’ils ne feraient rien, j’ai pris la décision de démissionner.
« Certains adoptent donc une approche d’apaisement en évitant la confrontation avec Musk »
Dorothy Bishop
Quelles ont été les réactions au sein de la Royal Society ?
Lorsque j’ai annoncé ma démission, on m’a dit que le dossier pourrait être réexaminé mais je suis très dubitative car personne n’a été exclu de la Royal Society depuis 150 ans ; les procédures sont très complexes. L’un des problèmes majeurs de l’institution est qu’elle est très peu démocratique. Les personnes extrêmement brillantes qu’elle rassemble devraient être en mesure de résoudre ce genre de problème. Mais j’ai l’impression qu’une fois entré dans ce cercle très fermé, un mécanisme social vous empêche de rompre les rangs : vous ne voulez pas contrarier les autres membres. Certains adoptent donc une approche d’apaisement pour éviter la confrontation avec Musk et maintenir d’une manière ou d’une autre un lien avec le gouvernement Trump. Et c’est là que je ne suis pas du tout d’accord.
Le jour de l’investiture de Trump, Elon Musk a pris la parole publiquement, faisant dans la foulée deux saluts nazis. Cela peut-il convaincre la Royal Society de l’exclure de ses rangs ?
Il y a eu des réactions très vives — et complètement justifiées — sur les réseaux sociaux appelant la Royal Society à réagir face à ces saluts absolument inacceptables. Mais encore une fois, pour eux, c’est un fait politique et non de la science. Ils tiendraient sans doute plus rigueur des nouvelles menaces que Musk a proférées à l’encontre d’Anthony Fauci : Donald Trump venait tout juste d’annoncer qu’il ne financerait plus sa protection. Toujours via X, il a attisé l’animosité à l’égard de l’ancien conseiller médical en chef, déjà la cible de nombreuses menaces de mort.
« Le prétexte de la fraude est invoqué pour arrêter les recherches qui ne correspondent pas aux idées politiques [de Donald Trump] »
Dorothy Bishop
Aux États-Unis, la réélection de Donald Trump témoigne d’une réelle défiance envers la science. Mais la science n’a-t-elle pas sa part de responsabilité ?
Je m’intéresse de près à la fraude dans la recherche scientifique et j’essaie — au sein par exemple du collectif FoSci — de « décontaminer » la science des manipulations et des arnaques qui peuvent effectivement amplifier cette crise de confiance. Je suis également consciente que cette « chasse » fait le jeu des antisciences. L’exemple parfait est celui de Trump qui vient de suspendre les fonds pour le NIH. Le prétexte de la fraude est invoqué pour arrêter les recherches qui ne correspondent pas à ses idées politiques. Cela met les gens comme moi dans une position très inconfortable, avec l’impression que ce que nous faisons pourrait être utilisé contre la communauté.
Les éditeurs de la zone grise, tels que MDPI, sont-ils responsables de ce phénomène ?
Je tiens à préciser que MDPI n’est pas le seul impliqué mais oui, il est très problématique. Alors que la plupart des autres maisons d’édition régulent fortement ce qui est publié dans leurs revues, MDPI publie des articles qui sont totalement insignifiants ou complètement absurdes — tout universitaire qui les lirait le remarquerait. C’est bien la preuve que quelque chose ne va pas du tout. Bien entendu des personnes tout à fait honorables y publient des travaux tout à fait valables mais un nombre grandissant de revues semble être la cible des paper mills [relire notre interview d’Anna Abalkina, avec qui Dorothy Bishop a travaillé, NDLR]. L’ensemble du système éditorial semble avoir été envahi par des acteurs mal intentionnés.
« La plupart des institutions jugent leurs propres chercheurs, ce qui entraîne de gros conflits d’intérêt »
Dorothy Bishop
Toutes ces mauvaises pratiques s’expliquent-elles par la crise du « publish or perish » à laquelle le monde universitaire est confronté ?
Plusieurs mécanismes s’additionnent. Certains chercheurs ont besoin de publier pour obtenir une bourse ou une carte de séjour, par exemple. Mais beaucoup d’autres, souvent très en vue, semblent s’adonner à des mauvaises pratiques sans en avoir besoin. Si nous voulons changer les choses, nous devons changer les critères d’évaluation. Je ne pense pas qu’une augmentation des financements soit d’une grande aide, la science a besoin de plus de transparence. Il est beaucoup plus difficile de tricher lorsque tout est ouvert : les données, le code d’analyse, les rapports des reviewers… Si les chercheurs étaient jugés sur leurs efforts d’ouverture, celles et ceux qui recevaient des financements et des postes seraient bien différents de ceux qui font actuellement des promesses toujours plus spectaculaires sur ce qu’ils vont découvrir ou qui proposent des publications qui s’avèrent ne pas vraiment tenir la route. Cette transparence ne résoudra pas tout mais elle y aidera.
Il y a un peu plus d’un an, vous avez cosigné une lettre ouverte au CNRS sur le manque de transparence de leurs investigations (relire notre analyse). Les choses ont-elles changé depuis ?
Non ou en tout cas ce n’est pas le retour que j’ai eu de mes collègues français. Mais ce n’est pas un problème propre à la France. La plupart des institutions jugent leurs propres chercheurs, ce qui entraîne de gros conflits d’intérêt, et les lanceurs d’alerte [les personnes à l’origine des signalements, NDLR] sont souvent ceux qui en souffrent le plus. Il est clair que les points de vue sont polarisés sur ces questions : d’un côté les détectives indépendants s’accordent pour dire que les processus d’enquête sont complètement défaillants et inadaptés et, de l’autre côté, les référents à l’intégrité scientifique admettent quelques imperfections mais ne les considèrent pas comme réellement problématiques. Personne ne semble vraiment motivé à prendre les mesures qui s’imposent.
« Le principe d’autorégulation ne semble plus fonctionner aujourd’hui, en particulier sur les questions d’intégrité »
Dorothy Bishop
Peut-on établir un parallèle avec la Royal Society ?
On peut faire le parallèle avec de nombreuses autres situations qui surviennent dans notre société, où des personnes en responsabilité choisissent de ne pas agir face à des actes répréhensibles. Pour ne prendre qu’un exemple : la maltraitance d’enfants au sein de l’Église anglicane, récemment révélée. Les hauts responsables étaient au courant depuis longtemps des comportements en question mais ont préféré ne rien dire et simplement muter l’homme, qui a évidemment continué ses agissements, le tout pour protéger leur réputation. C’est un phénomène que l’on retrouve dans de nombreuses organisations : il y a une réticence à prendre des mesures contre ses pairs. Ce qui nous ramène en effet à la Royal Society : les membres se soutiennent et ne veulent pas être mal perçus par les autres. Le principe d’autorégulation ne semble plus fonctionner aujourd’hui, en particulier sur les questions d’intégrité scientifique. À mes yeux, seules des agences externes nous permettraient de sortir de cette impasse.