Cela fait peu ou prou un an qu’au sein de TheMetaNews nous réfléchissons à l’hypothèse d’une arrivée au pouvoir du Rassemblement national. Nous avons interrogé différents dirigeants de l’ESR sur le sujet. La plupart — que ce soit on ou off — semblaient gênés par la question. La réalité du RN semblait encore loin. Nous la touchons du doigt aujourd’hui. Même si la science est loin d’être au cœur du programme de ce parti, c’est précisément l’absence de pensée structurée la concernant qui représente le plus grand risque. À tel point qu’un futur député RN Christophe Bentz (Haute Marne) a pu écrire sans ciller dans son livre Décrypter l’antiracisme en 2011 que « hiérarchiser les races est un travail scientifique »… Il avoue par la suite « ne pas être scientifique ». Quand nous avions voulu interroger les équipes de Marine Le Pen en 2022 sur leur programme quant à la recherche, un mail de dix lignes nous était revenu après de multiples tentatives d’approche (relire notre numéro précédant le second tour des présidentielles).
Quid de Yasmine Belkaid, franco-algérienne à la tête de l’Institut Pasteur ? Quid de Bana Jabri, franco-américaine d’origine syrienne qui dirigera l’institut Imagine en 2025 ?
Illibéralisme, première. Le congrès des vice-présidents Recherche qui s’est tenu à Nantes en août 2023 nous a tout de même permis de recueillir des propos prémonitoires. Suite à notre interrogation publique d’une hypothèse Marine Le Pen au pouvoir, le PDG du CNRS Antoine Petit déclarait notamment : « C’est un vrai sujet, j’espère qu’on n’aura pas à se poser [la question] », avec l’assentiment de ceux avec qui il partageait la tribune : Didier Samuel (Inserm), Bruno Sportisse (Inria), Philippe Mauguin (Inrae) et Guillaume Gellé (France Universités). La question est maintenant la suivante : comment procéderait un pouvoir autoritaire pour “mettre au pas” tout ou partie de la science ? La réponse peut tenir en quatre verbes : Dénoncer, décrédibiliser, isoler, flécher.
Micro ouvert. Dénoncer très certainement tout un pan des sciences sociales dans un premier temps. Ça ne coûte pas cher et ça permet de ravir une frange de l’électorat de droite et d’extrême droite qui n’attend que ça. « J’ai peur de faire partie du premier convoi », nous confiait il y a quelques jours un sociologue dont le nom a circulé sur des listes d’islamo-gauchistes au plus fort de la polémique en 2021. Une polémique que nous avions largement couverte, multipliant les analyses et les points de vue variés mais toujours issus de la recherche, notamment en sciences sociales. Les chercheurs de ces disciplines ne s’y sont d’ailleurs pas trompés en dénonçant massivement les dangers de l’illibéralisme à la sauce RN, y compris dans nos colonnes (relire l’interview de Jérôme Heurtaux sur le sujet). Car du point de vue de l’extrême droite (mais pas seulement), les travaux de sciences sociales sur le genre, le racisme ou l’antisémitisme restent proprement inaudibles, voire nuisibles au roman national qu’ils comptent nous faire lire (relire notre interview de Nonna Meyer sur le sujet).
Les membres du GIEC ne sont, pour reprendre les mots de Marine Le Pen, que d’affreux « alarmistes »
Rassurisme de façade. Décrédibiliser, ensuite. Non pas les sciences dans leur ensemble mais en premier lieu les sciences du climat. Dans la bouche des dirigeants du RN, celles-ci sont ravalées à ce qu’elles n’ont jamais été : un complot de gauchistes pour culpabiliser le Français moyen, l’empêcher d’acheter une nouvelle voiture thermique. Parce que les membres du GIEC ne sont, pour reprendre les mots de Marine Le Pen, que d’affreux « alarmistes », qui ont « tendance à exagérer », comme le considère le député RN Thomas Ménagé. Quant aux autres disciplines, si l’on ne peut pas raisonnablement prédire aujourd’hui un démantèlement des recherches en physique ou en mathématiques, certains pans de la biologie — quid de la recherche sur les cellules souches ? — et de la médecine reproductive pourraient néanmoins être attaqués.
Seul au monde. Isoler, maintenant. Une autre menace pèse sur la recherche : un retrait au niveau international, appuyé par la volonté — omniprésente dans leur logiciel de pensée — de réserver la France aux Français. L’épisode de la loi immigration que nous avons vécu cette année a servi de prélude. Les Français, oui, mais pas tous : la récente polémique sur les binationaux, soupçonnés de facto de double allégeance, n’en est que la partie émergée et caricaturale. Quid de Yasmine Belkaid, franco-algérienne à la tête de l’Institut Pasteur ? Quid de Bana Jabri, franco-américaine d’origine syrienne qui elle dirigera l’institut Imagine en 2025 ? La science est cosmopolite, mondiale, mondialisée… Comment attirer et retenir les meilleurs scientifiques dans un pays qui aura élu à sa tête un parti dont la promesse implicite est de libérer la xénophobie ? Dans quelles conditions pourrez-vous continuer à accueillir les étudiants, doctorants, et postdocs étrangers… Comment garder une science en bonne santé si elle tourne en circuit fermé ?
S’élever contre des politiques anti-science ou discriminatoires ne sera peut-être bientôt plus une option
Appels à projets. En reste un dernier et peut-être s’agit-il du plus pernicieux : flécher. La généralisation des appels à projets ou l’émergence de France 2030 dans le paysage de ces dernières années rend de toute évidence plus aisé un pilotage politique de la recherche. Dans ce cas de figure, le diable sera dans ce que la recherche ne fera pas — ou plus — sans ces milliards d’euros “dirigés”. Favoriser certains, soit, mais au détriment de qui ? Sans oublier d’autres mécanismes plus technocratiques : conditionner les financements des labos à un certain type de publications (là encore Jérôme Heurtaux donnait l’exemple de la Pologne), ou encore scinder l’Enseignement supérieur et la recherche et rattacher cette dernière à un ministère économique ou industriel.
Françaises, Français… Reste une question sans réponse : la science pourra-t-elle compter sur les citoyens pour sauver les meubles en cas d’alternance ? « Les chercheurs et enseignants chercheurs ne sont pas des êtres à part », disait Philippe Mauguin en août dernier… bien qu’ils soient souvent perçus comme tels. Le prétendu devoir de neutralité pesant sur vos têtes de scientifiques (notamment lors de vos interventions dans les médias, nous vous en parlions) a trop longtemps conditionné la crédibilité de vos propos et la qualité perçue de vos travaux. Aujourd’hui, nombre de vos collègues, notamment en climatologie, font “sauter les digues” tout en continuant à faire de la bonne science. Un signe encourageant. Car prendre la parole et s’élever contre des politiques anti-science ou discriminatoires ne sera peut-être bientôt plus une option.
Dans le journalisme comme en recherche, nos marges de manœuvre ne sont jamais acquises
Laisse venir. Qu’on ne s’y trompe pas : il ne se passera rien ou pas grand chose le 8 juillet ni les jours suivants. Les réformes, mêmes autoritaires, prennent du temps. Tout comme ces réformes prennent du temps pour être défaites. Force est d’admettre que la priorité serait ailleurs pour un gouvernement dirigé par Jordan Bardella et ce, même si le projet de loi de financement 2025 constituerait un premier essai à ciel ouvert de l’ESR “façon RN”. « Je me force à écouter Éric Zemmour, je préfère savoir ce qu’ils ont en tête », nous confiait l’une d’entre vous lors du café des lecteurs où vous étiez conviés. Merci encore à celles et ceux qui ont fait le déplacement, et la confiance que vous nous accordez. Dans le journalisme comme en recherche, nos marges de manœuvre ne sont jamais acquises. Nous suivrons, si l’avenir nous le permet, les évolutions politiques pas à pas dans TMN avec une ambition : ne pas vous laisser seuls et continuer de vous informer de la meilleure des façons.