On accède au bureau d’Élisabeth Bouchaud, situé sous les toits d’un immeuble parisien, grâce à un de ces étroits escaliers en colimaçon. L’ambiance, ocre et rouge, y est méditerranéenne. Au rez-de-chaussée, la pièce du jour s’apprêtait à débuter ; l’ouvreuse appelle les derniers spectateurs à s’asseoir. Bienvenue au théâtre parisien de la Reine Blanche, l’antre d’Élisabeth Bouchaud. À la programmation : des pièces de théâtre, certes, mais pour beaucoup d’entre elles en lien avec les sciences et où les femmes sont mises à l’honneur.
« J’avais envie de me confronter à un monde masculin »
Élisabeth Bouchaud
Hors labo. Le visage encadré par une tignasse indomptée, d’énormes boucles aux oreilles et une chemise chamarrée, on l’imagine tout de suite artiste. Et pourtant, Élisabeth Bouchaud a fait une longue et belle carrière en physique : chercheuse au CEA de Saclay, elle y a été cheffe de service puis directrice de l’enseignement à l’ESPCI. Au départ très théoriques, elle a orienté ses travaux de physique statistique vers des sujets bien plus terre à terre : l’étude des matériaux, avec toujours un pied dans le fondamental. Après son doctorat, elle a intégré l’Office national d’études et de recherches aérospatiales (Onera) « sur un coup de tête », déterminant pour la suite son sujet de recherche dont elle parle toujours avec une certaine passion : la propagation des fissures.
Fossé imaginaire. L’opposition entre artiste et scientifique ne lui paraît pas pertinente : « L’imagination et la sensibilité sont des qualités indispensables aux grands chercheurs. Et à l’inverse, les artistes qui réussissent sont souvent très rigoureux. » Elle-même est l’incarnation qu’on peut être les deux à la fois. Née en Tunisie d’une famille modeste et arrivée quelques années après en France, son premier amour a été pour la langue française, le théâtre et sa musicalité. Vite rejoint par celui pour les sciences et notamment les maths. Ce dernier lui a permis de s’orienter vers une carrière scientifique, synonyme de sécurité financière, d’élévation sociale, mais aussi d’aventure : « À 17 ans, après avoir étudié dans un lycée de filles, j’avais envie de me confronter à un monde masculin. »
« Marie Curie est l’arbre qui cache la forêt »
Élisabeth Bouchaud
L’amour et le hasard. Durant ses trois ans de classes préparatoires, elle développe sa passion pour la physique et rencontre celui qui deviendra son mari : Jean-Philippe Bouchaud, d’un an son cadet, devenu également physicien et académicien. La jeune Élisabeth débarque ensuite à l’École Centrale de Paris, sans trop savoir ce qu’est le métier d’ingénieur, mais soulagée de voir son avenir assuré. Jean-Philippe la pousse à renouer avec le théâtre. La chercheuse s’inscrit au conservatoire pour suivre les cours d’art dramatique : « La formation de comédienne m’a permis de comprendre ce qui “fait” théâtre. » À 33 ans, elle signe À Contre-Voix, sa troisième pièce de théâtre au festival d’Avignon. Le début d’une carrière qui avancera doucement mais sûrement et qu’elle ne lâchera jamais malgré le labo, les conférences à l’autre bout du monde et sa vie de famille avec deux enfants.
La vérité est ailleurs. Retour au rez-de-chaussée de la Reine blanche, la salle est plongée dans le noir pour une de ses dernières pièces. Le silence se fait et voici sur scène l’astrophysicienne Jocelyne Bell, ayant observé le premier pulsar en 1967. Une découverte volée par son directeur de thèse et grâce à laquelle il obtiendra le prix Nobel, lui qui se moquait pourtant d’elle au départ, prétendant qu’elle voyait des “petits hommes verts” à travers son radiotélescope. C’est une constante dans les deux milieux du théâtre et de la science : l’invisibilisation des femmes, bien trop souvent reléguées aux seconds rôles. Marie Curie, dont le portrait – un cadeau de ses collègues de l’ESPCI – trône dans son bureau, « est l’arbre qui cache la forêt ». C’est pourquoi Élisabeth Bouchaud se consacre depuis quelques années à l’écriture d’une série de pièces dont les héroïnes sont des chercheuses dont les découvertes ont marqué l’histoire de la science, sans que celle-ci ne retienne leur nom.
« Les hommes ont le droit de taper du poing sur la table (…) dès qu’une femme élève la voix, c’est une hystérique »
Élisabeth Bouchaud
Sororité. Lise Meitner, Jocelyne Bell, Rosalind Franklin… « Le confinement et la fermeture du théâtre durant 18 mois m’ont donné le temps de me pencher sur l’histoire de ces femmes oubliées, qui m’ont bouleversée », raconte la dramaturge. Pour mettre en scène leurs aventures, elle a lu des biographies les concernant, sauf pour Jocelyne Bell, qu’elle a rencontrée et interviewée – l’astrophysicienne a aujourd’hui 80 ans. Cette dernière témoigne à travers la pièce d’Élisabeth Bouchaud du sexisme qu’elle a subi : seule physicienne à l’université, les hommes tapaient des pieds lorsqu’elle entrait dans l’amphithéâtre. Élisabeth Bouchaud a surtout ressenti le poids du sexisme une fois arrivée à des postes à responsabilité, au milieu des autres chefs de service : « Les hommes ont le droit de taper du point sur la table, ça les fait rire. En revanche, dès qu’une femme élève la voix, c’est une hystérique. Pourtant, je devais défendre mes collègues, pour les promotions par exemple. »
Panégyrique. Il en fallait plus pour l’arrêter. Sa curiosité, son ouverture d’esprit et son enthousiasme contagieux lui ont permi de se faire une place dans le monde de la recherche, comme en témoigne ceux qui ont travaillé à ses côtés : « Élisabeth avait la “folie” de croire qu’on pouvait faire des découvertes incroyables avec des bouts de ficelle », témoigne Laurent Ponson, aujourd’hui chercheur au CNRS et à la tête d’une startup. Pour lui, la physicienne a été plus qu’une directrice de thèse : une véritable “mère scientifique”. « En naviguant entre les disciplines et y piochant les meilleurs outils, elle a posé les jalons de notre recherche actuelle. ». La physicienne se distingue aussi dans sa vie théâtrale : « Autrice, comédienne [elle incarne Lise Meitner, NDLR], productrice et directrice d’un théâtre… voir une femme avec autant de casquette n’est pas courant. Que ce soit une scientifique l’est encore moins », atteste la comédienne Clémentine Lebocey, qui incarne Jocelyne Bell sur les planches.
« Malgré le tort qu’on leur a fait, elles ont continué à faire de la science, et de la belle science. Notamment Rosalind Franklin »
Élisabeth Bouchaud
Les chevilles, ça va. Les plus grands talents ont souvent un égo démesuré. Pas les scientifiques qu’a choisi de mettre en scène Élisabeth Bouchaud : « Malgré le tort qu’on leur a fait, elles ont continué à faire de la science, et de la belle science. Notamment Rosalind Franklin qui aurait pu obtenir un second prix Nobel ! ». En 2018, enfin récompensée pour sa découverte dont elle semble avoir toujours minimisé le vol, Jocelyne Bell fait don de cet argent pour les femmes et les minorités en science. Une même générosité semble animer Élisabeth Bouchaud : « Elle fait passer les chercheurs avant la science », témoigne Laurent Ponson qui se souvient commencer chaque discussion avec elle par des sujets hors science, avant de rentrer dans le vif du sujet. « Élisabeth écrit avec le cœur, le lien avec elle est simple et direct, comme ses textes. C’est une grande force », témoigne quant à elle Clémentine Lebocey.
Vulgu à l’insu. « Élisabeth écrit de véritables fictions cinématographiques : le spectateur est comme derrière un écran, ce qui lui permet de ressentir une grande empathie envers les personnages », explique la comédienne Clémentine Lebocey. Dans Prix No’Bell, on observe en effet la jeune astrophysicienne Jocelyne Bell en pleine discussion métaphysique avec sa colocataire Janet, étudiante en théologie. L’opportunité pour l’auteure de vulgariser la science par petites touches, tout en douceur. Élisabeth Bouchaud invite également ses collègues chercheurs à monter eux-mêmes sur les planches : « Transmettre la science à travers des émotions est très gratifiant et permet aux chercheurs de faire un pas de côté. Tous ceux qui ont tenté l’expérience avaient l’air ravis. »
« Je tenais à le faire [reprendre le théâtre à temps plein] avant de ne plus avoir assez d’énergie »
Élisabeth Bouchaud
Seconde vie. En 2015, à 50 ans passés, Élisabeth Bouchaud a décidé de quitter la recherche pour se consacrer entièrement au théâtre de la Reine Blanche qu’elle avait repris deux ans plus tôt : « Je tenais à le faire avant de ne plus avoir assez d’énergie. » Un théâtre privé dont la survie financière dépend principalement du mécénat. Son mari, qui en plus de sa casquette de physicien préside d’un des plus grands fonds d’investissement français, gérant plusieurs dizaines de milliards de dollars, y contribue grandement – il finance également des bourses réservées aux femmes à l’École normale supérieure. D’ici à ce que la parité dans les sciences devienne réalité, vous pouvez plonger dans l’affaire Rosalind Franklin jusqu’au 9 juin à Paris. L’ensemble des trois pièces sur les femmes scientifiques oubliées seront rejouées en juillet à Avignon, puis de retour à Paris à la rentrée de septembre.