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Avec la politiste Marion Paoletti et la sociologue Sophie Pochic, Fanny Gallot a organisé une controverse dans la revue Travail, genre et sociétés autour de l’excellence scientifique et des femmes. Résultat : sur cinq contributions, seule celle du politiste Maxime Forest (que nous avions interviewé pour notre analyse sur la discrimination positive) « envisage une compatibilité possible entre impératifs d’excellence et d’égalité des chances », observent les trois organisatrices. Les quatre autres textes « considèrent, à l’inverse, les tensions entre ces deux impératifs comme insurmontables et invitent plutôt au dépassement (voire à l’abandon) de la notion d’excellence au nom de l’égalité ».
En quoi l’excellence scientifique peut-elle devenir un piège pour les femmes ?
La politique d’excellence vise à mettre les universités en concurrence pour que quelques-unes sortent du lot et performent au classement de Shanghai – un classement dont les dirigeants d’institutions françaises semblent beaucoup se préoccuper [plus encore qu’ailleurs, nous vous en parlions, NDLR]. Or, dans un contexte d’austérité publique, l’Université fonctionne sur une armée de précaires : une note du collectif Nos services publics montre que les vacataires représentent désormais 60% des personnels enseignants [ou un quart des heures de cours, nous vous en parlions, NDLR] au sein des universités françaises. Cela conjugué à l’accès de plus en plus rare et tardif à des positions stables impacte davantage les femmes. Lorsqu’une femme enchaîne les postdocs à 35 ans, cela peut entrer en contradiction avec des projets de maternité – cela a notamment été mis en lumière dans une série de témoignages. La pénurie globale de postes de fonctionnaires engendre également des vies tiraillées, avec des femmes (plus que des hommes) qui déménagent régulièrement, travaillent loin de leur lieu d’habitation, passent beaucoup de temps en train pour rallier l’un ou l’autre…
« Les femmes fournissent beaucoup de travail dit “gratuit”, des responsabilités collectives qui ne sont pas valorisées »
Fanny Gallot
La promotion par l’excellence ne permet-elle pas aux meilleures d’y arriver et de stopper l’effet Matilda (l’invisibilisation de la contribution scientifique des femmes) ?
Aujourd’hui en France, trois éléments matérialisent les politiques d’excellence : la quantification et l’explosion de la production scientifique, les appels à projets, ainsi que l’internationalisation. Trois éléments pour lesquels les inégalités de genre sont criantes. Sur la production scientifique, on a réalisé à la sortie du Covid à quel point des hommes avaient pu profiter de ce moment particulier pour publier, écrire des ouvrages… alors que les femmes beaucoup moins. Non seulement du fait de leurs responsabilités familiales, avec les enfants à la maison, mais aussi à cause de leur plus grande responsabilité dans les tâches d’enseignement. Sur l’internationalisation, la sociologue allemande Kathrin Zippel explique dans sa contribution [traduite en français : L’internationalisation comme critère d’excellence, NDLR] que bien que les expériences à l’étranger puissent être libératrices pour certaines femmes, ce critère est fortement biaisé car, je la cite, « implicitement pensé pour un homme hétérosexuel pour qui être ultramobile tout au long de sa carrière est possible car ses responsabilités de travail et de care sont déplaçables ou peuvent être déléguées. » En plus d’augmenter l’empreinte carbone de la recherche… [relire notre article sur les voyages en avion, NDLR]
Avec l’excellence, pousse-t-on les femmes à se comporter comme des hommes ?
Les critères d’excellence sont profondément genrés, basés sur des normes telles que l’ambition, l’autorité ou la disponibilité qui ne sont pas neutres et se rapportent au masculin [lire notre encadré pour un rappel sur la notion de genre, NDLR]. De l’autre côté, les femmes fournissent beaucoup de travail dit “gratuit”, des responsabilités collectives qui ne sont pas valorisées. Dans les revues à comité de lecture, dont l’investissement est très chronophage, il est aujourd’hui difficile de recruter des hommes ! L’investissement dans l’enseignement est également très variable : des femmes font tourner la boutique en fournissant un travail émotionnel – s’occuper du suivi des étudiants, échanger avec eux en dehors des cours… – et gratuit qui compense le manque de moyens. Évidemment, ces tâches essentielles ne sont ni reconnues ni visibilisées, mais au contraire secondarisées. Du temps qu’elles ne peuvent consacrer à leurs recherches, ce sur quoi elles sont évaluées. Certaines pourraient penser : « Dois-je arrêter d’en faire autant ? » Mais la question n’est pas individuelle, elle est collective : Quelle université voulons-nous ? L’enseignement est une mission de service public qui doit être valorisée. Toute la logique de l’évaluation doit être repensée et le genre est une porte d’entrée pour cela, au même titre que la question de classe ou ethno-raciale.
« Les micro-mesures sont importantes mais insuffisantes (…) et entraînent souvent des effets pervers »
Fanny Gallot
En quoi les appels à projets desservent-ils particulièrement les femmes ?
Les financements d’excellence par appels à projet contribuent à la fracturation du monde universitaire. Comme le montrent les chercheurs Julien Gossa et Hugo Harari-Kermadec dans leur contribution, environ 25 % des établissements se partagent 80 % de ces financements. Avec des effets de genre : les établissements les moins financés sont ceux qui accueillent le plus d’étudiantes – par exemple les Inspé [instituts de formation des enseignant·es. Fanny Gallot enseigne au sein de l’une d’elle, NDLR]. Sur les 23 000 projets financés par l’ANR, seuls 28% ont une coordinatrice (et 72% un coordinateur). Le constat s’est imposé au niveau européen et la Commission européenne a instauré depuis le milieu des années 2000 des critères d’évaluation spécifiquement sur la question : la représentation des femmes parmi les équipes est aujourd’hui un critère de classement, comme l’explique Maxime Forest.
De telles mesures peuvent-elles compenser les inégalités ?
Ces micro-mesures sont importantes mais insuffisantes face à ces problèmes qui sont structurels. Comme le montre à travers une série d’entretiens Audrey Harroche [que nous avions également interviewée, NDLR], les Idex perpetuent à l’intérieur des établissements l’effet Matilda, avec des femmes que l’on retrouve souvent à des postes de chargé de mission alors qu’elles sont surqualifiées – elles ont la plupart du temps un doctorat. De plus, les mesures qui tentent de compenser les disparités, comme les quotas de sexe dans les jurys, entraînent souvent des effets pervers comme la sur-sollicitation des femmes, toujours minoritaires et qui sont ainsi plus sujettes au burnout.
« Lorsqu’une femme enchaîne les postdocs à 35 ans, cela peut entrer en contradiction avec des projets de maternité. »
Fanny Gallot
Quelles conséquences sur les savoirs produits ?
La baisse des financements récurrents a des répercussions directes sur certains domaines comme les études de genre ou les questions ethno-raciales qui sont en moyenne déjà moins bien dotées. Et tant qu’il n’y a pas de recherches solides sur une question, il n’y a pas de “preuves”. Or, ces recherches sont malheureusement trop souvent discréditées. Rien qu’un exemple : en 2017, alors que nous organisions un colloque sur les perspectives intersectionnelles en éducation, nous avons fait face à une vague d’insultes sur les réseaux sociaux et dans les médias d’extrême droite. Il s’agissait de la ligne de Marine Le Pen ou même de Jean-Michel Blanquer qui considèrent que ces recherches “wokistes” sur les discriminations ne concernent pas la France – des offensives réactionnaires parfois relayées par des collègues. Chaque chercheur pose un regard singulier sur le monde et ne pas financer certaines recherches revient à se priver de certaines connaissances.
Tout cela est-il valable en sciences humaines et sociales uniquement ou dans toutes les familles disciplinaires ?
En sciences de la vie ou en physique, l’obtention d’un financement pour le doctorat est plus généralisé, ce qui réduit les situations de vulnérabilité économique au moment du doctorat. Mais l’injonction au postdoc à l’étranger, généralisé dans ces disciplines, ou les “tenure track” (sous condition de résultats) qui retardent la stabilisation jusqu’à 35 ou 40 ans, rentrent quant à elles en tension avec des projets de maternité, encore plus fortement qu’en sciences humaines et sociales. De plus, l’organisation en grandes équipes avec à leur tête un chef unique ou l’isolement dans des disciplines très masculines peut accentuer les problématiques de VSS [violences sexistes et sexuelles, NDLR].
« Toute la logique de l’évaluation doit être repensée et le genre est une porte d’entrée pour cela. »
Fanny Gallot
Les politiques publiques vont-elles dans le bon sens ?
Au moment de la loi recherche et des mobilisations contre le projet de loi [votée en 2020, on en faisait le bilan à l’été 2022, NDLR], le Haut conseil à l’égalité (HCE) entre les femmes et les hommes avait organisé une consultation. Sophie Pochic et moi-même étions présentes [ainsi que Sandrine Rousseau, c’était en septembre 2020 et voici le compte-rendu, NDLR] et avions alerté : les productions de la recherche ne sont pas déconnectées des conditions dans lesquelles elles sont produites. Les questions de genre, au même titre que celles de classe ou concernant les personnes racisées ou en situation de handicap, sont des problèmes de politique de la recherche à part entière. Les effets d’annonce se multiplient, notamment sur la lutte contre les VSS à l’université, mais la réalité du terrain est tout autre.
Vous avez étudié la participation des femmes dans les conflits ouvriers. Les chercheuses ont-elles un rôle à jouer pour faire évoluer le monde de la recherche ?
Oui, au même titre que les minorités ethno-raciales. Tout d’abord dans la visibilisation des études mais aussi via l’organisation d’actions collectives. Cela peut se faire via les syndicats [Fanny Gallot est au Snesup, NDLR] où des groupes sur l’égalité femmes/hommes permettent de réfléchir à la question et de faire des propositions pour construire un monde scientifique plus inclusif. Cela peut également se faire à travers des collectifs qui se forment spécifiquement sur ces questions. Je suis d’ailleurs impliquée dans l’un d’eux et nous sommes ouverts à toutes !
Tout·es genré·es
Nous ne sommes pas tout·es sociologues donc on a demandé à Fanny Gallot un petit rappel : « le genre est une construction, dès la petite enfance, de rôles sociaux différenciés en fonction du sexe perçu et qui sont hierarchisés ». En d’autres termes, les rôles attribués généralement aux hommes valent mieux que ceux attribués généralement aux femmes. « En étudiant la question du genre dans les carrières, on observe une division sexuée du travail, avec les femmes en bas de la hiérarchie », explique l’historienne. Et les universités ne sont pas en dehors de la société : « Plus on monte dans la hiérarchie et moins on trouve de femmes ». Les 17% de femmes présidentes d’université sont en effet très révélateurs.