Vol 714 pour Sydney. « Embarquement immédiat : les passagers à destination de San Francisco sont priés de se rendre à la porte… » À quand remonte la dernière fois que vous avez entendu cette douce annonce ? Rappelez-vous, elle est en général suivie de plusieurs heures dans un siège trop petit, un voisin à moitié endormi sur votre épaule, le tout en sirotant un jus de tomate pour contenir l’excitation d’aller présenter vos travaux devant les pontes de votre domaine à l’autre bout de la planète.
« L’avion revient après chaque crise »
Arnaud Passalacqua
La vie dure. Était-ce avant la Covid ? Ou bien la semaine dernière ? « Les voyages sont repartis à la hausse depuis la fin des confinements », observe Stéphanie Boniface, chargée de mission bilan carbone à l’Institut Pierre Simon Laplace (IPSL), regroupant près de 1500 personnels de huit laboratoires sur les sciences du climat et de l’environnement. Malgré la pandémie mondiale et ses confinements, malgré les prises de conscience des enjeux climatiques, les pratiques ne changent pas du jour au lendemain : « L’évolution entre 1950 et 2012 montre que l’avion revient après chaque crise », abonde Arnaud Passalacqua, chercheur en histoire des mobilités.
Ailes du désir. L’avion est un mode de transport ancré dans nos habitudes, mais aussi très inégalitaire. Ses quatre milliards de passagers par an sont souvent les mêmes : « 62% des Français ne prennent pas l’avion dans l’année », rappelle Arnaud Passalacqua. La recherche académique y a largement recours : 4 chercheurs sur 5 avaient pris l’avion dans l’année – avec un record de 34 vols sur 12 mois pour l’un d’entre eux ! – selon une enquête qu’il a réalisée en 2019 au sein de sa communauté, les historiens des mobilités.
« Un travail sur les vols long courrier est nécessaire »
Arnaud Passalacqua
Votre poids en carbone. « Un aller-retour long courrier en avion [4000 km et plus, NDLR], c’est de l’ordre de grandeur d’une empreinte carbone annuelle individuelle », rappelle-t-il. Le bilan qu’il a réalisé au sein d’un labo d’astrophysique est sans appel : les déplacements représentaient près des trois quarts de l’empreinte carbone du labo – principalement des missions en avion et à l’international. Chez les chercheurs en sciences du climat et de l’environnement de l’IPSL, le phénomène est moindre. En 2019, les missions représentaient environ un quart des émissions de gaz à effet de serre dont 80% de voyages en avion moyen et long courriers – soit plus de 1000 km de distance –, selon Stéphanie Boniface.
Vols inégaux. L’enquête d’Arnaud Passalacqua parmi ses confrères est révélatrice : les enseignants-chercheurs se déplacent moins que les chercheurs et les quarantenaires semblent les plus gourmands en avion. En termes de genre, les hommes semblent montrer des comportements plus tranchés : ceux qui prennent l’avion le font plus souvent que les femmes, mais il y a plus d’hommes qui ne prennent pas l’avion que de femmes. Arnaud Passalacqua analyse : « les femmes sont souvent plus sollicitées [car moins nombreuses, NDLR] et celles qui le sont vont potentiellement considérer qu’elles ne peuvent pas se permettre de s’absenter plus longtemps en prenant le train et par ailleurs craindre les nuits en trains-couchette ».
« La valorisation des déplacements dans la recherche académique remonte à loin »
Arnaud Passalacqua
Aéropages. Les chercheurs se déplacent pour de nombreuses raisons, explique-t-il. Tout d’abord pour se rendre sur leurs terrains. Astrophysiciens, climatologues, mais aussi historiens et plus largement chercheurs en sciences humaines et sociales ont besoin de se déplacer pour consulter des écrits, analyser du matériel ou interroger des personnes.
Coffee break. Les autres raisons de se déplacer sont en réalité plus des “à-côtés” que des besoins essentiels de la profession : se rendre à des conférences pour lier des relations au dîner ou pour ajouter une ligne à son CV. « La valorisation des déplacements dans la recherche académique remonte à loin dans l’histoire mais se retrouve exacerbée par la compétition », analyse Arnaud Passalacqua. Pourtant, remettre en cause la pratique de l’avion reste un tabou parmi les chercheurs, même – ou peut-être encore plus – parmi les historiens des mobilités. Le rendu de l’enquête d’Arnaud Passalacqua devant ses collègues a été marqué par de vives tensions et des débats houleux : « C’est une de mes sessions de conférence qui s’est la plus mal passée », se souvient-il.
« On demande aux institutions de bouger, mais les institutions, c’est nous ! »
Arnaud Passalacqua
L’utile et l’agréable. Car les conférences et donc les voyages en avion sont synonymes de liberté, voire de liberté académique. Des petits avantages en nature également ancrés dans les mœurs comme une compensation de faibles salaires : « À défaut d’avoir des revenus comparables, prendre l’avion rapproche les chercheurs des cadres du privé », analyse Arnaud Passalacqua. Que celui qui n’a jamais couplé des vacances à une conférence à l’autre bout du monde jette la première pierre.
Cornélien. Prendre ou non l’avion ? Le dilemme moral est souvent perçu avec fatalisme : pour certains chercheurs, c’est une nécessité pour les jeunes, bien que dans les faits, les plus âgés le prennent plus souvent. Pour d’autres, la responsabilité doit être collective et non individuelle. La contrainte institutionnelle est en effet vue par les chercheurs comme un moyen pour diminuer l’empreinte carbone, selon l’enquête d’Arnaud Passalacqua. Il s’étonne : « On demande aux institutions de bouger, mais les institutions, à travers les divers comités et directions de labo, etc… c’est nous ! » Est évoquée comme solution par exemple l’établissement d’un bilan carbone à chaque mission. Outre la suppression des cartes de fidélité des compagnies qui poussent à voler toujours plus, l’alternative du train est largement citée.
« Dès qu’on sort de France, c’est le parcours du combattant pour réserver des billets de train »
Stéphanie Boniface
Travaux pratiques. Justement, en février, tous les chercheurs en sciences du climat et de l’environnement préparent leur voyage pour se rendre à la grande messe annuelle de l’association européenne de géoscience qui se tient à Vienne fin avril. Un train de nuit agrémenté de quelques correspondances en journée permettent de parcourir les 1200 km en réduisant son empreinte carbone. Mais pour celles et ceux qui souhaitent faire une réservation via les outils de gestion proposés par les tutelles, rien de moins simple : « Dès qu’on sort de France, c’est le parcours du combattant pour réserver des billets de train », déplore Stéphanie Boniface.
Voies détournées. La meilleure façon de procéder pour réserver ses billets Paris-Vienne en train dans le cadre d’une mission ? Demander un devis et si le voyagiste n’est pas en capacité de proposer ce voyage en train, passer une commande hors marché. « Les voyagistes mettent parfois du temps à répondre et pendant ce temps, les trains se remplissent et les prix augmentent [si vous vous demandez pourquoi le train est plus cher que l’avion, les réponses sont ici, NDLR] », explique Stéphanie Boniface qui a remonté le problème notamment au CNRS et à Sorbonne Université, avec bon espoir que l’an prochain les conditions s’améliorent. En attendant, elle a réalisé à destination des chercheurs un arbre décisionnel pour informer sur la possibilité de se rendre à la conférence en train et comment le faire en pratique. Evidemment, les outils et les règles diffèrent selon les labos et les tutelles.
« L’objectif est certes ambitieux mais si ce n’est pas leur priorité, les directions devraient l’assumer »
Stéphanie Boniface
Objectif long courrier. Bien que les chercheurs de l’IPSL prennent le train pour des trajets un peu plus longs qu’auparavant, « la réduction – si réduction il y a – de l’empreinte carbone des missions risque d’être décevante », prévient la chargée de mission. Même si chaque geste compte, remplacer systématiquement l’avion par le train pour les trajets de moins de cinq heures n’aurait pas un énorme impact sur le bilan carbone de l’institut : à peine 1% au total. Même analyse de la part de l’historien Arnaud Passalacqua qui avertit : « Un travail sur le long courrier est nécessaire ». Car remplacer les vols de moins de 600 km par l’avion n’a qu’un impact limité : -3% des émissions d’après l’enquête réalisée parmi les astrophysiciens.
Efforts à venir. « On est loin des -50%, l’objectif fixé par l’accord de Paris », s’inquiète Stéphanie Boniface. De même que prolonger la vie du matériel informatique ou acheter d’occasion tous les équipements de laboratoire ne suffira pas, « il faut lancer une réflexion sur les métiers de la recherche en eux-mêmes [une tribune vient justement de paraître dans eLife, NDLR] », assure la chargée de mission. Arnaud Passalacqua plaide pour une décélération des pratiques de recherche : « Moins vite ne veut pas dire déconnecté ».
Petit à petit. Même si Stéphanie Boniface reconnaît que beaucoup de choses ont changé depuis son arrivée il y a plus d’un an, ce sont surtout des petits pas, comme l’utilisation de vaisselle réutilisable ou la décision de ne plus commander que des repas végétariens pour les événements organisés par la direction de l’IPSL. Devant l’implication en demie-teinte des directeurs de labo, une partie des référents Climaction leur demandent dans une lettre ouverte de s’engager plus activement : « L’objectif est certes ambitieux mais si ce n’est pas leur priorité ou si elles considèrent que la recherche mérite exemption, les directions devraient l’assumer ».
« Il faut lancer une réflexion sur les métiers de la recherche en eux-mêmes »
Stéphanie Boniface
Couper les ailes. Se passer de l’avion pour ses recherches est possible, Arnaud Passalacqua le montre. L’historien des mobilités a réussi à préparer son HDR sur l’exportation du TGV outre-Atlantique… sans y mettre un pied. Comment faire sans se rendre sur le terrain ? « Aux États-Unis, beaucoup d’archives numérisées sont disponibles en ligne », raconte le chercheur. Bien qu’il aurait pu avoir accès à plus de matériel en se déplaçant, son choix n’a pas été reproché par ses pairs car il a été exposé sans détours : une analyse du point de vue français.
Ralentir. À ses collègues qui avancent l’argument de l’impact des recherches pour justifier leur bilan carbone, Arnaud Passalacqua leur présente une photo de 1927 sur laquelle on aperçoit Albert Einstein, Marie Curie, Hendrik Lorentz ou Paul Langevin… Ce congrès de Solvay réunissant les plus grands physiciens s’était tenu à Bruxelles. Quelques-uns venaient des États-Unis mais personne ne s’y était rendu en avion. Après avoir pris le bateau, certains ont séjourné jusqu’à six mois en Europe pour assister à cette fameuse conférence… dont “l’impact” ne pourra être contesté.