Faut-il quitter X ?

Si beaucoup se prennent à détester la cage à hyènes qu’est devenu X (ex-Twitter), les alternatives peinent à émerger, notamment dans la recherche.

— Le 10 novembre 2023

Mais comment en est-on arrivé là ? La situation ne fait que s’aggraver depuis le rachat en octobre 2022 par Elon Musk de Twitter, rebaptisé X entre temps. Des milliers de scientifiques ont déjà quitté la plateforme selon Nature ; d’après une étude publiée par des chercheurs américains, la moitié des utilisateurs partageant des contenus liés à l’environnement ont fui la plateforme et des universités suspendent leur compte officiel… En parallèle, la sphère climatosceptique ne cesse d’y croître, comme le montre l’étude Climatoscope 2023 réalisée par David Chavalarias et ses collègues. Résultat : des chercheurs agressés, voire harcelés, quittent cette agora qui faisait pourtant le lien entre scientifiques, citoyens, journalistes et politiques. Dans l’interview qu’elle nous avait accordé, Valérie Masson-Delmotte considérait son activité sur Twitter comme un  engagement personnel. Peut-on espérer des jours meilleurs sous le ciel bleu d’une autre plateforme ?

« Notre mission n’est pas de nous battre contre les trolls et les robots »

Clara Bufi, Aix Marseille Université

Hygiaphone. La réponse à la première question tient en un nom : Elon Musk, qui prône une liberté de parole absolue. « Son caprice était de faire de Twitter un porte-parole de l’altright ; il a réussi », résume Julien Gossa, enseignant-chercheur en informatique à l’université de Strasbourg. Pour lui, ce réseau social est avant tout un outil de travail : « Je l’utilise pour faire de la veille sur les institutions, diffuser les informations analysées et prendre la température parmi les collègues. » Au sein de la CPESR, il a participé à l’élaboration du baromètre de l’ESR que nous analysons ici. Un des principaux bouleversements ? La modification de l’algorithme générant votre fil d’actualité. Celui-ci a été rendu public et n’est clairement pas neutre : il booste certains posts dont ceux de son propriétaire Elon Musk, faisant de son compte celui le plus suivi. « Le réseau est devenu toxique, sans avenir », expose Julien Gossa. Pour lui, la décision de quitter X serait lourde de conséquences tant il y a investi : « J’avais tout juste franchi la barre des 10 000 abonnés au moment du rachat… » 

Terre brûlée. En mai 2023, le réseau renommé “X” a même quitté le code de bonnes pratiques de l’UE dont la nouvelle mouture de juin 2022 avait été signée par une quarantaine de plateformes dont Google et Meta. Elles s’engageaient alors notamment à « diaboliser la diffusion de la désinformation » et « renforcer la coopération avec les vérificateurs de faits ». Cette rupture de bail est tout un symbole, et va à l’encontre des missions de l’université : « On ne pouvait pas rester sur cette plateforme alors que l’on forme les étudiants à l’esprit critique », explique Clara Bufi, directrice de la communication d’Aix-Marseille Université (AMU), dernier établissement en date à y avoir suspendu son activité. L’université Rennes 2, Centrale Nantes et Sciences Po Toulouse l’avaient précédée en septembre, après une réflexion de près d’un an pour la première : « On attendait de voir mais depuis octobre 2022, les choses n’allaient pas dans le bon sens », témoigne Reine Paris, à la tête de la communication de l’université rennaise. 

« Linkedin monte en flèche mais la communauté des chercheurs en est loin »

Céline Authemayou, Groupe INSA

Nourrir le troll. Les signaux s’accumulent en effet : d’abord le licenciement d’une grande partie des employés de Twitter, notamment les prestataires chargés de la modération, puis l’annonce par Elon Musk en août 2023 d’en finir avec la possibilité de bloquer des comptes, dernier rempart contre le cyberharcèlement. « Certains chercheurs sont régulièrement exposés à des contenus haineux, des menaces, des situations de harcèlement… », rapporte Clara Bufi. Des messages violents, Julien Gossa en reçoit de temps en temps mais n’y répond pas : « Quand j’ai pris la défense de la sociologie, une bande de trolls pas content a surgi. Il s’agit en général de libertariens ». Pour d’autres, la situation est beaucoup plus grave. Trois scientifiques étaient invités à en témoigner sur le plateau de l’émission La Fabrique du mensonge le 5 novembre 2023. « En tant que femme, je suis victime d’un double procès en illigitimité », raconte Magali Reghezza, géographe à l’ENS travaillant sur les conséquences du changement climatique et cible de trolls climatosceptiques. Elle évoque également des collègues ayant reçu des menaces de mort, comme c’est le cas pour Christophe Cassou, chercheur en sciences du climat et largement engagé sur ces questions. Celui-ci avait annoncé quitter X en août, avant finalement d’y revenir… 

Acouphènes. Si une bascule s’est véritablement opéré depuis la crise de la Covid et les débats sur l’hydroxychloroquine, le contexte international de cet automne 2023 et l’enquête ouverte par la commission européenne sur le traitement du conflit israélo-palestinien ont fini d’accélérer la fuite des universitaires. Diffusion présumée de fausses informations, contenus violents et à caractère terroriste, discours de haine… « Aujourd’hui, les contenus haineux ont beaucoup plus de chances d’être repris, il est devenu impossible d’avoir un débat argumenté. Notre mission n’est pas de nous battre contre les trolls et les robots », constate Clara Bufi. Sa collègue de Rennes 2 Reine Paris abonde : « On encourageait auparavant nos chercheurs à être présents sur Twitter qui était un espace privilégié pour participer au débat public, explique Reine Paris. Mais les spécialistes sont devenus inaudibles, beaucoup de climatologues sont partis ». 

«  Plusieurs services nous ont indiqué leur soulagement »

Reine Paris, Université Rennes 2

Diète numérique. La décision de suspendre l’activité sur X a été plutôt bien accueillie dans les composantes de l’Université Rennes 2, selon Reine Paris : « Tous les services comme le service commun de documentation (bibliothèques universitaires) ou la culture qui administraient leur propre compte se sont alignés sur la position de l’établissement. Plusieurs nous ont indiqué leur soulagement. » La situation des laboratoires de recherche est un peu différente : « Nous sommes actuellement en discussion pour trouver des solutions en cohérence avec notre stratégie », explique la DirCom.

Bye-bye bluebird. Si certains établissements ont décidé de partir, d’autres n’ont pas eu à faire ce choix : le groupe INSA a vu son compte tout simplement suspendu du jour au lendemain, sans aucune explication ni recours. Au sein du service de communication, Céline Authemayou était responsable du compte Twitter : « En ouvrant l’appli, j’ai reçu une notification pour usage suspect puis, 24 heures après, je ne pouvais plus m’y connecter ». Elle écume la doc, dépose des tickets au SAV, contacte des employés via Linkedin… le tout sans succès : « Le plus embêtant est que le compte existe toujours, sans qu’on ait plus la main dessus », regrette-t-elle. Dernier tweet pour le groupe INSA à ses presque 8000 abonnés : 24 février 2023. 

« Mastodon favorise l’entre soi de par son architecture-même en sous-groupe »

Julien Gossa, Université de Strasbourg

En quête. La suspension de cet outil de marque a été difficile à accepter à l’époque mais, avec le recul, c’est peut-être un mal pour un bien : « On se demandait que faire avec Twitter. L’entretenir demandait beaucoup de travail pour de moins en moins d’engagement », témoigne Céline Authemayou qui avoue avoir l’esprit plus léger depuis la clôture du compte. Reste maintenant à lui trouver un remplaçant : « Linkedin monte en flèche mais la communauté des chercheurs en est loin. Il manque aujourd’hui un lieu pour partager les actualités de la recherche », explique la chargée de communication. 

Éléphant dans la pièce. Autre alternative possible : Mastodon – on vous en parlait en novembre 2022. Un certain nombre de chercheurs l’ont investi et apprécient les discussions apaisées entre pairs. Mais Le réseau est loin de faire l’unanimité : « trop compliqué » pour Céline Authemayou, trop « geek » pour Jean-Michel Courty, physicien et vulgarisateur scientifique sur les réseaux sociaux, qui n’en peut pourtant plus de X : « Jusqu’il y a quelques mois j’étais dans des bulles sympathiques et cordiales sur “Xwitter” mais ces derniers temps trop de m** et d’agressivité ». « Mastodon favorise l’entre soi par son architecture-même en sous-groupe », regrette Julien Gossa, qui souhaite justement communiquer à des collègues d’horizons différents. 

« On retrouve [sur Bluesky] la coolitude de Twitter d’avant »

Jean-Michel Courty, Sorbonne Université

Entre potes. Dans ce contexte, la place reste encore libre pour un nouveau venu : Bluesky. Avec près de deux millions d’utilisateurs, la plateforme lancée en février 2023 s’apparente encore à un club privé où la création de compte requiert un code d’invitation. Céline Authemayou s’est créée un compte personnel pour y prendre la température : « L’ambiance est très calme et policée, à l’image du cliché sur le gendre idéal ». Bluesky est en effet l’objet de blagues qui tournent sur son grand frère diabolique X. C’est ainsi que Julien Gossa en a entendu parler : « J’y suis depuis deux mois, ça change de la foire qu’est devenu Twitter », témoigne le chercheur qui encourage aujourd’hui ses collègues à passer sous un ciel plus agréable en leur proposant des codes d’inscription. Ayant fait de même, le professeur de Sorbonne Université Jean-Michel Courty témoigne sur Bluesky itself : « Ici on retrouve la coolitude de Twitter d’avant, le plaisir de retrouver ceux qu’on apprécie. » Côté climat, les “célébrités” actives sur X – Valérie Masson-Delmotte, Christophe Cassou, Magali Reghezza ou Wolfgang Cramer – ont créé leur compte Bluesky mais publient encore peu.

Copycat. Développé par l’ancien patron de Twitter Jack Dorsey, l’interface ressemble comme deux gouttes d’eau à celle de X, avec moins de fonctionnalités – pas de messages directs ni de sondage possible dans les posts – et quelques différences subtiles : Bluesky propose de configurer sa “timeline” dans les moindres détails et de s’abonner à des fils thématiques via des mots-clés ou même de les créer, ce qu’a fait Julien Gossa avec #VeilleESR. Mark Carrigan l’expliquait sur le blog Impact of social sciences, ces fils thématiques sont pour l’instant le moyen de trouver de nouveaux comptes à suivre mais, si Bluesky grossit, ils permettront de passer d’une communauté à l’autre. Le chercheur britannique en apprécie la culture « rafraîchissante ». Si ce n’est pas le bon endroit pour courir après la célébrité, l’esprit de compétition risque d’arriver à un moment, prédit-il en substance.

« Il manque aujourd’hui les institutions sur Bluesky »

Julien Gossa, Université de Strasbourg

Affaire de pionniers. Est-ce le moment pour les chercheurs de prendre la main sur Bluesky et d’en faire un outil sur mesure ? « Nous sommes au début de quelque chose qui pourrait fédérer les communautés de l’ESR », estime Céline Authemayou. Même s’il est principalement actif sur Bluesky, Julien Gossa n’arrive pas encore à se passer de X pour son travail de veille : « Il manque aujourd’hui les institutions sur Bluesky », explique le chercheur qui regrette au passage l’absence de discussion dans les instances universitaires sur cette question d’importance – les décisions de départ de X s’étant principalement décidées entre les services de communication et les directions des universités. Certaines d’entre elles sont en phase d’observation sur Bluesky et celle d’Aix-Marseille Université espère que d’autres suivront leur départ de X et qu’elles trouveront ensemble « un réseau social éthique pour la voix de la recherche ». Si vous vous lancez sur Bluesky, faites-nous signe avec un #HelloESR !

Suspendre ou supprimer ?

La différence est subtile mais a son importance : suspendre son compte X laisse la porte ouverte à un retour éventuel, comme l’a fait le climatologue Christophe Cassou. « Ne pas supprimer définitivement notre compte permettait de laisser visible la publication expliquant notre décision », explique Reine Paris, directrice de la communication à l’Université Rennes 2. Une manière également d’occuper l’espace et d’éviter la création de faux comptes – la certification des comptes sur X étant aujourd’hui payante… sans autre forme de contrôle.

À lire aussi dans TheMetaNews

ChatGPT, your super secretary

This is the English version of an analysisoriginally published in French in October 2023. You are all unanimous : your administrative burden has increased and even exploded. Thus blasting your diaries, as detailed in the box. To remedy this, some of you are using...

Argentina’s research on the brink

This is the English version of an analysisoriginally published in French in February 2024. “Science is not expensive, ignorance is”, read the signs held up by researchers in front of the Polo Cientifico [ed.: the ministry of research] on February 14, in Buenos Aires,...