Hervé Chneiweiss : « En neurosciences, ce qui paraissait un peu fou devient réel »

Neurologue et neurobiologiste, Hervé Chneiweiss préside le comité d’éthique de l’Inserm et analyse la charte pour un développement responsable des neurotechnologies récemment parue.

— Le 24 novembre 2022

Quel est l’objectif de cette charte sur les neurotechnologies ?

Elle comporte neuf principes dont un volet “sciences & société” pour encourager le débat public sur le sujet. Le transfert de la recherche fondamentale aux applications en est également un point central. C’est pourquoi nous avons auditionné à la fois des acteurs publics et privés durant les 18 mois de préparation de ce texte. Celle-ci fait suite à une recommandation de l’OCDE [Organisation de coopération et de développement économiques, NDLR] sur l’innovation responsable dans le domaine des neurotechnologies. À l’heure actuelle, 19 organismes de recherche, associations et entreprises l’ont signé mais d’autres vont suivre, comme Sanofi l’a annoncé.

« Les données de notre cerveau constituent l’un des derniers refuges de notre intimité »

Hervé Chneiweiss

Que nous promettent les neurotechnologies ?

Leurs applications pourraient bénéficier au domaine de la santé mais pas seulement. Des techniques invasives comme l’implantation d’électrodes pour stimuler certaines parties du cerveau ont déjà démontré leur efficacité. Une découverte française – par Bernard Bioulac et Alim-Louis Benabid – a ainsi permis de soigner depuis la fin des années 1980 plusieurs centaines de milliers de patients atteints d’une forme de la maladie de Parkinson. D’autres techniques non-invasives comme la stimulation magnétique transcrânienne servent dans la rééducation après un accident vasculaire cérébral . Certaines techniques dites de “biofeedback” pourraient quant à elles réduire les problèmes de concentration de certains enfants, voire aider à résoudre les difficultés d’apprentissages des dyslexiques. Les bénéfices seraient énormes.

Qui dit promesses, dit dérives potentielles : lesquelles sont à craindre ?

Un des premiers enjeux est celui de la vie privée : les données de notre cerveau constituent l’un des derniers refuges de notre intimité. Si certaines applications peuvent être alléchantes comme celle proposée par Facebook du “brain to text”, consistant à décoder l’activité cérébrale pour une écriture automatique, celles-ci donnent également accès à toutes les autres pensées que vous auriez eu durant la “dictée”. Quant aux technologies permettant de modifier les comportements, elles posent également les problématiques de l’interférence avec la prise de décision et du contrôle des biais. Les effets sur les cerveaux en développement des enfants, notamment des neuro-jeux, reste une question ouverte. Enfin, ces technologies doivent être accessibles à tous si leur effet bénéfique est prouvé.

« La stratégie de la “hard law” ne fonctionne pas »

Hervé Chneiweiss

Pourquoi maintenant ?

Grâce aux progrès scientifiques, en neurosciences et en informatique, ce qui paraissait un peu fou il y a quelques années devient réel. Pour revenir à l’exemple du “brain to text”, le dernier record est de 90 caractères à la minute, ce qui correspond à la vitesse à laquelle on tape des SMS. Et cela va s’accélérer dans les années à venir , avec de nombreux transferts de la recherche fondamentale au secteur privé. Ce dernier y consacre d’ailleurs beaucoup de moyens : Facebook et Elon Musk ont chacun déjà investi un milliard de dollars dans le domaine. Quant à la Darpa [Agence pour les projets de recherche avancée de défense des États-Unis, NDLR], elle consacre deux milliards aux neurotechnologies.

Face à de tels enjeux, une charte est-elle suffisante ? Une loi serait-elle souhaitable ?

La stratégie de la “hard law” [construire des lois et donc contraindre les acteurs, NDLR] est compliquée et ne fonctionne pas, comme nous le montre l’exemple de la loi de bioéthique et son manque d’harmonisation internationale. D’une part car les technologies évoluent très vite, d’autre part car, parmi les 196 pays de l’ONU, certains ne voudront pas s’y plier – on voit l’échec de la COP27 sur un sujet de consensus scientifique comme le climat. Pour les neurotechnologies, la stratégie de l’OCDE est donc de rester dans le “soft law”, non contraignant. Avec un nombre grandissant de signataires, cette charte deviendra je l’espère un label. Les entreprises, pour qui la réputation est très importante, adopteront ainsi des attitudes vertueuses. Pour citer les travaux de Michel Foucault sur la biopolitique, la régulation – a fortiori à l’échelle internationale – fonctionne mieux graĉe à la norme qu’avec des lois.

Et qu’en est-il à l’étranger ? 

En France, nous sommes des pionniers, les premiers à rédiger une telle charte. Si elle fonctionne, nous la proposerons au reste de l’Europe… et si cela fonctionne à l’échelle européenne, à d’autres pays qui n’y appartiennent pas.

« Aujourd’hui, on n’imaginerait pas un colloque sans aborder les questions de l’interface avec la société »

Hervé Chneiweiss

Plus généralement, les chercheurs se saisissent-ils suffisamment des questions d’éthique ? En France, la formation des chercheurs est-elle satisfaisante ?

Ce n’est jamais suffisant mais j’observe que l’éthique est de plus en plus présente. Aujourd’hui, on n’imaginerait pas un colloque sans aborder les questions de l’interface avec la société et de l’impact de nos recherches sur la vie de nos concitoyens. Beaucoup de travail reste donc à faire sur la formation des chercheurs. Par exemple, très peu connaissent la convention d’Oviedo [seul instrument juridique contraignant international pour la protection des droits de l’homme dans le domaine biomédical, NDLR] dont l’article 28 demande aux chercheurs la communication auprès du grand public de toutes découvertes scientifiques pour un débat éclairé. Toutefois, grâce aux efforts réalisés par les écoles doctorales, la nouvelle génération semble mieux armée.

D’ailleurs, les jeunes docteurs commencent à prêter serment depuis septembre. Vous qui êtes médecin et avez prêté serment, qu’en pensez vous ?

Le parallèle entre le serment des docteurs et le serment d’Hippocrate n’est pas forcément pertinent. En effet, le médecin s’engage à servir le patient mais le chercheur ne doit pas “servir la science”. En revanche, ce dernier s’engage à adopter une attitude responsable et respectueuse envers ses collègues. Le serment est donc un instrument de construction de la confiance entre scientifiques – comme la charte d’ailleurs. Dans un contexte de fragmentation de la communauté, il est crucial de retisser des liens. De plus, on a beaucoup raillé son utilité [le syndicat SNCS vient d’en remettre une couche, NDLR] mais le serment constitue un lucre cérémoniel au moment de la soutenance, ce qui n’est pas à négliger.

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