Histoires de chercheurs bâillonnés

Faute d’une protection juridique spécifique, des chercheurs se retrouvent devant les tribunaux pour diffamation. Analyse de cas récents de procédures bâillon.

— Le 23 septembre 2022

Si la science reste souvent à la porte des tribunaux, les chercheurs y entrent parfois. En janvier dernier, le politologue Alexandre Dézé reçoit un courrier pas comme les autres : il est mis en examen, suite à une plainte pour diffamation. Cela signifie qu’il est soumis à une procédure judiciaire immédiate et doit faire appel à un avocat dans les plus brefs délais.

Tremblements. Passé un moment de stupeur, l’enseignant-chercheur se tourne vers ses collègues de l’université de Montpellier dont il obtient vite le soutien. « Les bras m’en sont tombés », se souvient Guylain Clamour, doyen de la faculté de droit et de science politique, encore stupéfait. « Il s’agit d’une pression inqualifiable. Dans cette affaire, on est au cœur de la liberté académique, avec des propos qui ne sont pas des opinions mais des propos scientifiques », ajoute le juriste.

« Il s’agit d’une pression inqualifiable, on est pourtant au coeur de la liberté académique »

Guylain Clamour, doyen

La plainte vient de l’Ifop. L’institut de sondage n’a pas apprécié les critiques d’Alexandre Dézé au sujet de leur enquête portant sur le rapport des musulmans aux attentats de Charlie, tels que rapportés par Le Monde : « La faiblesse méthodologique est délirante et en même temps il existe une croyance indéboulonnable que ces sondages sont de la science », déclarait le chercheur en science politique dans un article de septembre 2020. L’Ifop a porté plainte dans la foulée avec constitution de partie civile, déclenchant automatiquement une enquête judiciaire. 

Relaxe assurée ? Cette affaire est l’un des derniers exemples de procédures bâillon visant à faire taire des chercheurs. Elles visent le plus souvent des journalistes ou des ONG qui, en cas de mise en examen pour diffamation, risquent jusqu’à 45 000€ d’amende. Mais ce n’est pas la peur d’être reconnu coupable qui les inquiète le plus : généralement relaxés, les chercheurs doivent malgré tout payer les frais d’avocat – autour de 3000 ou 4000 euros – en plus de l’impact psychologique d’une telle procédure.

Dommage collatéral. « Brutal », commentait ainsi en 2016 Alain Garrigou, également chercheur en science politique, qui a fait l’objet par deux fois de plaintes pour diffamation pour des critiques sur le même sujet des sondages et de leur usage politique. En 2015, le tribunal innocente le chercheur, reprenant même le terme de “poursuite bâillon” dans son jugement… mais jamais Alain Garrigou n’obtiendra de dommages et intérêts.

« Les chercheurs partent bille en tête »

David Mendel, avocat

Une dizaine de plaintes suivies de procès ont été déposées à l’encontre de chercheurs par des entreprises ou des particuliers entre 1986 et 2011, récapitulait en 2017 un rapport dirigé par Denis Mazeaud. Juristes, économistes, politologues ou sociologues, ce sont principalement les sciences humaines et sociales qui sont touchées. Le rythme semble s’accélérer avec trois affaires en cours cette année – dont l’affaire impliquant Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, que nous ne détaillerons pas ici mais dont vous pouvez lire le témoignage.

Frères ennemis. Peu commune, l’une d’entre elles a récemment opposé deux chercheurs. Le sociologue Gérald Bronner porte plainte en octobre 2020 pour diffamation contre son collègue Sylvain Laurens – ainsi que ses co-auteurs journalistes au Monde Stephane Horel et Stéphane Foucart et leur maison d’édition La Découverte – pour des propos figurant dans son dernier ouvrage – relisez l’interview que TheMetaNews avait faite à sa sortie – avançant qu’il ne faisait plus de terrain depuis 2002. 

Dura lex sed lex. Les procédures ont en plus l’inconvénient de traîner dans le temps : le procès ne s’est tenu qu’en mars dernier. La 17ème chambre du Tribunal de Paris, qui juge la plupart des affaires de presse, a alors abrité des discussions assez poussées autour de la sociologie, opposant partisans de Bourdieu à ceux de Boudon.

« Les tribunaux ne sont pas utiles pour faire avancer la science »

Sylvain Laurens, sociologue

Dans son jugement rendu en juin dernier, la justice a relaxé Sylvain Laurens et ses co-auteurs journalistes, estimant qu’il s’agissait d’un jugement de valeur et non de diffamation caractérisée. Soulagé, le sociologue ressent pourtant de la frustration des deux côtés : « Gérald Bronner aurait aimé redorer sa réputation scientifique et nous, nous aurions aimé qu’on reconnaisse que ce que nous avions écrit était “vrai” mais la justice n’a pas regardé ça. Elle utilise ses propres catégories de classement. Les tribunaux ne sont pas utiles pour faire avancer la science », conclut-il de sa malheureuse aventure.

Le choix des armes. « Les chercheurs partent bille en tête », remarque David Mendel, avocat spécialisé en droit de la presse qui défend Alexandre Dézé. À sa mise en examen, ce dernier commence immédiatement à préparer une logique argumentative en vue du procès mais son avocat le reprend : «  Il m’a expliqué qu’on était sur le terrain juridique et non scientifique », raconte le chercheur.

Pairs à la rescousse. L’affaire que l’on appelle déjà “l’affaire Dézé” n’appartient plus vraiment au politologue. Elle est devenue plus largement celle de la communauté scientifique, dont Alexandre Dézé a reçu un large soutien – la section 04 du CNU a publié un texte condamnant la plainte de l’Ifop, recevant près de 800 signatures. Et au jour le jour, elle n’est plus si visible pour lui :son avocat gère. Maître David Mendel se veut d’ailleurs confiant quant à l’issue de la procédure : « Le risque de condamnation est très faible ».

« Il était hors de question de me taire »

Alexandre Dézé, politologue

En tant que fonctionnaires, les chercheurs en poste peuvent demander la protection fonctionnelle à leur institution. Visé par une plainte, Alexandre Dézé en a fait la requête et l’université de Montpellier lui a accordé dans les quinze jours. Celle-ci apporte alors un soutien public et en général – mais pas toujours – financier en couvrant les frais d’avocat. « Je suis reconnaissant de cet aspect protecteur mais en même temps décontenancé par le fait que ce soit l’Université qui doive régler les frais de justice liés à cette affaire ! », s’exclame le politologue. 

Retard à l’allumage. Sylvain Laurens hésitait à en faire la demande à l’EHESS mais a finalement bénéficié des services de l’avocat payé par la maison d’édition, également sur le banc des accusés. Heureusement pour lui car les institutions ne sont pas toujours réactives : « Je n’ai obtenu accusé de réception de mon email informant de ma mise en examen la présidence et le service juridique de mon établissement que six mois après », explique le sociologue. 

Tête brûlée. Finalement, l’effet bâillon fonctionne-t-il ? Pour Alexandre Dézé, qui devait  justement sortir un livre critique sur les sondages en mars, c’est non : « Il était hors de question de me taire. En pleine campagne présidentielle, parler de l’évolution problématique des pratiques sondagières me semblait au contraire un impératif. ». Le sociologue Sylvain Laurens a pour sa part été beaucoup plus prudent : « Stéphane Horel, Stéphane Foucart et moi-même n’avons rien écrit sur Gérald Bronner durant deux ans – notre avocat nous l’avait déconseillé. On peut dire que l’effet bâillon a bien existé et le fait d’avoir été relaxés nous a soulagé. » Jusqu’à la prochaine plainte ?

La protection fonctionnelle fonctionne-t-elle ?

La recommandation de rendre automatique la protection fonctionnelle, formulée dans le rapport Mazeaud en 2017, est restée lettre morte. S’en est suivie une circulaire à l’attention des présidents d’université, rappelant les conditions de cette protection ainsi que le traumatisme de la mise en examen pour les chercheurs et la nécessaire défense de la liberté académique. Contrairement à certains pays comme le Canada qui a mis en place une loi anti-SLAPP – pour Strategic Lawsuits Against Public Participation – suite à cette très médiatique affaire de 2008, la France privilégie la liberté fondamentale “d’agir en justice”, c’est-à-dire d’intenter un procès sans trop risquer de se retrouver à payer d’énormes indemnités – comme ce chercheur américain. Pour l’avocat David Mendel, « le droit français est favorable à la liberté d’expression et à celle des chercheurs ».

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