Huit scientifiques devant la justice

Le procès de huit Scientifiques en rébellion s’étant introduits au Muséum national d’histoire naturelle s’est tenu à Paris. Avec une question : la fin justifie-t-elle les moyens ?

— Le 8 décembre 2023

Jeudi 30 novembre, ils sont une vingtaine regroupés sur le parvis du tribunal de justice de Paris, porte de Clichy, sous un soleil froid. Certains ont revêtu une blouse blanche, d’autres font flotter le symbole du mouvement Extinction Rebellion. Une banderole étalée devant eux clame « Réponse de l’État à l’urgence climatique : mettre les scientifiques en procès » – nous avons immortalisé l’instant. Parmi eux, Kévin Jean, Isabelle Goldringer ou Jérôme Guilet, que nous avions interrogé pour notre enquête sur les Scientifiques en rébellion. Alors qu’à Bordeaux démarrait ce même jour leur COP alternative, ils venaient soutenir leurs huit camarades poursuivis. 

Exit please. Retour en début de matinée. Dans la salle 4.07 pleine à craquer du tribunal de Paris flambant neuf, les avocats s’agitent. Plusieurs affaires doivent être traitées dans la matinée mais c’est l’affaire numéro 6, celle des Scientifiques en rébellion, qui ouvre finalement le bal. La présidente appelle à la barre les huit accusés : trois femmes, cinq hommes, entre 25 et 62 ans qui, le 9 avril 2022, se seraient maintenus illégalement au sein du Muséum national d’Histoire naturelle (MNHN). « Avez-vous bien compris qu’on vous demandait de sortir ? » demande la juge aux scientifiques jusqu’alors restés muets lors des interrogatoires.

« Personne ne nous a formellement demandé de sortir »

Philippe*, scientifique en rébellion

Présents et absents. Victoire*, doctorante en sociologie, parle en premier : « Je n’ai rien à déclarer et je m’en tiens à la déclaration commune ». Tous suivront son exemple jusqu’au dernier, Philippe, qui ne peut s’empêcher de lever en partie le suspens : « Personne ne nous a formellement demandé de sortir ». « Y a-t-il des personnes pour représenter le Muséum national d’Histoire naturelle ? », interroge la juge. Chacun se retourne pour guetter une réponse qui ne vient pas. La mésaventure lui aurait coûté environ 950 euros mais le Muséum ne s’est pas constitué partie civile – une procédure permettant notamment de demander des dommages et intérêts.

Rembobinage. C’est maintenant le moment d’entrer dans les détails ; cela va durer un moment. Les prévenus sont invités à s’asseoir sur des strapontins placés perpendiculairement au bureau de la juge : quatre d’un côté, quatre de l’autre, tels une haie d’honneur pour les témoins à venir. « Il s’agissait de la première action des Scientifiques en rébellion, créé suite à l’appel signé par plus de 1000 scientifiques et publié dans le Monde. D’autres actions avaient lieu au même moment ailleurs en Europe », commence la juge. En mars, le Muséum aurait reçu une demande par email pour la tenue en son sein d’une conférence pour alerter sur l’urgence climatique et environnementale, ce qu’il a refusé. 

« Les heures d’ouverture étaient-elles indiquées sur la porte ? »

Le procureur

Musée assiégé. Faisant fi de la réponse, les Scientifiques en rébellion ont, le 9 avril 2022 en fin de journée, déployé leur banderole au milieu de la grande galerie de l’évolution, trois se sont attachés au squelette de mammouth avec des antivols de moto. « Tout s’est passé dans le calme, aucune dégradation n’est à déplorer », précise la juge, une femme au long cheveux brun et lisses. Prévenue par le Muséum, la police arrive sur les lieux vers 19h. Parmi les Scientifiques en rébellion, des médiateurs sont chargés d’expliquer l’action en cours aux personnels du Muséum ainsi qu’aux forces de l’ordre. Les militants s’opposent pacifiquement à une quelconque injonction à quitter les lieux, ce qu’ils finiront finalement par faire de leur plein gré vers 20h30. 

Saturday night fever. Pourquoi le Muséum a-t-il donc appelé la police ? Grand, mince et masqué de noir, Thibaut*, chercheur contractuel, tente une explication : le Muséum voulait se protéger en termes d’image et contre d’éventuelles dégradations. C’est paradoxalement le procureur qui ira le plus loin dans la défense des Scientifiques en rébellion : « Les heures d’ouverture étaient-elles indiquées sur la porte ? ». Une question qui fait sourire voire rire le public – la juge devra reprendre deux jeunes femmes –, mais qui n’est que faussement naïve : « Tous les musées ferment à des heures différentes, parfois organisent des nocturnes…  » Sur les bancs des accusés, Pierre M., mathématicien, lance : « Comme c’est dommage que le Muséum ne soit pas là pour répondre… »

« Madame la présidente, allez-vous condamner des scientifiques pour être restés dans un lieu scientifique, en disant simplement la vérité ? »

Isabelle K., scientifique en rébellion

Citation bien placée. Il est maintenant temps pour les Scientifiques en rébellion de contre attaquer sur le fond. L’économiste Ariane L. commence la déclaration promise : « Répondre par des actions de sensibilisation est le devoir des scientifiques face aux catastrophes à venir – nous atteindrons peut-être les +1,5°C dès 2023 (…) –, face à l’aveuglement et l’inaction des politiques (…), face à l’effondrement de la biodiversité (…) ». Pierre continue avec un rapide historique du mouvement Extinction rebellion qui a donné naissance à sa branche scientifique. Il cite ensuite Bruno David, précédent président du Muséum, et son ouvrage publié en 2021 : « Si rien n’est fait, cette nouvelle crise majeure de la biodiversité aura bien lieu et l’humanité (…) pourrait elle aussi disparaître. » 

Colibri. La jeune greffière retranscrit calmement ces funestes prédictions. Pour Pierre, professeur à l’Université d’Aix-Marseille, tout cela justifie que les chercheurs se tournent vers des actions de désobéissance civile non violente. Isabelle K. clôt en justifiant le choix du Muséum par la symbolique qu’il représente. « Madame la présidente, allez-vous condamner des scientifiques pour être restés dans un lieu scientifique, en disant simplement la vérité ? », demande la comédienne. « Les scientifiques ont fait leur part », continue-t-elle. La justice pourrait-elle à son tour faire la sienne en reconnaissant la nécessité de leur action ?

« Si elle n’était pas légale, l’opération au Muséum était légitime »

Pierre-Henri Gouyon, biologiste émérite

Ghandi en blouse. La juge saisit au vol cet argument d’état de nécessité, avancé par nombre d’activistes et par les Scientifiques en rébellion aujourd’hui : « En quoi ces actions à la limite de la légalité font-elles avancer votre cause ? ». Le procureur en rajoute une couche : « Pourquoi ne pas s’adresser aux parlementaires pour faire bouger les lois ? » Les langues se délient alors parmi les accusés qui se lèvent chacun leur tour. On voit ce que sont devenues les propositions de la convention citoyenne pour le climat… répond Thibaut*. De plus, leurs actions ont un impact médiatique. Philippe* estime quant à lui devoir utiliser tous les moyens nécessaires, toutes les formes d’actions, face à cette sixième extinction de masse… « Jusqu’où ? » demande la juge. Dans la limite de la non-violence, répond Ariane, la voix cassée. 

Allo Houston. Le premier témoin entre en scène : Pierre-Henri Gouyon, professeur émérite au MNHN. À la demande de la juge, le biologiste lève la main et jure, non pas de dire toute la vérité mais « d’apporter son concours à la justice en son honneur et conscience ». Il peut alors commencer. « J’étudie la biodiversité depuis 40 ans et la situation est compliquée : nous en avons une vision simpliste et biaisée », embraye-t-il avant de comparer la biodiversité, qui nous paraît immobile alors qu’elle est en constante évolution, à un satellite en perte de vitesse : « On se dit que tout va bien alors qu’il va bientôt s’effondrer ! » 

« Il y a besoin d’actions coup de point, d’électrochocs, pour que le sujet soit plus discuté dans l’espace public »

Fabrice Flipo, philosophe

Contre lobbying. Pierre-Henri Gouyon passe alors en revue la disparition de la majorité des insectes, l’empoisonnement par les pesticides, les cris d’alertes des scientifiques depuis 50 ans, la puissance des lobbys de l’agrochimie… « Face à la folie destructrice, les scientifiques désespérés qui se donnent du mal et prennent des risques rendent un grand service à la société. » Si elle n’était pas légale, l’opération au Muséum était légitime, estime-t-il. Le procureur se lance : « Je vous trouve bien pessimiste », avant d’interroger le témoin sur la question qui lui tient tant à cœur : pourquoi ne pas passer par la voie parlementaire ? 

Précieux journalistes. Les scientifiques travaillent à la sensibilisation des élus mais sans pression de l’opinion publique, ils ne bougeront pas, explique en substance Pierre-Henri Gouyon en citant un exemple qu’il connaît bien, celui des OGM : « La victoire a été une combinaison de l’action de militants, de journalistes, de paysans… ». Dans une ambiance très cordiale, le professeur émérite remercie le Muséum d’avoir porté plainte, donnant ainsi aux scientifiques rebelles une tribune dans la presse – plusieurs d’entre eux sont présents dans la salle. « Nous devrions peut-être tous occuper les bureaux des grands médias », lance-t-il en riant.

« Les politiques ont choisi de ne pas écouter les scientifiques »

Christophe Bonneuil, historien des sciences

Thérapie de choc. Le biologiste cède la place au second témoin : Fabrice Flipo, philosophe à l’Université Paris Cité et enseignant à Mines Telecom – « le temple de la technologie ». Tour à tour, il fixe du regard la greffière, la juge, le procureur. « Le GIEC écarte les pires scénarios, mais il existe une probabilité que la France atteigne les 50°C comme dans la Vallée de la mort », continue-t-il. « N’y a-t-il pas d’autres moyens d’alerter ? », l’interroge la juge. Si, mais cela ne suffit pas, estime le philosophe. Les Scientifiques en rébellion acquiescent. « Il y a besoin d’actions coup de point, d’électrochocs, pour que le sujet soit plus discuté dans l’espace public. Ce type d’action est nécessaire », conclut-il. 

Merle moqueur. Le troisième témoin entre vêtu d’un grand blouson noir. Bien connu des milieux écologistes, l’historien des sciences Christophe Bonneuil a notamment montré que TotalEnergies – dont les Scientifiques en rébellion ont mis en scène le procès fictif il y a quelques jours à Bordeaux – avait conscience du réchauffement climatique généré par l’utilisation des énergies fossiles depuis les années 1970. Aujourd’hui, il retrace à la barre l’historique des alertes formulées par les scientifiques en commençant par celle de Roger Heim. Académicien des sciences et directeur du Muséum, le botaniste avait préfacé le célèbre ouvrage de Rachel Carson Printemps silencieux paru en 1963 en appelant à punir les marchands de produits toxiques que sont les industriels de la chimie de synthèse.

« Répondre par des actions de sensibilisation est le devoir des scientifiques face aux catastrophes à venir (…) »

Ariane L., économiste

COP 49. Christophe Bonneuil égrène les dates : 1971, le message de Menton, 1992, le sommet de Rio… Malgré cette litanie de lettres signées par des milliers de scientifiques, en 2023, rien n’a changé. « Les politiques ont choisi de ne pas écouter les scientifiques », déclare-t-il, jugeant l’action des Scientifiques en rébellion tout à fait proportionnée aux enjeux. « Si la justice et le droit n’aident pas la société à changer, combien de COP allons-nous devoir attendre avant un début d’amélioration ? », demande l’historien. 

Pas de récidive. Silence de la juge et du procureur. Les a-t-il convaincus ? Pour l’heure, les questions de “personnalité” sont à l’ordre du jour. Chaque accusé doit dire s’il a déjà été condamné, quelle est sa profession et combien il gagne – histoire de juger de la proportionnalité d’éventuelles amendes. Aucun n’a de casier, leurs revenus vont de pratiquement zéro à 5000 euros par mois et la moitié travaille actuellement dans la recherche académique. La parole est au procureur.

« En quoi ces actions à la limite de la légalité font-elles avancer votre cause ? »

La juge

Le tort des absents. « Nous jugeons aujourd’hui de faits contraventionnels et non de délits, ce qui signifie que l’intention n’a que peu d’importance », rappelle le procureur, balayant l’argumentaire élaboré sur l’état de nécessité. « Si les heures d’ouverture n’étaient pas indiquées et que la direction du Muséum n’a pas dit que le musée fermait, il y a insuffisance légale ». En conséquence, le procureur requiert la relaxe : « Le doute doit profiter aux prévenus ». Le Muséum savait-il que son absence serait décisive ? Ne s’est-il pas fait représenté en connaissance de cause ? L’audience ne le dira pas mais les 30 000 étudiants et personnels signataires de la pétition de soutien aux Scientifiques en rébellion ont peut-être pesé dans la balance.

Exception à la française. L’avocat commence sa plaidoirie : « Je suis très heureux que le ministère public en arrive à ces recommandations », soulignant au passage le montant élevé des amendes – 300 euros. Il en remet tout de même une couche sur l’état de nécessité : « Je ne vais pas revenir sur le fond, que les prévenus ont très bien plaidé mais sur le droit ». La définition de l’état de nécessité – un acte juste et proportionné en cas de danger imminent, pour soi-même ou pour autrui – s’applique tout à fait pour les Scientifiques en rébellion. L’avocat demande donc à son tour la relaxe et finit par invoquer la liberté d’expression : « Dire la vérité n’est pas un crime, la France serait le seul pays à poursuivre ses scientifiques pour ce motif ». Rendez-vous le 15 janvier pour le verdict. 

* Les noms ont été changés.

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