Antoine Petit : « Le CNRS est irremplaçable, qui peut dire le contraire ? »

Où sera le CNRS dans 30 ans ? Le PDG du CNRS Antoine Petit répond à nos questions sur l’avenir de l’organisme sur fond de montée en puissance des universités et d’évolutions sociétales.

— Le 19 octobre 2022

Travailler au CNRS n’a pas toujours été prestigieux et ne l’est devenu progressivement qu’à partir des années 80 et 90 [relire notre interview de Julien Barrier]. Pensez-vous que ce prestige se maintiendra dans les années à venir ?

↳ Si demain ce prestige diminue, ce sera évidemment un très mauvais signe. Je n’ai pas connu cet état antérieur mais tous les dirigeants actuels et futurs doivent travailler à conserver cette aura. Nous devons cette bonne réputation avant tout à la qualité de nos personnels, à la puissance scientifique de nos instituts et des unités de recherche qui s’y rattachent. Le prestige du CNRS repose aussi sur des conditions d’accueil et de travail attractives et une image de marque exceptionnelle dans le monde entier. 

Cette courbe du prestige semble inversement proportionnelle à celle des postes universitaires, dont l’image est dégradée aujourd’hui…

↳ Ce serait une grave erreur de penser que le prestige est un système de vases communicants, celui des universités se faisant au détriment du CNRS et inversement. Je vous accorde que le prestige des universités est un vrai sujet, mesuré aujourd’hui par le biais des classements internationaux dans lesquels d’ailleurs, depuis la signature unique, beaucoup ont significativement progressé. Je n’ai jamais adhéré à cette idée selon laquelle le CNRS et les universités seraient concurrents. Ceux qui la propagent font preuve selon moi d’une méconnaissance de la situation internationale, où organismes de recherche et universités cohabitent. Je reviens du Japon [l’interview a eu lieu le 10 octobre, quelques jours après l’inauguration d’un centre de recherche international avec l’université de Tokyo, NDLR] et, croyez-moi, le système de recherche y est tout aussi divers qu’en France.

« Ce n’est pas en détériorant les conditions de travail des scientifiques CNRS qu’on améliorera celles de leurs collègues universitaires»

Antoine Petit

Pour que les enseignants-chercheurs enseignent moins, faut-il que les chercheurs enseignent plus ?

↳ C’est une absurdité. Le discours consistant à dire qu’il faudrait décharger les universitaires d’une partie de leurs cours pour la transférer aux chercheurs et aux chercheuses ne tient pas la route, ni mathématiquement, ni philosophiquement. Mais il est évident que la charge d’enseignement des universitaires est trop élevée, 192 heures d’équivalent TD, c’est trop, il faut qu’une souplesse puisse être mise en place par les établissements, comme la loi l’y autorise déjà, d’ailleurs. Mais ce n’est pas en détériorant les conditions de travail des scientifiques CNRS qu’on améliorera celles de leurs collègues universitaires. Sur les 11 000 chercheurs et chercheuses CNRS, plus de la moitié ont déjà une charge d’enseignement, dont le volume moyen annuel est de 33 heures, très loin des 192 heures de leurs collègues bien sûr. Rappelons que des chercheurs permanents existent dans tous les pays du monde, ce n’est pas une spécificité française.

Il existe pourtant une vraie spécificité française : les UMR.

↳ Vous avez raison. Cet objet UMR, cette “joint venture” scientifique est une bonne idée française. Elle nous est d’ailleurs enviée par certains pays, ce qui est étrangement parfois perçu comme une faiblesse à l’intérieur l’est comme une force à l’extérieur. Cela ne veut pas dire que tout est parfait et qu’il n’y a pas de marge d’amélioration. Mais, dans ces débats autour des UMR, il me semble indispensable d’adopter une démarche scientifique, en précisant au mieux le point que l’on veut résoudre ou améliorer, et en partageant les indicateurs qui nous permettront de vérifier que nous progressons.

« La France adore les débats sur d’éventuelles fusions ou transferts entre les uns et les autres, c’est du temps perdu »

Antoine Petit

La question n’est-elle pas la suivante : faut-il que le CNRS délègue l’emploi de ses chercheurs aux universités dans le cadre de l’autonomie qu’elles réclament ?

↳ Les scientifiques du CNRS ont déjà un employeur : le CNRS. Pourquoi cela devrait-il évoluer dans les vingt ou trente années à venir ? Qu’y gagnerait-on ?  Si d’aventure dans le futur, une décision politique nous imposait de ne plus employer de chercheurs et de chercheuses, je rendrais mon tablier. Cette décision serait absolument contre-productive ; il faut tout de même rappeler quelques chiffres : sur l’ensemble du programme cadre H2020, plus de 50% des lauréats français de l’ERC ont comme institution-hôte le CNRS et près de 70% si on prend en compte l’ensemble des organismes de recherche. Qui peut envisager de se passer de ces talents reconnus internationalement et ainsi dégrader la performance française ? Les enseignants-chercheurs ne peuvent pas aujourd’hui avoir de tels résultats, non parce qu’ils sont intrinsèquement moins bons mais parce que leurs conditions de travail, en particulier la charge d’enseignement, ne leur permettent pas d’être compétitifs à l’ERC. La France n’est pas le seul pays au monde à disposer d’organismes de recherche ou de chercheurs permanents, c’est un contre-sens de le penser. En Allemagne, où sont implantés l’institut Max Planck, les Fraunhofer, les associations Leibniz ou Helmholtz, les débats ne sont pas monopolisés par d’éventuelles fusions ou transferts entre les uns et les autres. La France adore cela, depuis des années. Je considère que l’essentiel du temps consacré à ces sujets est du temps perdu, que nous aurions tout intérêt à consacrer à nos cœurs de métier. Réjouissons-nous plutôt de la réussite des fusions d’universités depuis une quinzaine d’années qui a permis de replacer la France au bon endroit sur l’échiquier international de l’ESR. Cette réussite est aussi due au CNRS, dont les chercheurs et chercheuses cosignent toutes leurs publications en mettant aussi l’université comme affiliation. Que veut-on de plus ?

Quand Emmanuel Macron évoque en janvier dernier le futur du CNRS comme celui d’une agence de moyens devant les présidents d’université, n’est-ce pas limpide ?

↳ Soyons précis, le Président a dit dans son discours pour les 50 ans de France Universités, sauf erreur de ma part, qu’il fallait renforcer la capacité de grands organismes de recherche à jouer un rôle d’agence de moyens, pour investir, porter des programmes de recherche ambitieux. Il n’est donc pas surprenant que le CNRS pilote ou co-pilote de surcroît aujourd’hui tous les PEPR exploratoires [les programmes et équipements prioritaires de recherche consacrés à la recherche fondamentale, NDLR]. Tous ! C’est un résultat remarquable qui illustre le place unique du CNRS. L’autonomie porte sur bien d’autres domaines, comme, le Président l’a aussi rappelé dans ce même discours, une « gouvernance renforcée » et, je crois aussi, la répartition interne des charges d’enseignement, la sélection des étudiants… En quoi les organismes de recherche sont-ils directement concernés ? Le CNRS est le premier partenaire des universités et continuera à l’être. Peut-être est-il bon de définir ce qu’est le CNRS : en premier aujourd’hui, l’employeur de 33 000 personnes, une masse salariale qui représente environ 85% de notre budget sur subvention de service public. Et ces 33 000 personnes font rayonner la recherche française à travers des highly cited researcher (HCR), des ERC, des prix internationaux, des publications dans les meilleures revues. Par ailleurs, le CNRS pilote ou co-pilote 90% des infrastructures de la feuille de route nationale. Nous sommes aussi une agence de programme et nous l’avons d’ailleurs toujours été, bien avant les PEPR, par exemple via nos groupements de recherche.

« Nous ne pouvons pas inventer des moyens que nous n’avons pas : ici comme en tout, ce n’est pas “open bar” »

Antoine Petit

Vous parlez d’attractivité mais est-ce vraiment le problème ? Le ratio de candidature par poste au CNRS ne cesse d’augmenter.

↳ Ce n’est pas un bon indicateur de la qualité des gens que nous pourrions embaucher : nous recherchons quelques candidats exceptionnels, pas une cinquantaine de moyens-bons. Je me bats y compris en interne pour rappeler que nous devons simplement viser à recruter les meilleurs, femmes et hommes. Nous ouvrons aujourd’hui 250 postes par an environ, la question n’est pas nécessairement d’en embaucher plus mais de permettre à ceux que nous accueillons d’exercer leur mission de recherche dans de bonnes conditions. Évidemment, je préférerais accueillir beaucoup plus de chercheurs et de chercheuses avec de plus grandes dotations à chaque poste mais il faut être responsable et connecté aux enjeux, aux urgences de notre société. La vraie question, je le rappelle, est : sommes-nous toujours attractif internationalement ? Pour moi, la réponse est oui mais veillons à le rester. Les communautés de recherche sont par définition plus mobiles et comparent les conditions de travail dans le monde entier.  Suisse, Allemagne, France… Ça fait plus de 80 ans que le CNRS travaille pour que les personnes qui y sont employées soient fiers d’y appartenir. 80% d’une tranche d’âge obtient son Baccalauréat puis par sélection successives, certains obtiennent un PhD, puis un post-doc, deux ou plus malheureusement… Rentrer au CNRS n’est pas une obligation, ni un droit, de nombreuses options de carrière sont possibles : des postes existent dans le privé, à l’université, dans l’administration où les docteurs font souvent défaut, d’ailleurs. La reconnaissance du doctorat, le plus haut diplôme académique, pour les plus hautes fonctions, voilà un autre enjeu collectif.

Que dire alors aux chercheurs qui réclament plus de bras dans les labos ?

↳ Nous ne pouvons pas inventer des moyens que nous n’avons pas. Et quand bien même nous tous et toutes dirigeants d’’organismes de recherche ou d’universités nous démenons en permanence pour nos budgets : ici comme en tout, ce n’est pas “open bar”. Il faut faire des choix parmi toutes les demandes : chercheurs, personnels de support, moyens matériels, doctorants…

Dans sa longue histoire, le CNRS a toujours connu un accroissement des budgets presque constant. Or aujourd’hui, rien de tel : ils sont très stables d’année en année. Ça ne vous inquiète pas ?

↳ Le problème majeur du CNRS aujourd’hui est que son glissement vieillesse technicité [GVT pour les intimes, NDLR] n’est pas compensé. Tous les ans notre masse salariale augmente de 25 millions d’euros ; nous avons perdu 3000 emplois entre 2010 et 2020, parce que notre budget ne faisait que suivre l’inflation. Dans le même temps, la part de masse salariale dans notre subvention de service public est passée de 80% à 85%. Une double peine, à mon sens. Nous sommes le seul pays au monde dont la DIRD est la même depuis 25 à 30 ans. C’est un choix fait par l’ensemble des gouvernements depuis 1995, même si la LPR va dans le bon sens. Pendant longtemps, le sujet de discorde était la compétition entre les grandes écoles et les universités, aujourd’hui certains — une petite minorité, heureusement — cherchent à déporter le débat sur les universités versus les organismes de recherche. On ne résoudra rien de cette manière. Le CNRS, opérateur de recherche et employeur, agence de programme et agence d’infrastructure est un pilier, un atout irremplaçable de la recherche française. Qui peut dire le contraire ?

« On est dans le fantasme du « c’était mieux avant », l’argent n’a jamais coulé à flot dans la recherche »

Antoine Petit

Passons au ressenti des chercheurs, notamment leur responsabilité sociale, comme l’analysait récemment Michel Dubois dans une étude sur les personnels CNRS [relire notre analyse sur le sujet]. Comment le CNRS peut-il être encore plus à l’écoute des demandes de la société à l’avenir ?

↳ Nous le faisons déjà, en recherche, en médiation des sciences… et dans tous les champs de la responsabilité sociétale de notre organisation. C’est inscrit dans notre contrat d’objectifs et de performance signé en 2020 où nous avions identifié six défis sociaux. Méfions-nous néanmoins de ne pas s’y consacrer totalement et de courir le risque de rater des découvertes importantes, l’équivalent de celle de l’ARN en 1961 par Jacques Monod et François Jacob [n’oublions pas François Gros, même s’il n’a pas eu le Nobel, NDLR]. La recherche doit être au service de la société mais la société elle-même ne connaît pas les besoins dans 30 ou 40 ans. J’en veux pour preuve le Prix Nobel d’Alain Aspect dont les travaux ont été soutenus par le CNRS, avec d’autres, alors que ce n’était pas un sujet à la mode et que certains même ne croyaient guère au possible succès.

L’explosion des appels à projets, en dirigeant la pensée, ne rend-elle pas ces travaux plus difficiles à réaliser qu’avant ?

↳ On est dans le fantasme du « c’était mieux avant », l’argent n’a jamais coulé à flot dans la recherche, les conditions ont toujours été négociées voire difficiles. Avoir créé une Agence nationale de la recherche suffisamment dotée pour que le taux d’acceptation à ses appels à projets ne soit pas trop bas et conforme aux standards internationaux, est une bonne chose. Il faut un équilibre pour que les budgets de base des universités et des organismes de recherche soient également suffisants. Je regrette qu’une partie de la communauté scientifique n’ait pas profité de ce moment qu’était la Loi Recherche, une première en 25 ans, pour se mobiliser en demandant encore plus plutôt qu’une hypothétique et idéologique « autre Loi ».

Projetons-nous encore une fois dans le futur : le CNRS devra-t-il toujours presque uniquement compter sur l’argent public pour fonctionner ?

↳ Il n’y a pas un pays au monde où la recherche fondamentale est financée avec des royalties ou des brevets. Obtenir des ressources propres et des financements auprès d’industriels est une bonne chose. Je considère que notre ratio au CNRS de 75/25 entre les financements publics et les ressources propres est bon. Les appels à projets doivent venir en appui d’une politique scientifique d’où l’intérêt de notre statut d’EPST, plus favorable sur ce point à celui des EPIC. Il nous faut simplement les moyens de la mettre en œuvre.

« Sur l’intégrité, le problème est souvent d’attribuer la paternité d’une idée et donc de trancher dans une “zone grise” »

Antoine Petit

La longue marche vers l’intégrité est entamée au CNRS, quel en est le bilan ?

↳ L’intégrité est un vrai sujet et c’est un socle que nous bâtissons depuis plusieurs années. La confiance que nous accorde la société est à ce prix. Être exempt de toute faute est évidemment impossible dès lors que l’on rassemble une communauté humaine. Les cas de manquements à l’intégrité existent mais d’après ceux que nous analysons depuis trois ans, il s’agit davantage de formes de plagiat que de triche avérée, comme de la manipulation de résultats. Ces derniers sont infinitésimaux.

Le système est-il suffisamment solide et transparent pour que les remontées se fassent ? Faut-il donner accès au “dossier d’instruction” ?

↳ Pour chaque cas traité, j’écris à l’accusateur et à l’accusé pour leur signifier les résultats de l’enquête et ses conclusions. Nous ne rendons pas systématiquement public les rapports, uniquement en cas de commission disciplinaire. Plus généralement, le problème est souvent d’attribuer la paternité d’une idée et donc de trancher dans cette “zone grise” : quand deux personnes travaillent autour du même tableau noir, la situation n’est jamais totalement déterministe. L’intégrité scientifique n’est donc pas binaire par nature. Le système fonctionne à mon sens plutôt bien : nous devons maintenant sensibiliser aux bonnes pratiques toutes les communautés pour qu’elles se les approprient. Certaines disciplines remontent beaucoup de cas, certaines peu : statistiquement, c’est en biologie santé médecine que nous en dénombrons le plus. En mathématiques, il y a une telle spécialisation que tout manquement semble difficile : quand il a résolu le théorème de Fermat, les collègues d’Andrew Wiles ont mis trois ans à vérifier ses travaux et personne d’autre que lui n’aurait de toute façon pu y arriver. Lors de la journée que nous organisons pour les nouveaux entrants tous les ans, des ateliers sont proposés sur ce sujet de l’intégrité scientifique. Nous devons mettre l’accent sur la prévention. Je ne connais pas beaucoup de métiers comportant autant de procédures et d’autocontrôle que la recherche. Quant à rendre publique toute la procédure d’enquête, je ne suis pas sûr qu’il faille jeter en pâture sur la place publique les accusateurs ou les accusés.

Vous n’avez pas peur d’une judiciarisation de ces cas, comme on l’a connu avec Didier Raoult ?

↳ Le risque existe. C’est pour cette raison que notre procédure interne doit être la plus solide possible. La justice devra trancher sur des éléments qui seront difficiles à apporter : de la même manière qu’il existe des cellules dans les organisations capables de détecter et signaler des violences sexistes ou sexuelles, nous serons peut-être amenés un jour à transmettre nos rapports d’intégrité à un juge. Dans certains cas de plagiats supposés, même la communauté internationale était divisée. Méfions-nous des Fouquier-Tinville de la science.

À lire aussi dans TheMetaNews

Élisabeth Bouchaud, la vie en deux actes

On accède au bureau d'Élisabeth Bouchaud, situé sous les toits d’un immeuble parisien, grâce à un de ces étroits escaliers en colimaçon. L’ambiance, ocre et rouge, y est méditerranéenne. Au rez-de-chaussée, la pièce du jour s'apprêtait à débuter ; l’ouvreuse appelle...