Comment les chercheurs, qu’ils soient économistes ou physiciens, doivent-ils intégrer les médias dans leur parcours académique ?
Quand j’ai commencé mes travaux académiques, j’ai pu faire quelques expériences à l’international, notamment à Oxford auprès de professeurs que j’écoutais également à la BBC, idem en Italie ou à Harvard, où les académiques avaient une parole publique écoutée. Une fois rentré en France, je me suis rendu compte du poids de la parole des énarques, notamment dans le cadre d’une mission au ministère des Affaires sociales, où j’ai été amené à développer une comparaison internationale des systèmes de protection sociale. Quand j’ai présenté mes travaux à un haut fonctionnaire dont je ne citerai pas le nom, la réponse était en substance : « On sait déjà ce qu’il se passe, dites-nous plutôt ce qu’il faut faire ». J’en ai ressenti une forme de mépris pour le savoir que je tentais d’apporter. La France marche de ce point de vue à l’inverse du reste du monde : le savant est censé, selon Max Weber, apporter la connaissance pour nourrir le débat public et le politique décider après un processus démocratique. Ma conclusion a été que je ne pouvais pas le convaincre en face à face parce que la conversation n’était pas académique. Le métier des politiques ou des experts n’est pas de raisonner à partir d’arguments scientifiques : difficile voire impossible d’imaginer les faire changer d’avis, on le voit sur d’autres questions, comme l’environnement. La légitimité scientifique est donc incontournable mais elle doit être doublée d’un intermédiaire indispensable : les médias.
« La crédibilité de mes travaux a été acquise également par une présence médiatique »
Les médias agissent-ils comme un relais de crédibilité pour les chercheurs ?
En somme, oui. Un politique sera toujours plus impressionné par une interview dans un média connu que par une publication dans une obscure revue académique. Être présent dans les médias envoie donc un message de “vérité” aux politiques, qui s’en trouvent convaincus. Ce travail de présence médiatique est conditionné au fait de ne pas aller “faire le buzz” mais d’avoir le temps — même trois minutes — de développer ne serait-ce qu’un argument. Le même haut fonctionnaire qui avait traité mes travaux par le mépris m’a d’ailleurs présenté quelques années après comme une “figure incontournable de la protection sociale”. Au-delà de l’agréable petite revanche personnelle, la crédibilité de mes travaux a été acquise également de cette manière, par une présence médiatique sur les enjeux de protection sociale… à condition de rester dans son champ, de présenter des arguments scientifiques. Certains collègues desservent pour moi la science en délivrant ce qui n’est que leur opinion à longueur de plateaux, sur de nombreux sujets qu’ils ne maîtrisent pas toujours.
Venir sur un plateau expliquer la réforme des retraites en plein débat parlementaire, est-ce de la médiation scientifique de crise ?
J’ai le sentiment que ce qui s’est passé est positif : le débat, malmené à l’Assemblée nationale, a finalement eu lieu dans les médias, grâce notamment à Michaël Zemmour et d’autres.
Rien d’évident pourtant : certains chercheurs évitent les médias précisément parce qu’ils ne permettent pas de parler de science…
On a parlé de “l’élite du welfare” [le welfare désigne les systèmes de protection sociale, NDLR], les hauts fonctionnaires qui forment les décisions politiques en matière de protection sociale monopolisent l’expertise sur ces questions, mais on pourrait parler également de l’enfermement des sciences sociales sur elles-mêmes. Des collègues ont pu se moquer de moi quand je prenais la parole à la télévision dans les années 2000 ; personne n’a envie de se retrouver dans un monde qui n’est pas le sien, sur les plateaux de télé. Michaël Zemmour y est allé pour faire de l’analyse, du décorticage de politique publique en mettant certaines choses en évidence, notamment que l’étude d’impact de cette loi a été particulièrement mal faite. La bonne nouvelle est qu’on peut intervenir dans les médias en conscience et uniquement sur la base des savoirs produits par soi ou d’autres. Depuis que Michaël Zemmour est apparu sur la scène médiatique et la “révélation” par Le Point qu’il avait appelé à voter Mélenchon, ce fait lui a été régulièrement rappelé par les journalistes qui l’interviewaient, alors que les mêmes ne rappellent pas à Philippe Aghion ou Jean Pisani-Ferry qu’ils avaient fait de même pour Emmanuel Macron.
« Chapeau à Michaël Zemmour d’avoir fait exploser ce plafond de verre »
Revenons à la réforme des retraites, domaine dont vous êtes spécialiste : à quel point a-t-elle été conçue “scientifiquement” ? En d’autres termes, a-t-elle associé des chercheurs ?
Le rapport du Conseil d’orientation des retraites a en partie fait appel aux sciences sociales, mais ceux qui tiennent le stylo ou produisent les données sont endogènes à l’État ; leurs données sont valides mais ne sont pas nourries de problématiques de recherche. Quand l’administration demande une expertise, elle le fait presque toujours dans un temps très court sans s’intéresser aux travaux académiques. Il n’y a qu’à voir la précipitation récente à vouloir financer des recherches et obtenir rapidement des résultats sur les coronavirus, domaines auparavant négligés par les financements publics. Pour revenir à la protection sociale, en Allemagne, des fondations privées proches des syndicats financent de la recherche et ces derniers utilisent leurs travaux pour se forger une vision de l’économie ou une position politique. Nous en sommes démunis en France : nous manquons cruellement de chercheurs sur le sujet des retraites. Dans les médias, quelques figures ont émergé, dont celle de Michaël Zemmour, Dominique Méda, d’autres plus anciens comme Anne-Marie Guillemard, Henri Sterdyniak ou moi-même… mais pourquoi y a-t-il si peu de recherche sur des sujets si importants ? Je vous rappelle que les dépenses sociales représentent 33% du PIB, retraites et santé confondues.
La France est-elle une exception ?
Au Royaume-Uni des chercheurs sont mobilisés dans les débats mais également pour “penser” les réformes, les analyser, les évaluer. Ce n’est pas le cas dans notre pays où les énarques et les hauts fonctionnaires exercent un quasi-monopole de l’expertise sur ces sujets de politique publique. Or ces personnes n’ont pas de bagage théorique, ne disposent pas de méthodes de comparaison scientifique… et quand comparaison il y a avec d’autres pays, elles sont souvent mal faites, on a pu le constater sur les âges de départ à la retraite. Cette “élite du welfare” truste l’évaluation des politiques publiques, le design des réformes et l’expertise. Chapeau à Michaël Zemmour d’avoir fait exploser ce plafond de verre, en travaillant sur les données de l’Insee, de Bercy, un réseau de collègues… et en sachant les présenter de manière simple, notamment sur Twitter. Il a prouvé qu’un chercheur pouvait apporter des informations indispensables à un débat de qualité.
« Sur la protection sociale, nous sommes en concurrence dans la production d’expertise entre chercheurs et professionnels non académiques »
On en revient au crédit de la parole des chercheurs…
La parole académique est centrale dans beaucoup de pays à la fois dans les politiques et sur les plateaux, notamment en science politique ou en économie. Il ne s’agit pas de faire du buzz mais de présenter des résultats de sciences sociales. C’est très différent en France, où la diversité des interlocuteurs est plus grande, avec en gros trois catégories : les énarques ou “technos” qui sont aussi des politiques. La deuxième catégorie regroupe les intellectuels, capables de disserter sur un peu tout, comme Alain Minc, et des gens proches de la recherche mais qui sont devenus des commentateurs, comme Pascal Perrineau. Enfin, il reste peu de place pour des chercheurs. Quand je vois à quel point les économistes ont su faire valoir leurs arguments de l’excellence scientifique auprès des politiques, je regrette beaucoup que les sociologues et les politistes n’aient pas toujours pu reproduire la même stratégie.
Pour quelle raison ? La faiblesse symbolique du doctorat en France ?
Le diplôme de doctorat est effectivement quasiment inutile sur le marché du travail français hors du monde académique mais les réponses que j’ai sont propres à mon domaine : pour devenir un professionnel de la protection sociale, l’université n’est pas la voie royale, les grands cadres sont formés à l’Ena, l’Ehesp ou l’EN3S. En somme, des endroits où des professionnels parlent à des professionnels, au contraire de l’Angleterre ou de l’Allemagne, où, pour travailler sur ces sujets, un passage par l’université est indispensable. En droit ou en médecine, c’est très différent : l’université y a une grande place. Sur la protection sociale, nous sommes en concurrence dans la production d’expertise entre chercheurs et professionnels non académiques. Un exemple : le haut fonctionnaire et président du COR Pierre-Louis Bras publie le “Que sais-je ?” sur l’Assurance maladie. Nous sommes enfermés dans le modèle français par manque de connaissances des autres systèmes et ne disposons que d’une description plate du nôtre par des gens qui sont à la fois juge et partie, puisqu’ils écrivent sur des politiques qu’ils ont mises en œuvre.
« Se poser des questions de recherche a pour préalable de s’éloigner de son objet : ces experts n’ont pas cette distance »
Peut-on être à la fois bon expert de ces sujets et bon chercheur ?
Se poser des questions de recherche a pour préalable de s’éloigner de son objet : ces experts n’ont pas cette distance, ils produisent des rapports qui finissent par être édités en manuel de cours et dispensés aux étudiants. La boucle est bouclée : se construit une élite du ”wellfare” de 30 à 40 personnes — Pierre Louis Bras, Bertrand Fragonard… —, qu’on retrouve dans les cabinets ministériels jusque sur les plateaux de télévision, pour peu qu’ils ne se sentent pas tenus par leur devoir de réserve. Ça crée une ambiance insider/outsider : soit on en est, soit on n’en est pas. De mon côté, je pense que si les chercheurs veulent pouvoir peser dans l’expertise publique en France, au moins dans le champ de la protection sociale, il faut qu’ils soient de bons techniciens, d’excellents chercheurs mais qu’ils disposent également d’une forme de reconnaissance médiatique.