Christine Musselin : « Les universités ne sont pas des lieux de formation de chômeurs »

Autonomie, image, stratégie… Christine Musselin (Sciences po / CNRS) est la référente sur l’analyse des relations entre les universités et le reste du monde.

— Le 26 juillet 2023

Le classement de Shanghai sera bientôt publié, sans qu’on s’attende à de grandes surprises. La réorganisation des universités françaises est-elle arrivée à son terme ?

La réorganisation des universités est une sorte de mouvement perpétuel en France, avec des phases d’accélération et de ralentissement. Quant à savoir si le classement de Shanghai fera ou non la Une des journaux je l’ignore… Un certain nombre de sites ont évolué de manière importante, sont aujourd’hui plus visibles dans ce classement, dont l’importance a toujours été plutôt modérée dans notre pays par rapport à d’autres [ce n’est pas l’avis de tous, NDLR] : je n’ai jamais entendu de grands cocoricos à ce sujet. Même si le recul de certains l’année dernière a paradoxalement été beaucoup commenté : quand on sait le peu d’indicateurs sur lesquels se base ce classement, il est évident que la variation d’un d’entre eux peut faire gagner ou perdre plusieurs places. Au sein des établissements, ces classements n’ont jamais fait beaucoup de bruit sauf encore chez certains, qui font partie de l’arrière-garde, qui claironnent leur classement… quand il est à leur avantage, bien sûr. L’enjeu pour les établissements — et pas seulement ceux qui figurent en bonne position à Shanghai — c’est aujourd’hui de se positionner et de définir leurs missions : cette étape, certains l’ont franchi comme l’Université de La Rochelle ou celle de Pau, mais beaucoup doivent encore se repositionner.

« Au foot, le seul objectif est de gagner le match et marquer des buts (…) les objectifs des universités sont multiples »

Vous évoquez là les COMP [contrat d’objectifs, de moyens et de performance, NDLR ], initiés par le ministère dont la première page demande notamment une « fiche d’identité » de l’établissement, est-ce une vraie nouveauté ?

Plus que d’identité, il s’agit de stratégie pour les dix ans à venir : quelles missions, quel positionnement ? Cela ne pourra pas se faire en une page avec les COMP, qui ne sont pas assez ambitieux dans la forme :  c’est d’ailleurs toute la différence entre un contrat — qui finance certains aspects d’un projet — et le projet en lui-même. Il n’y a que le projet qui compte, en réalité. Les universités doivent assumer un positionnement plus clair et tenir compte des évolutions récentes : certains établissements disposent de moyens que les autres n’ont pas. Ceux qui n’appartiennent pas aux Idex ou au i-Site doivent être accompagnés financièrement en respectant les objectifs nationaux… mais sans coller autant aux objectifs du ministère que les COMP actuels, qui les enferment beaucoup trop. Il s’agit d’une démarche finalement assez « top down » qui ne laisse pas assez de place à l’autonomie.

Pour la première fois depuis la naissance des universités, la création des Idex, i-Site, renforcé par le classement de Shanghai, n’a-t-elle pas créé une division 1 des établissements ? Ainsi qu’une D2 et une D3 par la même occasion…

Il ne faut pas le présenter ainsi même si, je vous l’accorde, c’est toujours ainsi qu’on le présente. Reprenons la métaphore du football : le seul objectif est de gagner le match et marquer des buts. Mais les objectifs des universités sont multiples : classer tout le monde à l’aune d’un même critère n’a donc pas de sens. Je vous accorde que beaucoup pense malheureusement de cette manière ; les universités de l’Ivy league aux Etats-Unis sont considérées comme les meilleures, les plus importantes, etc. La recherche est effectivement un critère très valorisé au niveau mondial, difficile de revenir sur cet état de fait. Elle est considérée comme génératrice d’innovation et donc croissance économique. Cette équation ne devrait toutefois pas empêcher de récompenser les autres missions de l’université même si l’enseignement requiert peut-être — j’insiste sur le “peut-être” — des qualités plus faciles à mobiliser que pour une bonne partie des activités de recherche. Revenons en France : le côté recherche a été valorisé par la création des Idex, des i-Site, par la LPR,  etc. Il serait temps de reconnaître à leur juste valeur les autres missions de l’université et redonner une place centrale à l’enseignement, notamment.

« La compétition a toujours existé mais la grande nouveauté est que les établissements sont aujourd’hui en compétition entre eux »

Valoriser la recherche, on sait faire, mais valoriser l’enseignement, comment procéder ?

Il y a un évident problème de moyens : le taux d’encadrement des étudiants en France est très inférieur à ce qu’on observe dans beaucoup de pays. Les différences sont également importantes entre établissements. Personnellement, je ne serai pas contre une augmentation des droits d’inscription à condition qu’elle soit modérée et pondérée par la situation financière de chacun et à la condition expresse que ces revenus soient utilisés pour améliorer les conditions d’accueil des étudiants. La tentative maladroite de mesurer l’insertion professionnelle des étudiants allait dans le bon sens : il faut montrer que les universités ne sont pas des lieux de formation de chômeurs. Cette image qui continue d’être véhiculée par les parents ou les médias est tout simplement fausse. Elle entretient un détournement vers le privé, dont on sait qu’il n’est pas toujours de grande qualité, surtout ces écoles qui se développent sur des bases étroitement professionnalisantes. Les métiers auxquels elles forment les étudiants existeront-ils encore dans dix ans ?

La compétition à laquelle sont soumises les universités ne les empêche-t-elle pas de parler d’une seule voix pour se défendre ?

La compétition a toujours existé entre chercheurs, entre laboratoires, entre étudiants, y compris pour les carrières. Dans certaines disciplines, aux siècles derniers, obtenir une place à Paris quand on faisait des humanités était le Graal. La stratification et la compétition ont donc toujours existé y compris par le biais d’appels à projet depuis les années 50, comme l’a récemment montré mon collègue Jérôme Aust [relire son interview, NDLR]. Cette compétition n’a donc rien de nouveau mais la grande nouveauté est que les établissements sont aujourd’hui en compétition entre eux, à travers des instruments comme les Idex et les i-Site. Que ce soit Guillaume Gellé ou Manuel Tunon de Lara, tous les dirigeants de France Universités [le lobby des présidents d’universités françaises, NDLR] ont la tâche très compliquée de représenter des établissements concurrents entre eux. Malgré cette difficulté, ils pourraient porter un discours de défense de l’Université beaucoup plus fort que ce qu’ils font aujourd’hui.

« Les universités et le CNRS ne peuvent pas vivre l’un sans l’autre »

Les universités souhaitent-elles réellement être autonomes, au sens où Harvard l’est ?

Je ne pense effectivement pas que ce type d’autonomie soit leur but, quand bien même tout le monde envie la réputation et les moyens d’Harvard. L’attachement à la mission de service public des universités est réel et le discours des présidents en reste empreint. Ils réclament dans l’ensemble moins de micromanagement, plus d’autonomie par rapport au ministère, même si les choses ont évolué depuis les années 80 ou 90, époque à laquelle il fallait l’autorisation du ministère pour ouvrir ou fermer un poste de professeur ou de maître de conférences. Il n’y a néanmoins pas de position partagée des établissements sur la question. Ceci étant dit, j’ai mené des enquêtes au sein de bonnes universités américaines privées « non for profit » et toutes avaient un sens du service public : à l’époque, elles n’auraient pas fermé un département de philosophie malgré le manque d’étudiants ou de doctorants. 

La liberté des uns s’arrêtant où commence celle des autres, quid des rapports avec les organismes de recherche, CNRS en tête ?

Il est certain qu’ils ne peuvent pas vivre l’un sans l’autre, les UMR en sont la preuve depuis les années 90. Cette osmose n’existe pas en Allemagne, entre les universités et les instituts Max Planck, par exemple, qui restent très séparés. 

« Le rapport Gillet (…) donne l’impression d’une politique scientifique imposée par le haut »

Emmanuel Macron plaidait en 2021 pour un CNRS transformé en « agence de moyens » au service des universités, aujourd’hui le rapport Gillet [relire notre analyse] veut des « agences de programme » pilotées par les organismes de recherche, le cours de l’histoire s’est-il renversé ?

Je ne sais pas comment interpréter ce rapport, très franchement. Plusieurs lectures sont possibles : j’ai initialement pensé que les universités y étaient maltraitées, en leur assignant un rôle de mise en œuvre. Les futures agences de programme sont censées les associer mais quand bien même, c’est à mon sens contraire à l’autonomie des universités, dont une des sources est l’établissement de leur politique scientifique et donc du profil des recrutements prioritaires, etc. Le CNRS et ses directions d’institut ont déjà aujourd’hui beaucoup de mal à reconnaître ce rôle dans le cadre des UMR, notamment. Je l’ai vécu aux premières loges en tant que vice-présidente de Sciences po. Ça peut paraître être de la « petite cuisine » mais dans ces moments-là, les orientations, les recrutements deviennent tangibles…  le rapport Gillet ne règle pas cela et donne l’impression d’une politique scientifique imposée par le haut. Voilà pour la première lecture. La seconde est plus « bottom-up », certes mais je n’arrive pas à saisir comment une agence de programmes peut fonctionner de manière ascendante. En mettant autour de la table des présidents d’université, qui ont quitté depuis un certain temps le monde de la recherche, on ne crée pas ce genre de dynamique. Tout l’enjeu est là : quelle liberté doit-on laisser aux établissements ? Sur ce point, le rapport Gillet ne dit rien et laisse toute liberté d’interprétation. Néanmoins, allouer des moyens aux maîtres de conférences en début de carrière est une excellente chose à mon sens tout comme simplifier la gestion des UMR : il y a trop de redondances entre les services offerts par les universités et ceux offerts par les organismes, qui se font parfois concurrence entre eux. Personne ne souhaite ce genre de compétition. 

La double lecture est-elle possible précisément pour que Sylvie Retailleau en tire les conclusions qu’elle entend ?

Elle doit être assaillie à l’heure où nous parlons par les présidents d’organismes de recherche qui se positionnent à la fois pour prendre en charge les fonctions d’agence de programme mais également pour en obtenir les financements. Voilà une deuxième question sans réponse pour le moment : où ira l’argent ? En obtenir pour la mise en place de ces programmes est une chose mais quid du financement des programmes eux-mêmes ? Rien n’indique qu’ils doivent revenir à l’organisme, là est toute la question. Des batailles doivent être en train de se jouer au niveau national sur ces points et les organismes de recherche sont mieux armés grâce au G5 [lobby regroupant le CEA, l’Inrae, Inria, l’Inserm et le CNRS, NDLR] que les universités pour ce faire, dont la position est me semble-t-il moins affirmée pour le moment. Tout dépend en qui le ministère placera sa confiance.

« Certains ont fortement investi au risque de créer des doublons avec les organismes de recherche : beaucoup d’énergie est dépensée pour rien »

Sylvie Retailleau était présidente de Paris Saclay et active au sein de France Universités. Si elle ne fait pas confiance aux universités, qui le fera ?

Faire des déclarations allant vers le renforcement de l’autonomie et les maintenir une fois nommée ministre sont deux choses différentes. Surtout quand toutes les parties prenantes en face de soi à la table des négociations. Nous verrons.

Peut-on faire de la simplification sans investir dans la simplification, comme le propose le ministère ?

C’est peut-être le meilleur moyen de simplifier sans rajouter des couches les unes sur les autres. Il y a quelques années, les universités ne disposaient pas ou peu de services capables d’accompagner les chercheurs dans le dépôt de projets, la gestion de la recherche ou la valorisation. Certains ont fortement investi au risque de créer des doublons avec les organismes de recherche : beaucoup d’énergie est dépensée pour rien et, du point de vue des chercheurs, on est renvoyé de l’un à l’autre. Mettre en concurrence organismes et universités est vraiment le pire : leur interdépendance doit produire de la solidarité. Le cas le plus drôle si il n’était pas si triste est le nombre d’ERC dont se targue le CNRS tous les ans sans citer les universités : qu’est-ce que cela coûte de préciser que les lauréats travaillent dans des UMR ? Je ne suis pas du tout opposée au CNRS, j’y appartiens moi-même et je défends l’existence des organismes de recherche. Les supprimer serait une erreur, mais à condition qu’ils travaillent avec les établissements et non contre eux en leur laissant établir leur propre politique scientifique. Elle doit être codéterminée au niveau local et non par des agences hauts perchées, censées avoir la science infuse et nous indiquer sur quoi travailler demain.

« Un budget ordinaire d’un côté [au ministère], un budget extraordinaire [France 2030], la situation n’est pas très saine »

La direction bicéphale de la recherche que nous constatons depuis la montée en puissance de France 2030 est-elle problématique ?

À mon sens, oui. Je ne vois pas dans ces conditions comment le ministère peut vraiment déployer une politique si les moyens restent au SGPI [opérateur des financements de France 2030, NDLR]. Il s’agit certainement un des seuls ministères à être dans cette situation de partage des pouvoirs et de stratégie. Un budget ordinaire d’un côté, un budget extraordinaire de l’autre sur lequel le ministère n’a son mot à dire que de manière indirecte en usant de son influence n’est pas une situation très saine. La proposition du rapport Gillet de redéployer 20% des sommes du SGPI va dans le bon sens, à condition de ne pas les affecter qu’à la recherche : on ne peut pas demander aux universités de former les jeunes de demain sans leur donner les moyens de le faire. Il n’en a jamais été question récemment, ni dans la LPR, ni dans le rapport Gillet, or, cela devrait être la priorité.

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